Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
V. — Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. — Le discours sur l’armée et la mission de la France en Afrique.
Ces pompes eurent de douloureux lendemains. Lavigerie, en 1873 et 1874, se sentit obsédé de menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa mort prochaine : « Ma santé, écrivait-il, se perd chaque jour dans ses sources les plus profondes. Je pense sérieusement à mourir, à bien mourir surtout ! » La presse de gauche, en Algérie, traitait ses œuvres de « spéculations », et de « voleuses » les sœurs de charité ; et Louis Veuillot, dans un article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon, d’intervenir, pour protéger le citoyen le plus utile de l’Algérie. « Devant les musulmans à peine vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques, nos prêtres, nos sœurs de charité, aux outrages incomparables d’un tas de frénétiques dont fort peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et dont pas un peut-être n’est exempt de crimes envers la société[173]. »
[173] Veuillot, Derniers mélanges, I, p. 437-440.
Des échos des sphères politiques, répercutés avec une complaisance pénible dans ces organes de la presse algérienne, révélaient à l’archevêque que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition, par la suppression des crédits budgétaires. On craignait, sur plusieurs bancs parlementaires, qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et cela faisait peur. « La haine de certains Algériens contre le christianisme, lui disait un des officiers généraux qui s’étaient occupés des affaires de l’Algérie, les amène à sacrifier même leur sécurité et leur prospérité[174]. » Il protestait avec véhémence contre un discours du député Warnier, qui demandait que les orphelins convertis fussent placés chez les colons européens[175] ; et finalement, s’étant déterminé à les naturaliser français dès qu’il étaient majeurs, il obtenait que les 75 000 francs tant discutés fussent maintenus au budget, à titre de subvention pour l’établissement des « indigènes chrétiens naturalisés français ». Il traînait en France, et puis à Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales devenues chroniques ; elles s’apaisaient, mais à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à nouveau. « Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il, servus inutilissimus » ; et songeant à se retirer bientôt dans quelque coin, il voulait, d’urgence, mettre sur le papier la constitution définitive des Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à des aurores où il faisait œuvre d’architecte, ces crises de santé scandant les étapes successives de son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était là, pour ses proches, le plus émouvant des spectacles. Les actes qu’en ces heures d’inquiétude il accomplissait comme des testaments, bien loin qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient dans une nouvelle étape de sa vie, plus féconde encore, plus aventureuse encore que celles qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son humeur et de sa santé donnaient à ces actes l’accent et l’allure de « dernières volontés » ; ils étaient, tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles, auxquelles d’ores et déjà sa personnalité s’identifiait, et qui exigeaient que sa vie durât.
[174] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 261.
[175] Ibid., I, p. 252-265.
La hantise du désert et de ses au-delà dominait de plus en plus sa pensée. Ces Pères Blancs auxquels il voulait définitivement donner une charte lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant être des agriculteurs, des laboureurs. Le règlement qu’en 1874 il rédigeait réservait ce rôle aux Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés à vivre de la vie des plus pauvres Arabes, « comme le Christ lui-même avait vécu ». Ils étaient alors cent six missionnaires ou novices, dont cinquante prêtres.
Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés ; ils trouvaient désormais, dans leur société même, les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais Lavigerie aimera toujours se souvenir que six ans durant c’est à l’école de saint Ignace que les Pères Blancs s’étaient imprégnés de la spiritualité missionnaire ; il imprimera, à la suite de leurs règles, la lettre d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira l’étude durant le noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils autre chose que d’exécuter en Afrique un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace, un rêve dont avec ses six compagnons il s’entretenait sur la colline de Montmartre, et qui les portait tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux, à s’en aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam ?
Lavigerie organisait le chapitre général des Pères Blancs, mettait à leur tête pour trois ans, avec le titre de vicaire de la Société, le P. Deguerry, et demeurait lui-même, comme fondateur et comme évêque, le supérieur général. « Je puis mourir en paix », déclarait-il en août 1874 dans le sermon qu’il prononçait à Maison Carrée, à la consécration de l’église des Pères Blancs[176] ; il se sentait si las, si malade ! Il leur parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre avait fait, quelques mois plus tôt, des funérailles royales. « Vous, leur disait-il, vous mourrez ignorés du monde. C’est la seule promesse que je vous aie faite. » Un de ces Pères, qui l’écoutait, portait sur lui une preuve bien émouvante de ses promesses : sur son celebret de prêtre, l’archevêque avait un jour écrit : « Visum pro martyrio, vu pour le martyre[177]. » La solennité se déroulait devant les plus hauts dignitaires de l’Algérie : Chanzy était là, au premier rang, regardant cet archevêque qui se croyait déjà agrippé par la mort, et puis à ses pieds ces jeunes hommes qui devaient en l’entendant sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle d’une mort sanglante, leurs beaux songes d’une longue vie de charité ; et la tristesse tout humaine que cette scène laissait aux spectateurs répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient cette âme d’archevêque et ces âmes de clercs, ouvriers et tout en même temps esclaves du plan divin.
[176] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 275-283.
[177] Ibid., I, p. 270.
Quelques semaines plus tard, on apprenait que Lavigerie s’éloignait, qu’il prenait pour l’administration de son diocèse des dispositions graves, et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé la date de son retour.
Le reverrait-on jamais, même ? N’avait-il pas dépensé pour les Pères Blancs, dans cette solennité qui semblait achever la fondation de l’ordre, ce qui lui restait encore de voix et d’ardeur ? Et devrait-on bientôt dire de lui, devant une tombe, ce que dit d’un inconnu cette épitaphe éloquemment commentée par Lacordaire : Plaignez le mort, parce qu’il s’est reposé ! Les mois d’hiver se succédèrent, prolongeant cette anxiété, l’aggravant même ; puis à Pâques, dans sa cathédrale, l’archevêque reparut, et la jubilation des chants liturgiques semblait acclamer sa propre résurrection. Son chômage de Rome lui avait permis d’interroger d’une façon plus pressante encore, à la faveur du recul, les immenses horizons de l’Afrique, faisant la part des mirages et la part des certitudes ; et les conclusions de son interrogatoire, il allait, le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement de l’aumônerie militaire, les signifier à l’Algérie civile, militaire, religieuse, dans un étincelant discours sur « l’armée et la mission de la France en Afrique »[178].
[178] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 23-83.
Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire de la conquête, avec ses fatigues, avec ses gloires. On avait l’impression, en l’écoutant, de voir Dieu débarquer avec la France, avancer avec elle, et par elle, derrière elle, devant elle, rentrer chez lui ; n’y avait-il pas eu jadis une Église épiscopale, là même où seize prêtres de France, au lendemain du débarquement de Bourmont, avaient, sur un autel improvisé, immolé l’hostie ? Et Bedeau n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se rappelant leurs ancêtres chrétiens, lui disaient : Nous sommes plus rapprochés des Français que des Arabes ? La France de Louis-Philippe, dix ans durant, avait perdu son temps ; elle avait estimé, avec Bugeaud, qu’il ne fallait pas « s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie », et soudainement un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique arabe et cette vieille Afrique chrétienne ; dans ces luttes douloureuses, nos troupes s’étaient couvertes de gloire, et Bugeaud, survenant comme chef dans une Algérie à demi pacifiée, avait avoué que cet élan de la France était peut-être « l’ouvrage du Destin ». Et Lavigerie de commenter : « Il reconnut donc, ce vieux soldat, dans la voix de la France qui l’appelait à la suivre, l’écho d’une voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait sur ses lèvres son ignorance des choses de Dieu. Mais le Destin dont il parle n’est pas la force aveugle du fatalisme, c’est un plus noble Maître, c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées. » Lavigerie montrait Bugeaud réalisant, « par de merveilleux succès, ce qu’un instinct supérieur lui révélait comme l’œuvre de la Providence » ; il rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires, comme s’il eût proclamé, pour en dire merci, les grâces faites par l’Éternel. Et la fierté de ses accents était instigatrice de fiertés.
Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait à quoi tant de grâces avaient servi ; cette Algérie, disait-il, compte encore moins d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats à la France. Il évoquait les récentes menaces, l’insurrection kabyle, l’insécurité dont elle avait témoigné. « Est-ce donc pour cela, questionnait-il, que nous avons vu la Providence tout conduire comme par la main ?… Non, l’éternelle sagesse qui proportionne toujours les moyens à la fin qu’elle veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands coups, des effets jusqu’à présent si précaires. » Interpellant alors la France chrétienne, il lui disait : « Tu es venue en Algérie, non pas seulement y récolter de plus riches moissons, mais y semer la vérité, y former un peuple libre et chrétien. » Vous voyez les choses en évêque, allait-on lui dire peut-être. Il avait prévu l’objection : Lamoricière avait pensé de même, sans être évêque, et Lavigerie se hâtait de confier aux échos de la chaire ce mot du grand général : « La Providence, qui nous destine à civiliser l’Afrique, nous a donné la victoire. » Il concluait que la France avait agi contre son droit en humiliant la croix devant le croissant, en paraissant oublier son culte et même le renier, en empêchant les lèvres des prêtres de répandre la vérité ; et il affirmait, d’ailleurs, que comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme que la charité, et que sa poitrine, s’il le fallait, serait « la première à se placer devant les vaincus pour protéger contre d’injustes violences leurs âmes autant que leurs corps ».
Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire humaine et gloire divine semblaient s’être confondues et comme entr’aidées, toute cette pompe des souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire, avaient fait avenue vers ce tableau : un chef d’Église disant à la force : « Halte-là, c’est mon tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus », et les abritant, les enveloppant d’une charité protectrice.
Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus s’essouffler que ces armées françaises dont il avait raconté les exploits. Mais il avait un mot à dire encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent les évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire à jeter un regard sur l’immensité de l’Afrique, sur le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris de nations autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions barbares, et puis, plus en arrière, sur l’Afrique nègre, l’Afrique de l’anthropophagie, l’Afrique de l’esclavage. « C’est vous, disait-il aux Français qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes de ce monde immense, et les clefs de ce sépulcre sont ici dans vos mains. Déjà il est ouvert par votre conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus, dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera la lumière, et tous ces peuples, aujourd’hui perdus dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous doivent la vie. »
Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement algérienne, les premiers linéaments de l’œuvre africaine, Lavigerie descendait de chaire ; l’heure d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait comme une ligne de partage entre les deux versants de son existence, entre l’époque où il était surtout impatient de rétablir le Christ dans des terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque où il allait aventurer le nom du Christ, et les apôtres du Christ, dans des régions où ni ce nom ni ces apôtres n’avaient jamais pénétré ; ce prêtre qui, six mois auparavant, semblait à bout de forces, se réveillait prédicateur de croisade, pour dix-sept ans encore. Vers cette époque, il disait à un enfant, que lui présentait Mgr Foulon : « Ah ! tu as cinq ans ! Moi j’en ai cent. » Et l’enfant, voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très blancs, s’écriait naïvement : « Oh ! oui, Monseigneur[179] ! » Si la vie qu’il avait déjà menée pesait sur lui comme le fardeau d’un siècle, les tâches qui lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes encore.
[179] Communication de M. Pierre Jouvenet.