Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
II. — Lavigerie à Jérusalem : la France institutrice des clergés d’Orient.
Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant discrètement et se morfondant un peu, quelques Pères Blancs, conformément aux consignes de Lavigerie, se considéraient comme députés par la France et par l’Église pour prier en faveur du monde chrétien et de la pauvre Afrique en particulier. Lavigerie, en juin 1878, à l’heure même où ses premiers missionnaires commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands Lacs, avait fait une apparition à Jérusalem[193] : le consul Patrimonio, officiellement, lui avait remis les clefs de Sainte-Anne. Les instructions qu’emportaient d’Alger à Jérusalem, à l’automne de cette même année, trois Pères Blancs et un Frère, et les lettres successives que Lavigerie leur adressait, leur prescrivaient d’accepter, pour l’instant, une vie monotone, de la prendre comme un second noviciat, d’étudier, d’attendre, d’être humbles, petits, modestes, de façon à ne pas surexciter, au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de Sainte-Anne un institut d’études bibliques ; mais au bout de quelques mois, des enfants s’étaient présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité, au rôle biblique d’Éliacin. De ce jour-là, une pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de Lavigerie, s’éclaira d’un trait de lumière : tous ces enfants de chœur, il fallait qu’ils fussent, non pas de rite latin, mais de rite oriental, et que les Pères Blancs, s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du possible, s’acheminassent vers l’ouverture d’une école apostolique où seraient formés des prêtres pour les diverses chrétientés indigènes unies à l’Église romaine ; et bientôt le patriarche grec-melchite, rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même cette fondation.
[193] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 265-269.
Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire accepter à Rome : de part et d’autre, de graves obstacles surgissaient. Dans le Paris politique de 1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un séminaire ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient propriété de la France, avec le concours pécuniaire de la France ? Et que dirait, à Rome, d’un projet aussi décisif, la congrégation de la Propagande, où certaines influences tenaces continuaient, au contraire, de lutter pour la latinisation des Orientaux, pour l’éviction discrète et progressive de leurs rites indigènes ? Mais à Paris, il y avait Gambetta ; à Rome, il y avait Léon XIII : avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre.
Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la demande de certaines notabilités musulmanes de Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir à Sainte-Anne une école secondaire où les petits musulmans apprenaient notre langue : Gambetta disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères. Lavigerie, en mars 1881, écrivait à celui-ci, qu’« à côté de cette école externe, il y aurait grand avantage à établir à Sainte-Anne une école normale d’instituteurs français, choisis de tous les points de l’Orient, et destinés eux-mêmes à aller fonder des écoles françaises dans leur pays respectifs. »
En présence d’une telle suggestion, comment Barthélemy Saint-Hilaire eût-il pu n’être pas propice ? « Je m’attends, continuait le prélat, à trouver opposition parmi les missionnaires italiens, qui partout font maintenant à l’action française une guerre acharnée. » Et ce pronostic même ne pouvait que piquer au jeu un homme d’État du quai d’Orsay. Ayant ainsi préparé le terrain, l’adroit épistolier continuait : « Il y a lieu de compter avec l’esprit oriental qui n’admet aucune œuvre vitale que sous une forme religieuse. Parler dans ce pays d’institution purement laïque serait une chose impossible. Aussi donnerai-je simplement à notre École normale le nom d’École apostolique ; et comme le clergé tout entier, même le clergé oriental, peut se marier dans ces régions et y exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait que ceux des instituteurs formés par nous qui le voudraient reçussent plus tard le sacerdoce dans leurs rites respectifs. » Lavigerie faisait ainsi merveille, quand il le voulait, pour présenter le fait religieux aux susceptibilités laïques. Il pouvait, à ses heures, être cassant et véhément, mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse ; son intelligence, son goût de manier les hommes, son amour du succès le portaient, plutôt, à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce projet, plus accessible, plus acceptable, à certains esprits distants ou prévenus, dont l’assentiment était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire fut conquis, Gambetta donna son appui, et quatre-vingt-dix mille francs furent votés pour l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon, le collège français de Sainte-Anne.
A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome ; il voyait Léon XIII, et les autorités de la Propagande ; il se prévalait de ses anciennes expériences de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour soutenir que l’un des plus grands obstacles qui écartaient de Rome les schismatiques orientaux était la frayeur du latinisme. Il pensait donc travailler pour la réunion des Églises, en demandant l’autorisation de faire de Sainte-Anne un séminaire grec-melchite où le rite oriental serait en vigueur : il augurait qu’à la faveur d’une telle éducation les jeunes pupilles de Sainte-Anne seraient un jour des agents efficaces pour la conversion de l’Orient. Il insistait, en novembre, dans une lettre au cardinal préfet de la Propagande ; et celui-ci faisait savoir, en mars 1882, que son projet répondait aux vœux de la Congrégation.
Sous le nom de Collège français, l’institution de Sainte-Anne avait des subsides de Paris ; sous le nom de séminaire oriental, elle avait l’approbation de Rome ; elle pouvait aussitôt s’ouvrir.
L’esprit de déférence pour les rites indigènes, représenté par Lavigerie, avait définitivement prévalu, à Rome, sur l’esprit de latinisation, et Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts entre le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait bientôt avec une joie confiante l’accueil que faisaient à cette fondation les évêques orientaux. Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à Rome, au bout de trois ans, qu’avec soixante-deux élèves le séminaire était plein[194].
[194] Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que nous avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne dans notre livre Les Nations apôtres, vieille France, jeune Allemagne (Paris, Perrin, 1903).
Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais, dans Jérusalem, une sorte de centre d’unité catholique, où la diversité même des rites scellerait la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre aimait à se pencher sur des ruines pour y retrouver des éléments de vie. Au centre de l’Afrique, esclavagiste et polygame, parfois anthropophage, c’étaient les ruines, particulièrement tragiques, de ce que le Dieu de la Genèse avait mis de grandeur et de dignité dans les âmes humaines ; en ces Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail, — et un seul, — c’étaient les ruines de la primordiale unité des âmes chrétiennes ; et plus près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris pied sur la colline de Carthage, c’étaient les ruines d’une antique chrétienté qui, comme celle de l’Algérie, avait été d’abord ravagée par les Vandales, et puis balayée par l’Islam.