Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
VI
Peu de temps après la publication du livre de Veuillot, Mgr Dupuch, découragé par l’ingratitude des circonstances et par le poids de ses dettes, finissait par démissionner. Dans la lettre de démission qu’il adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré de tristesse[77]. Sans ambages, il confiait au pape :
[77] Texte de la lettre de démission dans Dupuch, op. cit., IV, p. 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent cette démission, voir Marty, Correspondant, septembre, 1861, p. 65-75.
« Partout où la religion catholique se trouve comparée aux sectes qui s’en sont séparées, ou même à d’autres cultes, sa condition est habituellement la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions de le faire remarquer au pape, à qui je serais coupable de ne pas signaler cette affligeante et fatale tendance[78]. »
[78] Dupuch, op. cit., IV, p. 453.
Les mêmes obstacles se dressaient devant son successeur, Mgr Pavy. « Il nous est impossible, disait-il en son mandement de prise de possession, de croire et de nous taire ; impossible de tenir enchaîné le verbe de Dieu ; impossible de ne pas appeler sur tout homme venant en ce monde la lumière du Dieu vivant ; de laisser périr de sang-froid les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est mort[79] » ; et des lettres pastorales ultérieures insistaient auprès de son clergé pour qu’il « ne négligeât rien de ce qui pouvait déterminer de véritables conversions parmi les Arabes[80]. » Mais les statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui prescrivaient aux prêtres la « mission des indigènes » et la sollicitude pour les enfants musulmans, étaient destinés à demeurer lettre morte. Autour de Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans plusieurs paroisses et dans les deux orphelinats agricoles du P. Brumauld : « Les Arabes, leur écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le grand objet de notre mission en Afrique » ; et il leur conseillait de faire comme avait fait jadis, aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller vivre au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes, pour les amener à la religion. Le P. Brumauld songeait à former, dans son orphelinat de Ben-Aknour, des missionnaires parlant l’arabe. Il faut consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne répondit pas[81]. Le lazariste Girard, qui dirigeait le séminaire de Kouba, fut un jour menacé de gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger, recueilli quelques petits Arabes[82] ; et malgré la démarche de l’évêque près du général Pélissier, alors gouverneur intérimaire, les enfants durent être rendus à leurs familles.
[79] Mgr Pavy, Œuvres, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858).
[80] Godard, préface des OEuvres de Mgr Pavy, I, p. XLVIII.
[81] Burnichon, op. cit., III, p. 311 et suiv. — Louis de Baudicour, La Guerre et le gouvernement de l’Algérie, p. 593-596 (Paris, Sagnier et Bray, 1853).
[82] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 179 (Paris, Poussielgue, 1884). — Ribolet, Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église d’Afrique sous l’administration de Mgr Pavy, p. 35-39 (Alger, Jourdan, 1902).
Une consigne d’État commandait qu’on laissât les indigènes « parqués dans leur Coran », sans jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat parut incompatible avec l’idée de tolérance. « Il y a là, dira Lavigerie, une honte pour la nation française. »
On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période, la France apôtre eut les mains liées. Nul esprit de secte, d’ailleurs, chez ces militaires que l’on verra, durant les premières années de l’épiscopat de Lavigerie, redouter et suspecter ses premiers efforts de contact avec l’Islam ; ce qui les obsédait, c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne provoquât parmi les populations musulmanes des incidents, qui s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever des conflits sanglants ; et sous l’impression de cette crainte, il leur déplaisait de trouver, chez les messagers du Christ, un esprit d’aventure qui pouvait susciter des complications politiques. Par ailleurs, cette France colonisatrice à laquelle ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas des destinées beaucoup plus brillantes que celles de la France missionnaire. Elle avait commencé de prendre quelque essor, dans les dernières années du gouvernement de Bugeaud et pendant la première moitié du second Empire ; mais lorsque prévalut, en 1865, par la volonté formelle de Napoléon III, l’idée d’un royaume arabe, qui serait séparé, par une sorte de cloison étanche, du petit groupe des colons, les maximes administratives nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration, les concessions de terres ne furent plus accordées qu’à des sociétés de capitalistes, et la colonisation libre, réduite à ses propres ressources, s’arrêta, végéta[83].
[83] La Colonisation en Algérie (1830-1921), p. 26 (Alger, Pfister, 1922). — Cambon, Le Gouvernement général de l’Algérie, p. 130 et 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on pourra lire dans les Lettres sur la politique coloniale, de Yves Guyot, p. 31-41 (Paris, Reinwald) : « Si on voulait représenter dans une allégorie le prix de revient en hommes des 25 000 colons installés en Algérie et y vivant avec leurs propres ressources, chacun d’eux serait assis sur quatre cadavres et gardé par deux soldats ».
Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie y porta, avec son ascendant d’archevêque, cette idée de peuplement et cette idée d’évangélisation qu’avait esquissées, déjà, la plume de Louis Veuillot, et lorsqu’il voulut, en chef d’Église, traduire ces idées en réalisations.
Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, agriculteurs, savants, dont avait rêvé Louis Veuillot, ce furent les Pères Blancs du cardinal Lavigerie ; ces villages agricoles et défensifs qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages d’Alsaciens, ce furent les villages d’Arabes chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés par Lavigerie.
Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans l’Univers :
La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle famille religieuse, destinée à l’évangélisation de l’immense désert africain, sont des événements historiques de premier ordre. Il y a quelques années encore, ils n’étaient rêvés que dans un très lointain avenir par la foi la plus hardie et la plus croyante à l’impossible… A cette heure, on peut dire que le nouveau monde africain est déjà vivant dans son berceau, que le baptême a commencé d’y descendre… La famine qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe des villages arabes chrétiens, de la fondation des missionnaires et de l’évangélisation de toute l’Afrique. Ce coup de foudre a creusé ce puits de bénédiction, dont les eaux vivifieront tous les déserts.
Et Veuillot pronostiquait :
Des missionnaires apporteront à toute une race l’Évangile et la liberté attendus deux mille ans. A présent, il est permis d’espérer que le siècle ne s’achèvera pas sans qu’une église catholique s’élève à Tombouctou et encore ailleurs. Il y aura des églises, un clergé, des écoles, des hôpitaux, des hommes libres, une industrie, un monde. De là ne venaient vivants que des esclaves, de là partiront des missionnaires[84].
[84] « Veuillot, Derniers Mélanges, III, p. 61-64 (Paris, Lethielleux, 1908).
Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir l’archevêque d’Alger, — cet archevêque qu’on ne considérait autrefois que comme l’aumônier en chef d’un noyau de colons, — travailler à mettre l’empreinte de notre spiritualité religieuse sur la civilisation de l’Afrique du Nord et représenter, vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais en marche, bien que jusque-là on l’eût condamnée à piétiner, la France catholique. Mais Veuillot disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux, et surtout ces hommes libres, esclaves de la veille, qu’avait entrevus son imagination complice de sa foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre de haute portée qu’allait accomplir peu à peu l’initiative privée de la France en terre tunisienne, à la faveur d’un climat salubre, et sans se heurter, comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété collective. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer des héritiers et des réalisateurs de son rêve dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture de l’Afrique du Nord par le développement de la production fourragère et par l’utilisation des eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre de tous les obstacles, le peuplement français de cette France d’outre-mer[85]. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer en Lavigerie, soit le tribun de l’antiesclavagisme et le libérateur de l’Afrique noire, soit le précurseur de la colonisation française en Tunisie.
[85] Voir le livre de M. Jules Saurin : Vingt-cinq ans de colonisation nord-africaine (Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1925).
La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se déroule comme une page de notre histoire religieuse, comme une page de notre histoire nationale ; page toujours émouvante, et quelquefois piquante, presque paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal réaliser avec l’aide épisodique du gouvernement de la République, ces idées de colonisation, ces idées d’apostolat, qui, sous la timide et rétive monarchie de Juillet, étaient comme tombées dans le désert lorsque Veuillot les avait émises. Et ce qui résulte de cette confrontation entre le livre de Veuillot et la vie de Lavigerie, c’est que la maturité de notre œuvre algérienne, comme, deux siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne, fut aidée, dans quelque mesure, par notre souci séculaire de porter toujours plus loin le règne de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise : Gesta Dei per Francos, fut tout d’abord l’instigatrice avant d’en devenir le résumé.
P.-S. — Nous sommes très redevables au recueil de documents publié en deux volumes par Mgr Grussenmeyer : Vingt-cinq années d’épiscopat : documents biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie (Alger, Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard : Le Cardinal Lavigerie (2 volumes, Paris, Poussielgue, 1896), qui demeure encore, au bout de trente ans, une source très riche d’informations ; et nous aurons l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de l’activité tunisienne de Lavigerie et des campagnes antiesclavagistes, d’exploiter de précieux documents que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien du rôle politique du cardinal, et dont il fera prochainement l’objet d’une publication ; que M. l’abbé Tournier veuille bien trouver ici l’expression de nos plus vifs remerciements. Nous remercions aussi M. le commandant Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle il a mis à notre disposition les papiers laissés par le général Hanoteau, l’éminent spécialiste des questions kabyles ; le R. P. Federlin, des Pères Blancs, pour la gracieuse communication de la photographie du cardinal en vêtements liturgiques ; et M. l’abbé Mourret, directeur au Séminaire de Saint-Sulpice, pour la copie de certains passages du Journal inédit de M. Icard.