Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
UN GRAND MISSIONNAIRE
LE CARDINAL LAVIGERIE
INTRODUCTION
LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE
Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat de l’Afrique du Nord, c’étaient là deux idées assez neuves au moment où la voix de Lavigerie, débarquant en Algérie en 1867 comme archevêque, commença de s’élever pour lancer des appels aux colons, des appels aux apôtres.
I
La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans l’héritage de la dynastie déchue, ce cadeau suprême fait par Charles X à la France, l’Algérie, s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement embarrassée[1]. Rares, à cette date, étaient les hommes politiques qui comprenaient, à l’exemple d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné, qu’il fallait abandonner la théorie du « pacte colonial » et considérer les colonies comme un prolongement de la patrie.
[1] René Valet, L’Afrique du Nord devant le Parlement au dix-neuvième siècle, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923).
Il y eut toujours en France des docteurs de vie sédentaire. Nous les avons vus naguère, aux seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos premières tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes, leurs suspicions défiantes[2]. Au dix-huitième siècle, ils n’avaient nullement désarmé, et leur opposition à l’idée « d’une plus grande France » était devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait désormais sur des arguments plus économiques que littéraires. « Il faut que les hommes restent où ils sont », professait Montesquieu[3]. « Je croirai avoir rendu service à ma patrie, insistait Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche un seul homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver un arpent de terre de plus dans quelque lande abandonnée[4]. » Deux ans avant la révolution de Juillet, le Cours complet d’économie politique pratique de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup d’esprits comme un programme irrévocable, comme le dernier mot de la science des nations, proclamait que la prospérité des États de l’Europe est ailleurs que dans les souverainetés qu’ils exercent au loin ; qu’elle est dans les admirables développements de leur industrie[5]. Telle était la doctrine triomphante, la doctrine à la mode, au moment où Louis-Philippe prenait le trône.
[2] Voir notre livre : les Origines religieuses du Canada (Paris, Grasset, 1924).
[3] Lettres persanes, lettre 122. René Valet, op. cit., p. 21. Cf. Léon Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, p. 296-297 (Paris, Plon, 1891).
[4] Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la nature et sur les hommes, par un officier du roi, I, p. V (Amsterdam, 1773). — Deschamps, op. cit., p. 303.
[5] Valet, op. cit., p. 43-45.
Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient nos troupes vers l’Algérie ? L’économie politique déconseillait de pareilles promenades, et notre diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient de nous brouiller avec l’Angleterre.
Par surcroît, les campagnes de presse naguère déchaînées contre le ministère Polignac avaient fait croire à « presque toute la France », au dire de Désiré Nisard, que « le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer l’armée française à une guerre contre les Parisiens[6] ». L’Algérie apparaissait à beaucoup de gens comme une sorte de champ de manœuvre où les soudards destinés à comprimer les libertés civiques étaient envoyés pour se faire la main. Et l’opinion française demeurait très inattentive à la voix de Sismondi, — ce Genevois qui eut tant d’idées neuves — annonçant, dès le mois de mai 1830, que le royaume d’Alger ne serait pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie, qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus de la population et de l’activité française pourrait se répandre[7].
[6] Nisard, Souvenirs et notes biographiques, I, p. 35. (Paris, Calmann Lévy, 1888).
[7] Revue encyclopédique, mai 1830 (cité dans Valet, op. cit., p. 46).
Soutenu par ce sens de la continuité et de la dignité nationale qui survit en France aux soubresauts révolutionnaires, le gouvernement de Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son enthousiasme pour l’Algérie, eut vite fait de reconnaître que là où les fleurs de lis s’étaient avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre en retraite : dès le mois d’octobre 1830, une dépêche du maréchal Gérard à Clauzel attestait qu’aux Tuileries on était décidé à conserver Alger[8]. Mais on n’osait encore le dire ni au peuple français ni à ses représentants ; c’est en 1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama cette détermination. Notoirement, dans les Chambres, puis dans la commission d’études qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique, l’opinion était très partagée. « Conquête fâcheuse », « legs onéreux », « possession moins profitable qu’onéreuse », « occupation peu avantageuse », tels sont les mots qu’on recueillait sur les lèvres de certains commissaires. Et cependant, par sept voix sur huit, la commission fut d’avis que la France devait se maintenir là-bas[9]. Une occupation restreinte et plus tard susceptible d’extension, mais limitée momentanément à quatre villes, Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires autour d’Alger et de Bône, telles furent les conclusions de la commission supérieure qui fut constituée à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin les assises d’une politique algérienne[10].
[8] Valet, op. cit., p. 61-62.
[9] Valet, op. cit., p. 85-99.
[10] Valet, op. cit., p. 99-109.
Le ministère et deux commissions successives étaient donc d’accord pour ne point quitter l’Algérie ; Clauzel, qui là-bas avait toute la responsabilité, et qui connaissait bien son champ d’action, pronostiquait qu’« Alger pourrait être la gloire d’un gouvernement et une source de richesses pour la France »[11]. Et pourtant, au cours des débats parlementaires du printemps de 1834, on entendit Passy déclarer qu’il donnerait volontiers Alger pour une bicoque du Rhin ; le marquis de Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme la plus folle des entreprises, comme un gouffre dans lequel viendraient s’engloutir toutes les richesses du pays ; Dupin aîné souhaiter qu’on hâtât le moment de libérer la France d’un fardeau qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas porter plus longtemps. Une voix domina, pour un instant, ces prophètes de malheur : « La pensée de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait éternellement comme un remords sur la date de cette année, sur la Chambre et sur le gouvernement qui l’auraient consenti » ; c’était la voix d’Alphonse de Lamartine[12].
[11] Valet, op. cit., p. 81.
[12] Valet, op. cit., p. 112-122.
Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer avec éclat sa timidité, votait, sur le budget proposé, une réduction de deux cent cinquante mille francs, pour marquer son désir d’une occupation restreinte, et la lutte allait s’engager, dans les législatures suivantes, entre ceux qui insistaient pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât dans quelques points d’occupation bien délimités, et ceux qui souhaitaient que notre drapeau fît enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât.
« Cette nouvelle France, bien plus difficile à peupler qu’à conquérir » ; c’est en ces termes que le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre 1839, parlait de l’Algérie[13] ; et il n’est pas sans intérêt de relever, sous la plume de l’héritier du trône, trente ans exactement avant le livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif : « nouvelle France ». Mais le duc d’Orléans ne se trompait point lorsqu’il signalait les difficultés du peuplement.
[13] Girod de l’Ain, Le Maréchal Valée, p. 473 (Paris, Berger-Levrault, 1911).
Que valent les décisions de principe, lorsque pour les appliquer la foi manque ? Thiers faisait preuve de perspicacité lorsqu’il considérait comme un non-sens l’idée d’une occupation restreinte ; mais quelque foi qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne, comment cette foi pouvait-elle devenir communicative, persuasive, comment pouvait-elle faire des adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture : « L’Afrique, ce n’est qu’un grenier à coups de poings[14] ! » Et s’il y eut là-bas un homme de peu de foi, ce fut assurément Bugeaud, durant les premières années qu’il passa en Algérie. Son programme, dans une lettre au ministre de la Guerre, le 5 mai 1837, est celui-ci : « Exploiter le pays commercialement, en ayant une petite zone pour y essayer la colonisation et la culture des plantes qui ne peuvent pas nuire à l’industrie agricole de la France[15]. »
[14] Veuillot, Les Français en Algérie (éd. de 1925 : t. IV des Œuvres complètes, p. 215. Paris, Lethielleux).
[15] Yver, Documents relatifs au traité de la Tafna, p. 40 (Alger, Carbonel, 1924).
Une petite zone, et dont l’extension ne puisse pas porter ombrage aux agriculteurs français, tel est, à cette époque, l’horizon colonial de cet agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres privées, où il s’épanchait à cœur ouvert, nous montrent avec quelle humeur morose il envisageait cet horizon. « L’Afrique, confiait-il à Damrémont le 15 mai 1837, est une plaie qui, sans être mortelle, n’en est pas moins très fatigante et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir dangereuse[16]. »
[16] Yver, Documents relatifs au traité de la Tafna, p. 88. Voir les deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le Correspondant des 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André Julien, La Révolution de 1848 et les révolutions du dix-neuvième siècle, février 1925, p. 318-323.
« La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838, se targue de nous avoir donné l’Algérie, elle ne nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un funeste présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie de Juillet ce que l’Espagne a été pour l’Empire[17]. »
[17] Lettres inédites du maréchal Bugeaud, éd. Tattet et Féray. Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.)
« Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839, tu as toujours été un embarras, à présent tu es un immense danger[18]. »
[18] Lettres inédites, p. 203.
« Je n’ai pas laissé échapper une occasion, insistait-il le 14 janvier 1841, de dire à la tribune et partout que je regardais l’Afrique comme une plaie de la France[19]. »
[19] Lettres inédites, p. 233.
Le futur général Daumas était presque aussi pessimiste lorsqu’il écrivait le 8 juillet 1838 : « Je ne puis mieux comparer l’État dans lequel nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres se détachent les unes après les autres, sans qu’on y fasse la moindre réparation. Il doit inévitablement s’écrouler ; mais quand tombera la dernière ?[20] »
[20] Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara, éd. Yver, p. 243.
II
Il semblait que cette France du début de la monarchie de Juillet se souvînt assez peu d’avoir été la France des croisés ; et l’idée qu’elle allait frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être, suscitait dans les esprits le souvenir des aphorismes de Voltaire sur la tolérance plutôt que le souvenir de saint Louis expirant sur la plage tunisienne, à l’ombre de cette croix qu’il avait lui-même apportée.
Lorsque la France de Charles X avait entrepris cette campagne d’Alger qui fut l’adieu des Bourbons à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme ministre de la Guerre, avait eu à la préparer, écrivait à son roi : « Ce n’est peut-être pas sans des vues particulières que la Providence appelle le fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité, la religion, et ses propres injures. Peut-être, avec le temps, aurons-nous le bonheur, en civilisant les indigènes, de les rendre chrétiens. » Dans le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X à son tour proclamait : « La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté. » Mais d’autre part, ce même Clermont-Tonnerre s’était hâté d’affirmer le véritable esprit de tolérance de la France, son respect pour les mosquées, pour les marabouts ; et dans la proclamation en langue arabe qu’avait rédigée le maréchal de Bourmont « pour les Couloughlis, fils des Turcs, et pour les Arabes habitant le territoire d’Alger », on lisait : « Nous respectons votre religion sacrée, car Sa Majesté le roi protège toutes les religions[21]. »
[21] Esquer, la Prise d’Alger, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris, Champion, 1923).
Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet, l’Algérie fut en contact avec la France politique et militaire sans que chez elle la France religieuse s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez vite une constatation très imprévue ; ils observaient que les Arabes, au lieu de considérer l’effacement du christianisme comme une marque d’égards pour leurs susceptibilités de fidèles du Prophète, interprétaient plutôt comme un témoignage d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme religieux qu’ils observaient chez les Français.
L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il publiait en 1835 sous le titre : De l’établissement des Français dans la régence d’Alger, et des moyens d’en assurer la prospérité, constatait cet abstentionnisme. Tout en notant que dès la fin de 1832, dans Alger même, le culte catholique avait trouvé « un lieu digne de lui »[22], Genty de Bussy ajoutait :
[22] Genty de Bussy, op. cit., I, p. 142. Sur Pierre Genty de Bussy, voir l’introduction du capitaine Tattet aux Lettres inédites de Bugeaud, p. 11-13.
Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien d’une partie de ses pratiques ; processions, pompes, cérémonies, nous avons tout refoulé dans l’intérieur, et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons point arboré, sacrifiant ainsi nos symboles les plus chers au désir de faire vivre deux religions en paix sur la même terre et de calmer les passions.
Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice : ce n’est pas en vain qu’il avait lu les « philosophes », et dans cette phraséologie du dix-huitième siècle qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît plus archaïque que la langue du moyen âge, ce brave homme ajoutait :
Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre et au sacerdoce, les peuples, passant de l’église dans les camps, s’égorgeaient pour se convertir.
Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un « philosophe », un politique réaliste ; et par une courbe curieuse, il en arrivait à dire :
La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie de ce zèle exclusif qui l’animait aux premiers âges, si elle eût échoué complètement sur les Maures, eût pu devenir pour nous un précieux auxiliaire vis-à-vis des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il y avait quelques chances de la faire germer, et si nous les eussions exploitées, nous en aurions peut-être déjà recueilli les fruits. D’un autre côté, vis-à-vis des peuples à fortes et énergiques croyances comme les Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler un jour de la supériorité de nos dogmes, quand il n’était que trop visible que, pour la plupart, nous en avions déserté les obligations ? Sous ce rapport encore, nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions pu faire.
Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que nous eussions conformé notre conduite à l’esprit de tolérance du siècle antérieur en n’apparaissant, aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des croyants, ni comme des pratiquants, Genty de Bussy finissait par avouer que, politiquement, c’était là une faute.
Et il concluait :
Nous avons deux puissants éléments de conviction, notre religion et notre charte, employons-les avec prudence ; ne les appelons que quand l’heure en sera venue, nos résultats n’en seront que plus assurés. Que si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces Arabes, ces Kabyles, qui n’ont d’autre religion que la force, d’autre Dieu que leur épée, de nouveaux apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils partent ; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur audace ; l’Afrique profitera de leur triomphe, et les couronnes du martyre qui les attendent pourront devenir aussi, dans ces contrées stationnaires, les marchepieds de la civilisation[23].
[23] Genty de Bussy, op. cit., I, p. 145-148. Il ajoutait en note : « On assure que le gouvernement français, d’accord avec le Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans la Régence des Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans doute, une philanthropique et excellente idée. Étrangers à l’ambition et au monde, ces saints hommes ne veulent le bien que pour le bien, et, en pareil cas, pour le faire, peu leur importe le théâtre ; c’est dans leur conscience seule qu’ils en trouvent la récompense. »
Ce métaphorique langage attestait, chez Genty de Bussy, l’idée que tôt ou tard, en pays algérien, la croix, au lieu de continuer à s’effacer, serait arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait en terre d’Islam la culture occidentale.
Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major Pellissier, qui, deux ans durant, de 1832 à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour dans ses Annales algériennes :
Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il vaut encore mieux avoir une mauvaise religion que de ne pas en avoir du tout. L’indifférence que nous affections sur cette matière les étonne ; et s’ils y voient une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est d’un autre côté une des causes qui diminuent leur estime pour nous… En parlant des Français, ils ne disent pas : il est fâcheux qu’ils soient chrétiens, mais : il est fâcheux qu’ils ne soient pas même chrétiens.
D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes « en sont à désirer qu’il y ait chez nous un principe religieux, il faut leur offrir ce principe ». Et subitement il souhaitait de « voir surgir, parmi nous, une croyance progressive et de fusion. Les Arabes, disait-il, en seraient agréablement surpris. » Il rêvait d’un « prophète chrétien par son père, musulman par sa mère », grâce auquel il n’y aurait « ni froissement, ni violence ». « En attendant sa venue, concluait-il, faisons-lui des sentiers droits. Ne choquons point les indigènes dans leur croyance, mais n’affichons plus une indifférence qui a produit tout le peu de bien qu’elle pouvait produire, et qui, poussée plus loin, serait dangereuse[24]. »
[24] Pellissier, Annales algériennes, II, p. 291-292 (Paris, Anselin, 1836).
A cette époque même, pour condamner cette indifférence, l’âme arabe élevait la voix, par les lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une discussion avec le colonel de Maussion, qui négociait avec lui la restitution de nos auxiliaires nègres, tombés prisonniers entre ses mains. « Ce sont des choses, disait l’émir, et non des personnes. Vous ne nous avez pas rendu les nombreux troupeaux capturés dans les razzias. » — « Tu m’opposes ta loi, observait alors le colonel, mais je t’oppose notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler un homme, parce qu’il est noir, à un animal. »
A quoi l’émir ripostait : « Mais est-ce que vous avez une religion ? Est-ce que vous êtes chrétiens ? Où sont vos marabouts ? Où sont vos églises ? Où et quand adressez-vous des prières à Dieu ? Le Coran, nous ordonne de considérer Sidna Aïssa (Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par Dieu ; les peuples qui suivent les préceptes de l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays musulman nous ne respectons pas la religion des Juifs ? N’ont-ils pas partout des synagogues ? Mais vous, vous êtes des infidèles sans religion, des Koufar. »
« Tu as été trompé par des apparences, objectait le colonel. Est-ce que nous n’avons pas soigné vos blessés sur les champs de bataille ? »
Et l’émir insistait : « C’est là une preuve de charité et non un témoignage de religion. Pourquoi n’y a-t-il pas de prêtre à vos consulats ? Pourquoi ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous ? Je me serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser la tête en lui demandant sa bénédiction[25]. »
[25] Récit du docteur Warnier, reproduit dans Pontois, Les Odeurs de Tunis, p. 340 (Paris, Savine).
Un peu plus tard, le futur général Daumas, qui alors exerçait, comme simple capitaine, les fonctions de consul à Mascara et de commissaire du roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement gêné, lui qui n’était, disait-il, « ni musulman, ni chrétien », d’assister aux prières de l’émir. Il sentait « le mépris fort peu dissimulé » que son indifférence inspirait. « Je ne savais quelle contenance prendre, racontait-il plus tard à Veuillot ; j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule parmi tous ces hommes qui, si sérieusement et avec un aspect si grave, s’adressaient au ciel. » Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp arabe, pendant la prière, pour relever sa considération, peut-être un peu aussi pour soulager son cœur, il avait fait le signe de la croix et paru, de son côté, réciter ses prières… qu’il ne savait pas[26].
[26] Louis Veuillot, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès, 1875).
Daumas, causant avec d’autres musulmans, éprouvait des impressions analogues à celles que lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7 janvier 1838 au chef d’état-major général de l’armée d’Afrique :
Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du pays, Sidi Mohamet ben Haoua. Ce brave homme nous a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ), d’Abraham, de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin de tous les patriarches. Quand il a vu que nous les connaissions, il a paru enchanté. « Dieu, nous a-t-il dit, a fait et séparé ; nous n’en sommes pas moins frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous pillaient et massacraient. » Naguère nous passions pour des impies, des païens, et maintenant on nous accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un grand pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent bien disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les entretenir dans de pareilles idées[27].
[27] Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara, éd. Yver, p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et l’indigène Bou-Gandoura en 1841, conversation que « le musulman termine en disant au chrétien : « Les choses auraient été différemment en Algérie si tous les Européens avaient été comme vous. » (Correspondance de Louis Veuillot, I, p. 101. Paris, Retaux, 1903.)
Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout Mohamet ben Haoua s’inquiétassent ainsi de nos rapports avec notre Dieu, et que même ils fissent mine de nous interpeller sur ces rapports : c’était là un symptôme dont les autorités administratives ne pouvaient pas méconnaître la portée. Et ce même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août 1834, avait, par ordonnance royale, défendu de reconnaître un caractère officiel à tout ecclésiastique qu’enverrait la cour de Rome en Algérie[28], engageait, quatre ans plus tard, des négociations avec le Vatican pour la création d’un évêché d’Alger.
[28] Marty, Correspondant, septembre 1861, p. 38.
III
« Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée, le 5 mai 1838, au ministre Molé, trouvera en Afrique un nombre considérable de fidèles[29]. » Valée, comme l’écrira bientôt Veuillot, « avait compris que, là où la France planterait une croix, elle resterait plus longtemps que là où elle porterait seulement un drapeau »[30]. Il réputait nécessaire la création d’une seconde paroisse dans Alger et de plusieurs paroisses dans la plaine ; il constatait qu’Oran, Mostaganem, Bougie, Bône, la garnison de Constantine, réclamaient un culte. Et de fait, il y avait urgence : une église à Alger, deux misérables chapelles à Bône et à Oran, quelques rares prêtres français, quelques religieux ou prêtres fugitifs chassés d’Espagne et des Baléares par la récente révolution, voilà tout ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de l’idée chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger[31].
[29] Girod de l’Ain, op. cit., p. 179.
[30] Veuillot, Les Français en Algérie, édit. de 1925, p. 196, t. IV des Œuvres complètes.
[31] Dupuch, Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne, IV, p. 343 (Bordeaux, Faye, 1849).
Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait à Valée :
L’affaiblissement si regrettable du principe religieux chez nous, nous fait trop oublier la puissance qu’il conserve ailleurs.
Une expression m’a frappé dans la lettre de Mohammed à Abd-el-Kader ; ce mot est celui d’impie qu’il emploie à la place de celui d’infidèle, et qui semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions. Ne pensez-vous pas que l’organisation du culte catholique à Alger aurait déjà sur l’esprit des Arabes une heureuse influence[32] ?
[32] Girod de l’Ain, op. cit., p. 180.
C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un ministre de Louis-Philippe. Il les aurait jugées, un an plus tard, singulièrement justifiées, s’il avait eu sous les yeux une très curieuse lettre que le capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait de Mascara à son chef hiérarchique Guéhenneuc. Nous voyons là un soldat, vivant parmi les indigènes, habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre ce qu’ils murmurent, à deviner ce qu’ils cachent ; il est ravi d’avoir à leur annoncer que désormais l’Algérie possédera un évêque, et de leur commenter cette nomination, et de recueillir leurs commentaires, à eux, et de faire ainsi absoudre sa patrie du grief d’athéisme.
J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire les chefs de Mascara de l’arrivée du vénérable prélat que nous avons le bonheur de posséder. Cette occasion s’est présentée naturellement. Nous étions chez le caïd ; on vint à parler de religion, et je fis adroitement passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans, font de nous des impies. « Comment voulez-vous que nous vous traitions autrement, dit un savant, le qroudja du cady ; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et la prostitution, et enfin, partout, on vous entend renier Dieu (jurer). — Vous avez tort, répondis-je, de nous juger par ce que vous voyez faire à nos soldats qui, comme les vôtres, ne suivent pas exactement leur religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul Dieu, le maître du monde ; notre jeûne dure quarante jours ; dans notre pays nous avons de nombreuses mosquées constamment remplies de fidèles, et nous avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence qu’à propager la parole de Dieu et à soulager l’infortune sans aucune distinction de pays ni de religion. — Ah ! bah ! Vous avez des marabouts ! — Oui, nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété, ses vertus, et qui déjà a su s’attirer le respect et la vénération de tous les Arabes. » Là-dessus, je me levai et partis. Le soir, je fus instruit par l’un des agents qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens et qu’un talaib avait dit : « Le consul a raison, les Français suivent l’Évangile, le Prophète nous en parle dans le Coran… » Je ne m’en tiendrai pas là et saurai faire répandre dans le public l’arrivée de Mgr l’évêque, arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre cause, en détruisant promptement tous les absurdes préjugés naturellement répandus sur nous[33].
[33] Correspondance du capitaine Daumas, p. 492-493.
De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion, Daumas, de l’avis d’hommes d’État tels que Molé, il convenait donc que la France fît en Afrique acte personnel de christianisme, pour éviter l’accusation d’être indifférente à l’idée même de Dieu ; et c’était là un premier progrès sur les conceptions timides, erronées, qui tout au début de l’occupation avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer qu’avec beaucoup de réserve et de crainte les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel progrès s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader, qui était avant tout un homme religieux, comprît peu à peu qu’il y avait une différence à faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse, contre qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et les chrétiens qu’il rencontrait en Algérie, et que ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète que longtemps il ne l’avait pensé[34].
[34] Voir colonel Paul Azan, L’émir Abd-el-Kader, p. 282-283 (Paris, Hachette, 1925).