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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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IV. — Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire ; surprise de l’État.

Quelques instants de conversation avec le maréchal de Mac-Mahon allaient bientôt convaincre le prélat que Dieu et la France du second Empire ne parlaient point la même langue. Dieu disait à l’Église : Allez, enseignez toutes les nations. — Hormis les musulmans, corrigeait la France officielle. Lavigerie n’admettait pas cette exception.

« Je ne comprends pas, maréchal, avait tout d’abord dit l’Empereur à Mac-Mahon, pourquoi vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne ferez pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence et de mesure. J’ai déjà eu à m’en plaindre comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent pour un pays musulman, où les questions religieuses doivent être traitées avec un tact infini[103]. » Mac-Mahon regrettait fort, après sa première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé outre aux prévisions de son souverain ; et sans déguiser sa volte-face, le maréchal, noblement soucieux d’éviter toutes divergences futures, se hâtait de suggérer à l’Empereur, bien pacifiquement, qu’on pourrait transporter le prélat, tout de suite, sur quelque autre siège. Promoveatur ut amoveatur ! Le cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé ; Lavigerie, devenant son coadjuteur, aurait peu de temps à attendre pour être primat des Gaules. Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège de Lyon. « Ce serait une honte, répondit le prélat ; il dépendait de Votre Majesté de me nommer ou de ne pas me nommer au siège d’Alger ; mais puisque j’y suis nommé, je veux et je dois y aller[104]. »

[103] Du Barail, Souvenirs, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896). Sur le conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera, dans l’Univers du 28 octobre 1896, un article très documenté de M. Geoffroy de Grandmaison.

[104] Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie fit accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme successeur à Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, et plus tard cardinal. « Pour l’aptitude, l’intelligence et la vertu, j’en réponds comme de moi-même », dit Lavigerie à l’Empereur. Nous devons ce détail à l’obligeance de M. Pierre Jouvenet, neveu du cardinal Foulon.

« Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret, qu’il ferait plus doux vivre à Lyon, mais il fera certainement moins dur mourir à Alger, même et surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup à souffrir. »

Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis, beaucoup ne la comprirent pas. Préférer à la prochaine primatie des Gaules, garante d’une pourpre rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre, faire trop peu de cas, vraiment, des sourires de l’Empereur et de la destinée. Mais Alger, pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir, avec une pleine liberté de gestes, avec une ample aisance de mouvements, un champ où son rêve enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie ; il n’admettait pas qu’après l’avoir fiancé à cette lointaine église, Mac-Mahon et l’Empereur lui proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX l’encourageait ; de la Sorbonne, Mgr Maret lui écrivait : « L’absence de toute tentative pour christianiser l’Algérie, depuis l’époque déjà bien longue où nous sommes les maîtres, est une véritable honte pour la France. Or, je connais personnellement tous les évêques de France, il n’y en a aucun, en dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par une initiative efficace ce triste état de choses[105]. » Lavigerie se sentait des ailes en lisant de semblables lignes ; il les acceptait, non comme un hommage à sa valeur, mais comme une intimation de son devoir. « Je vous quitte, disait-il à ses diocésains de Nancy, pour porter, si je le puis, mon concours à la grande œuvre de civilisation chrétienne qui doit faire surgir, des désordres et des ténèbres d’une antique barbarie, une France nouvelle. »

[105] Texte de la lettre de Maret dans Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 269.

La France nouvelle : c’était le titre que trois mois plus tard Prévost-Paradol allait donner à son livre, dont les dernières pages prophétisaient l’avenir algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa transformation en archevêché, mais d’autre part, cet archidiocèse était comme démembré par la création de deux nouveaux diocèses : Oran et Constantine[106]. Ces amputations plaisaient peu à Lavigerie, parce que, « pour opérer, pour manœuvrer à l’aise, comme écrivait son ami Bourret, il lui fallait un grand chantier, une vaste terre ». Mais il se soumit, sans chicaner : c’était bon pour des évêques continentaux de lutter pied à pied, le cas échéant, pour qu’on respectât la superficie traditionnelle de leurs diocèses ; son diocèse, lui, il le construira de ses propres mains ; ce sera Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région des Grands Lacs. Immense diocèse, qui visera à faire du Sahara une enclave, diocèse toujours en marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur l’Afrique fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au jour le jour, en reculera les bornes, et dans ces dicastères des congrégations romaines où l’on conserve le cadastre de tous les diocèses du monde, on n’aura qu’à ratifier, en les scellant du sceau du pêcheur, les tracés signés Lavigerie.

[106] Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir Ribolet, op. cit., p. 196 et 422-427.

L’archidiocèse que la France lui donnait, — cette étroite bande de terre qu’est l’Afrique du Nord, — offre au géologue l’aspect d’une région méditerranéenne. « Les montagnes qui l’accidentent, a-t-on pu dire, sont le prolongement immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des chaînes espagnoles. » Et l’on a conclu, très nettement, qu’elle n’a pas grand’chose de commun avec l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au continent noir[107]. Mais pourquoi les conceptions des apôtres se laisseraient-elles asservir aux constatations de la géographie ? Tourner le dos, voilà un mot qui n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un Credo que les fils de Cham attendent, et, par la porte qu’ouvre l’Algérie, ce Credo peut passer : c’est là ce qui frappe un Lavigerie, ce qui frappe un Père de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur lequel se posent leurs pieds est encore en quelque sorte un morceau d’Europe, et que la composition même de ce sol les inviterait à regarder vers Marseille plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation plutôt que vers les profondeurs du monde noir ; ils vous répondraient qu’ils interrogent les géographes, non point sur la préhistoire d’un coin de terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent une amorce et qui, toujours plus avant, toujours plus loin, s’ouvrent à leur marche aventureuse, devancière de celle du Christ.

[107] Fribourg, l’Afrique latine, p. 12 (Paris, Plon, 1922). « Il y a bien plus de différence, confirme M. de Peyerimhoff, entre la Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France et le nord de l’Afrique. » (Enquête sur la colonisation officielle, p. 8.)

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