Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
III. — Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée.
Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs, aucune recrue ne s’était présentée depuis la guerre ; mais chez ce qui restait des Pères Blancs, il y avait un missionnaire qui voulait que la société vécût, parce qu’il estimait que « le bien qu’on y pouvait accomplir, et qu’on touchait du doigt, était tel qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des meilleures paroisses » : c’était le P. Charmetant, tout fier d’avoir vu revenir à Maison Carrée, fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur cent vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre 1871, jour de la fête de Notre-Dame-de-la-Merci, rédemptrice des esclaves, un appel de Lavigerie redemandait aux séminaires de la métropole de futurs Pères Blancs ; Charmetant faisait un tour de France pour commenter l’appel ; on informait la charité française que huit cents francs par an pourvoyaient à l’entretien d’un novice missionnaire ; et bientôt trois prêtres, trois diacres, deux sous-diacres, se présentaient[162]. Ce qui les attirait, c’était le tableau même que leur avait tracé Lavigerie, le tableau d’une « mission pauvre, pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au monde » ; et la perspective de « privations de toutes sortes, et peut-être, dans les commencements surtout, du martyre ». Du côté du gouvernement général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon, il n’y avait plus de tiraillements à craindre. « Il y en a qui vous combattent, disait l’amiral aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En cherchant à rapprocher les indigènes de vous par l’instruction et la charité, vous faites l’œuvre de la France. La France ne fait plus assez d’hommes pour peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant nos deux millions de Berbères ; mettez-y toujours la même prudence, et alors comptez sur moi. »
[162] Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir le livre intitulé : La Société des missionnaires d’Afrique, p. 16-25 (Paris, Letouzey, 1924).
« J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à Lavigerie, à protéger les missions catholiques sur toutes les mers du globe. Je ne puis admettre qu’elles soient persécutées sur une terre française. Il faut beaucoup de réserve, beaucoup de tact, agir par des bienfaits et non par des discours ; mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu par nous à la civilisation chrétienne est enfin venu[163]. »
[163] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 260.
L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi, avait survécu aux orages. Elles s’essayaient dans l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à soigner les vers à soie ; puis pauvrement, sur le pont d’un vaisseau, mêlées aux passagers les plus besogneux, elles faisaient la traversée de la Méditerranée ; et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba, « à la fois solitude et paradis », disait Lavigerie, elles devaient s’astreindre, chaque jour, à creuser de leurs propres mains les fosses pour les pieds de vigne, sous les regards de la population enfantine que leur exemple même formait au travail.
Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires, Lavigerie dessinait un âpre idéal : il voulait les amener à s’identifier, par le dénuement, par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres d’entre les Arabes, aux plus asservies d’entre les femmes. « Pauvres créatures, disait-il des femmes arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont faibles, c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord destiné. La conversion des Arabes commencera par les femmes, et ces femmes seront à la fois les plus puissantes missionnaires et la première conquête de l’Évangile. » Il voulait que ces nonnes transplantées de France, ces nonnes dont il faisait d’abord des vigneronnes, annonçassent un jour à l’Afrique féminine tout ce que jette de lumières, sur la dignité de la femme, l’impérieux message chrétien[164].
[164] Sur la triste situation que font à la femme les mœurs kabyles, voir Jean Bardoux, Revue hebdomadaire, 23 mai 1925, p. 414-419.
Se tournant vers la France, il demandait, enfin, des colons. Cinq cent mille hectares de terres cultivables étaient devenus disponibles en Kabylie ; il avait obtenu que cent mille hectares fussent réservés par une loi aux immigrés d’Alsace et de Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il les appelait, il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie leur ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait tout pour eux. Ainsi jetait-il un pont par-dessus la Méditerranée entre ces populations qui, pour quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et cette terre d’Algérie dont Prévost-Paradol avait dit quatre ans plus tôt : « Elle doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines[165] » ; et l’on constatait, trente ans plus tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf cent six familles alsaciennes s’étaient acclimatées en Algérie[166].
[165] Prévost-Paradol, La France nouvelle, p. 418 (Paris, Lévy, 1868).
[166] Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession, 519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie, 277 seulement avaient disparu. (La Colonisation en Algérie, 1830-1921, publication du gouvernement général de l’Algérie, p. 26.)
La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier promontoire jeté en pleine mer par la chrétienté algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut, chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque d’Alger, une absoute solennelle, en plein air, était donnée par le clergé devant les flots de la Méditerranée, « tombe immense, disait Lavigerie, qui recouvre, comme d’un drap mortuaire, les ossements de tant de chrétiens » ; l’absoute planait sur toutes les vies humaines qui au cours des siècles avaient trouvé là leur sépulture ; et cette solennelle prière hebdomadaire était comme un lien liturgique entre les deux Frances, la France continentale qui avait tour à tour expédié là-bas des religieux, des soldats, des colons, et la France d’outre-mer qui les avait accueillis ou qui avait eu à déplorer que la traversée leur eût été fatale. Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie y faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur ; et il y bénissait le mariage de deux couples indigènes, orphelins de la famine de 1867. Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le pouvait, il pleurait, regardant avec émotion ces enfants d’Islam qui se mariaient sous la discipline du Christ.