Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
VI. — Les dernières épreuves : A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal.
Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies de son âme de missionnaire. Les Pères Blancs de Jérusalem, à cette même date, lui en ménageaient une autre, en lui annonçant que l’un des premiers élèves de Sainte-Anne venait d’être ordonné prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en terre palestinienne, la formation par les Pères Blancs d’un clergé indigène destiné aux Églises de l’Orient. Lavigerie avait encore deux années à vivre, deux années de douleur. Les souffrances physiques qui depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes à certaines heures qu’à plusieurs reprises, déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction, achevaient lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces ; mais accoutumé comme il l’était, en ses méditations quasi quotidiennes, à aller au-devant de la mort, l’approche de cette mort, venant elle-même à sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme. D’autres douleurs l’obsédaient, l’accablaient.
Quelques semaines après avoir dit, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait plus en France, il lui fallut, d’accord avec Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même son heure, et son cadre, et la forme d’éloquence dont ses lèvres allaient revêtir la pensée pontificale : ce fut par un toast, prononcé devant l’escadre, devant les hautes personnalités du gouvernement algérien, que Lavigerie, solennellement, délia l’Église de France de toute attache avec les anciens partis et orienta dans les voies nouvelles les méthodes de défense religieuse. Malmusi, consul général d’Italie, avait dit en 1885 à son collègue allemand Julius Eckardt[266] : « Le cardinal, malgré de violentes collisions épisodiques avec le gouvernement athée de Paris, travaille avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier Léon XIII avec le régime républicain. » Cinq ans s’étaient écoulés, et Lavigerie, sur le désir de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique qu’il avait, semble-t-il, contribué lui-même à préparer. Des polémiques se déchaînèrent. D’aucuns virent un contraste entre ce cri de « ralliement » et le message que seize ans plus tôt il adressait au comte de Chambord pour lui conseiller un coup d’État : on exhuma ce vieux document, pour assourdir les échos de la Marseillaise, jouée par ses Pères Blancs. D’autres l’accusèrent de capituler devant une législation antireligieuse contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses mandements. Il laissait dire, sans rien regretter : Français et missionnaire de la France, il lui paraissait qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait les intérêts de la plus grande France, en même temps que la pensée de Léon XIII. « L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache qu’à un seul cadavre, à celui qui s’est lui-même attaché sur la croix[267] ! »… Lavigerie pensait de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour où il avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait jamais voulu entrer dans les divisions et dans les passions des partis[268] » ; lui qui se sentait « le serviteur d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer dans un tombeau ». « Son esprit, dira devant son cercueil M. Jules Cambon, était de ceux qui regardent où ils vont et non d’où ils viennent ; c’est ainsi qu’il était venu à la République[269]. »
[266] Eckardt, Lebenserinnerungen, II, p. 178.
[267] Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton Fullerton dans son livre : les Grands Problèmes de la politique mondiale, p. 106 (Paris, Chapelot, 1915).
[268] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 535. Le livre essentiel sur ces événements est celui de M. l’abbé Tournier : le Cardinal Lavigerie et son action politique (Paris, Perrin, 1913). Voir aussi Mgr Baunard, Léon XIII et le toast d’Alger (Paris, De Gigord, 1913), et Mahieu, Vie de Mgr Baunard, p. 418-422 (Paris, Gigord, 1924).
[269] Cambon, le Gouvernement général de l’Algérie, p. 395-396.
C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations ne s’accomplissent qu’au prix de beaucoup de souffrances ; une fois de plus, cette loi se vérifiait. Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens des œuvres missionnaires ; on calcula qu’en six mois, le mécontentement produit par le toast d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur budget d’apostolat et de rédemption ; il semblait qu’un certain nombre de catholiques de France voulussent punir le cardinal par une grève de la charité.
L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative réponse, aussi nocive aux intérêts de l’Église qu’aux intérêts de la France. Car, à ce moment même, la Compagnie impériale de l’Est Africain, soutenue par l’Angleterre, ne visait à rien de moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le protectorat anglais, un État protestant. « Nous te prions, notre seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres catholiques de là-bas, et nous prions tous les grands chefs de la religion d’avoir pitié de nous. Envoie-nous des Européens qui soient bons, et ne nous imposent pas la religion du mensonge… Quant à nous, nous défendrons notre religion par la force, si les officiers européens continuent à anéantir ici le parti de Jésus-Christ. » Cela devait finir là-bas par de tragiques mêlées entre les ouailles des Pères Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise ; les catholiques furent mitraillés, leurs maisons incendiées, et Lavigerie, recevant en avril 1892 les lugubres nouvelles, pouvait se demander s’il existait encore quelque mission de l’Ouganda[270]. Il adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre une protestation qui était un gémissement.
[270] Leblond, le Père Auguste Achte, p. 153-182 et 207-208 (Paris, Procure des missionnaires d’Afrique, 1913). — Jules Leclercq, Bulletin de la Société belge d’études coloniales, juillet-août 1923. — Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 247-251, 308-345, 433-456.
Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse de son regard paternel, une autre œuvre naissait, celle des Frères Pionniers, demi-soldats et demi-moines, dont les postes, s’échelonnant à travers le Sahara, devaient, dans la pensée de Lavigerie, faire la police du Christ, offrir un asile aux esclaves fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et, tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général Philebert, qui fut l’un des premiers, parmi nos chefs militaires à tenter de se mesurer avec l’immensité du Sahara, avait dit en termes formels : « Le mieux serait d’accepter l’aide et le concours des missionnaires d’Alger. Quelques Pères Blancs amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour duquel se constituerait beaucoup plus vite une colonie, telle que nous la désirons[271]. » Lavigerie s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers, pour l’accomplissement et le perfectionnement d’un tel dessein. Ouargla, depuis le printemps de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers ; et dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps de 1892, Jules Ferry et M. Jules Cambon, il était question d’employer ces Frères armés pour une expédition au Touat. Mais des difficultés diplomatiques survinrent : le Maroc s’inquiétait ; les sphères militaires se montraient soupçonneuses ; les diplomaties européennes posaient des questions alarmées : qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé par un prêtre de France ? dans quelle mesure engageait-il la responsabilité de la France ? D’aucuns insinuaient, à Paris, que le cardinal avait déjà 1 500 hommes sous les armes, à Biskra, pour une guerre contre l’Islam. Ces 1 500 hommes n’étaient encore que vingt ! Le cardinal fut officiellement informé que la France renonçait à l’expédition du Touat et à l’emploi des Frères Pionniers, et même à les aider : ce Sahara, qui, en 1878, s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs, se fermait aujourd’hui devant ses Frères Pionniers. « En les fondant, disait-il le 15 novembre 1892, j’avais compté sur la politique coloniale ; aujourd’hui tout s’écroule. » Et de sa chambre de malade, il donnait l’ordre de ne plus accepter de nouveaux engagements et de rendre toute liberté aux Frères antérieurement enrôlés. Cet Amen d’assentiment, qui faisait accueil à la plus profonde des déceptions, se confondit presque avec ses premières paroles d’agonie.
[271] Général Philebert, Création de postes sur la route du Soudan, p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie pour l’œuvre des Frères du Sahara est publié au Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 1-17 ; le premier projet s’en trouve dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même Bulletin, 1890, p. 41-67).
Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée s’en allait vers le congrès eucharistique qui se préparait à Jérusalem, vers l’idéal d’union des Églises dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait de trente ans : n’était-ce pas lui qui, en 1861, avait le premier promené, dans une Syrie ravagée, la foi de Rome et la charité de la France ? Il donna mille francs aux organisateurs de ce Congrès : l’Orient chrétien, où son génie apostolique avait autrefois fait ses premières armes, obtenait ainsi la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre : le 25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait dit : « Je ne veux plus un seul jour de repos », entrait dans le repos de la mort.
On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on y lisait : « Je t’avais tout sacrifié, ô chère Afrique, lorsque, poussé par une force intérieure qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à ton service. Depuis, que de traverses, que de peines ! Je ne les rappelle que pour pardonner, et pour exprimer encore une fois mon indicible espérance de voir la portion de ce grand continent qui a connu autrefois la religion chrétienne revenir pleinement à la lumière, et celle qui est restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort. C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une vie d’homme pour une semblable entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre chose pour toi que souffrir, et par mes souffrances, te préparer des apôtres. »