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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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IV. — Les villages de néophytes ; le Concile d’Afrique.

Six semaines se passaient ; Lavigerie était à Rome, devant Pie IX ; il amenait derrière lui deux visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes étaient des Français : l’un s’appelait Charmetant, l’autre Deguerry. Lavigerie les présentait au Pape comme les prémices de la mission africaine, prêts à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX constatait avec émotion que tandis qu’en Europe la vie congréganiste était persécutée, elle refleurissait sur terre d’Afrique. L’ère des préparatifs était terminée : il était décidé qu’à l’automne les Pères Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et puis, au delà, l’inconnu de l’Afrique, tels furent aussitôt leurs deux champs d’occupation.

Charmetant partit le premier dès la fin de l’automne, pour le pays des dattes, pour le Mzab, cherchant à travers le désert les oasis « jetées comme une Océanie terrestre » ; il y trouvait des Berbères, comme en Kabylie, et la trace d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis, qui naguère avait fait respecter dans ces régions l’épée de la France, et dont les indigènes lui disaient : « Il ne craignait que Dieu seul, mais lui était craint de tous. Il ne préférait personne, et tout fils d’Adam était son frère. »

Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant, avait marqué, comme le but ultime de sa mission, la recherche d’un chemin vers les grands lacs et vers les pays nègres qui les entourent. « Nous voudrions, expliquait-il, faire en partant d’Alger, quelque chose de semblable à ce qu’a fait par une autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour des recherches géographiques que nous ne dédaignons pas sans doute, mais pour la conquête des âmes et la régénération de ces pauvres peuplades, où des millions de créatures de Dieu sont courbées sous le joug du plus cruel esclavage. » Et bientôt Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon, qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres, et dont Charmetant avait fait l’acquisition pour trois cents francs en le voyant attelé à la manivelle d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat, Tuggurth, Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire et parfois école ; dans la première de ces bourgades, dans la seule année 1873, on soignait quatre mille malades.

L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait mission, lui, de civiliser la terre même d’Algérie : il s’installait d’abord aux Atafs, dans la vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins et orphelines d’âge nubile, le premier village d’Arabes chrétiens, — le village des fils du marabout, comme disaient les indigènes. Cette agglomération s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en souvenir du grand évêque du troisième siècle. Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique, savait préparer, soit à la Maison Carrée, soit à Saint-Charles de Kouba, les rencontres qui pouvaient aboutir à des mariages ; c’était parfois dans les champs, entre moissonneurs et glaneuses ; c’était, d’autres fois, dans un parloir, où devant une douzaine de jeunes filles, subitement, une douzaine de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un lot de terre les attendait, et des bœufs. « Je me propose de vous conduire neuf nouveaux ménages vers la fin du mois », écrivait Lavigerie au P. Deguerry, le 3 janvier 1873.

Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des sœurs missionnaires. Lavigerie, un jour, les réunissant à Saint-Charles, leur avait dit : « Je vous préviens que vous manquerez de tout : qui de vous désire partir ? » Presque toutes s’étaient levées, et deux cortèges se formèrent : quelques sœurs suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis d’orphelins. L’archevêque, aux Atafs, bénissait les mariages, invitait chaque couple à tirer au sort sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en plein air une diffa somptueuse, où toute la population arabe, invitée, s’attablait autour des moutons rôtis et dansait autour des feux de joie. « On n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien, disaient les Arabes, donner ainsi pour rien à des enfants abandonnés les terres, les maisons et les bœufs[167]. » Tandis que les Arabes se réjouissaient, les Sœurs peinaient. Il y avait des broussailles à défricher, des terres à ensemencer ; il fallait qu’elles fussent compétentes pour enseigner les femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant les deux manches d’une charrue, traçait deux beaux sillons ; elles n’avaient qu’à faire comme lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la cueillette des figues, des asperges sauvages, il voulait qu’elles comptassent chaque soir les brebis ou les chèvres que les orphelins ramenaient des pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent de vitesse avec les chacals pour les ressaisir, les ramener ; il voulait qu’elles fissent provision de tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre à manger. « Avec leur costume blanc, écrivait-il, le voile blanc qui couvre leurs têtes comme celui des femmes arabes, leur grande croix rouge sur la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent en priant, elles semblent l’apparition d’un autre âge et font penser aux vierges qui peuplaient, il y a quatorze siècles, les solitudes africaines. » Les Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient des remèdes, pansaient les plaies qui leur étaient présentées : « Pourquoi font-ils cela, disaient entre eux les indigènes ? Nos pères et nos mères eux-mêmes ne le feraient point. » Et se tournant vers eux : « Tous les chrétiens seront damnés, mais vous autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu[168]. »

[167] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 234-235.

[168] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 241-242.

De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire « une prédication, la prédication du vrai mode d’assimilation nationale et religieuse. » Heures de prière, heures de travail, devaient se dérouler, quotidiennement, comme l’archevêque l’avait prescrit. Ce village était un petit monde clos, qui devait se suffire à lui-même ; on l’abritait avec sollicitude contre les souffles de l’Islam ; les provisions venaient d’Alger, pour que ces Arabes chrétiens n’eussent point à fréquenter les marchés musulmans. Une sœur Javouhey parmi les noirs de la Guyane, un Lavigerie parmi les Arabes d’Algérie, n’aiment pas que dans les petites « cités de Dieu » qu’ils font éclore, l’administration civile introduise ses fonctionnaires : Lavigerie luttera, lorsque Chanzy voudra mettre à Saint-Cyprien un adjoint représentant le gouvernement, et obtiendra finalement que cette agglomération soit régie par une municipalité composée d’Arabes chrétiens. Car il était sûr de ces Arabes, il savait que sur eux les Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait à quelques égards celle qu’avaient jadis exercée les Jésuites au Paraguay, et qui avait forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs n’admettait pas que le zèle de ses Pères Blancs s’enfermât dans un village ; ils devaient visiter, trois fois la semaine, les tribus des alentours.

Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse, à Tizi-Ouzou, à Fort-National, il y avait des Jésuites, dont le ministère s’exerçait parmi nos soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles, ils ne sentaient pas en eux des musulmans bien corrects, ni bien fervents, et cependant l’atmosphère entière du pays leur paraissait rebelle au christianisme. « Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait l’un de ces Jésuites, il faudrait que toute sa maison en fît autant ; pour la conversion de sa maison, il faudrait celle du village ; pour la conversion du village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu, celle de toute la nation[169]. » Lavigerie pensait de même. « L’expérience, disait-il, a montré que si l’on baptisait tel ou tel individu en particulier, il se trouverait dans un milieu tel que sa persévérance serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait à son ancienne vie. Il faut, pour que les conversions soient solides, qu’elles aient lieu en masse, afin que les néophytes se puissent soutenir les uns les autres. Quand nous aurons gagné la confiance des peuples par la charité et l’éducation des enfants, au jour venu, tout se détachera de soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr, pour se donner à nous. » Tout le premier, il avait, en 1872, exploré le terrain, fait une pointe lui-même au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup paru, en grand costume d’évêque, avec une suite de prêtres, dans une assemblée municipale kabyle[170]. Quel pittoresque dialogue on vit alors s’engager ! « Regardez-moi, disait Lavigerie : je suis un évêque chrétien. Les Français descendent en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois, il y avait en Afrique plus de cinq cents évêques comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et parmi eux il y en avait d’illustres et de grands par la science. Et tout votre peuple était chrétien. Mais ce sont les Arabes qui sont venus et qui ont tué vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères musulmans par la force. Savez-vous cela ? » Gravement, les hommes écoutaient, pressés autour du prélat, le long de deux gradins de pierre, sous le hangar qui faisait fonction de mairie ; et des grappes de femmes, des grappes d’enfants, tant bien que mal perchés sur les rochers voisins, regardaient, écoutaient. La voix de l’amin s’éleva : ainsi s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait à Lavigerie : « Ce que vous nous dites, tous nous le savons, mais il y a bien longtemps de cela. Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous ne l’avons pas vu. » Réponse évasive, un peu déconcertante ! Certains de ces Kabyles, pourtant, avaient le front tatoué d’une croix, en signe, disaient-ils, de l’ancienne voie qu’avaient suivie leurs pères. Lavigerie, en février 1873, faisait venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir, dans les mémoires kabyles, l’indolent et vague souvenir qu’elles gardaient de cette « ancienne voie ». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs, le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois stations de charité. On les recevait mal, à l’origine, quand ils abordaient avec leurs remèdes, au fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes ; mais peu à peu, on se familiarisa avec eux. On fit grève, d’abord, dans les écoles qu’ils ouvrirent ; mais bientôt, avec l’appui du commandant de Fort-National, ils groupèrent quarante élèves dans celle de Taourirt.

[169] Burnichon, op. cit., IV, p. 586-587.

[170] Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion en masse des Kabyles demanderait peut-être un siècle ; et quand en 1886 il leur permettra la prédication chrétienne, ce sera « selon la méthode historique, à l’exclusion du catéchisme ». (Revue d’Histoire des Missions, septembre 1925, p. 366-368).

En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la guerre et de l’insurrection, Lavigerie avait su faire de l’Église d’Afrique une Église tentaculaire, ardente à rayonner, à disséminer ses postes d’occupation, à multiplier en terre de gentilité les travaux d’approche, à se réinstaller dans les régions qui, seize siècles plus tôt, avaient été, déjà, terre de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un élan très neuf, des méthodes très vieilles, aussi vieilles que l’apostolat chrétien ; guidée par un chef qui savait mettre au service de l’idée de tradition toutes les somptuosités de son imagination, on la voyait, au début de mai 1873, monter en procession vers Notre-Dame d’Afrique, promenant avec elle les reliques de sainte Monique, les saints Livres, les écrits des docteurs africains, la collection des anciens conciles africains, enveloppés de voiles d’or ; c’était tout un passé de sainteté, de doctrine, de jurisprudence canonique, qui dans ce magnifique apparat était solennellement introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame d’Afrique pour en prendre possession, et pour régir le présent et l’avenir.

« Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes et des nécropoles aux premier siècles du christianisme, écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce n’est pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à Tipasa ; aucune autre contrée du monde méditerranéen ne possède plus de monuments et de vestiges de la haute antiquité chrétienne que l’Afrique du Nord[171]. » Déjà cette pensée planait sur le premier concile d’Afrique, et les Pères qui entouraient Lavigerie aimaient à se considérer comme les ouvriers et les témoins d’un réveil.

[171] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 119.

Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains, les chrétiens puniques, comme il les appelait, pour la ferveur croyante avec laquelle ils désignaient l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ, par ce simple mot : la vie ; Lavigerie, qui treize ans plus tard, dans une lettre pastorale, commentera la tradition eucharistique de la première Église d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection par un concile, où elle se manifesterait hautement comme une province de la chrétienté.

Et donnant une voix à ces livres antiques, relique de la vieille pensée chrétienne, où l’on retrouvait, au delà des siècles de mort, des promesses de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire de ces promesses, qu’en ces assises conciliaires, qui devaient durer cinq semaines, elle s’organisât, précisât ses liturgies ; et qu’elle retrouvât dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien, Optat et Augustin, Arnobe et Fulgence, les éléments d’une apologétique de terroir, dont s’illuminerait le Credo de l’Église universelle ; et qu’enfin, faisant écho à Rome comme autrefois eux-mêmes lui avaient fait écho, elle corroborât par ses propres décrets les condamnations portées par Pie IX contre les doctrines qui niaient le Christ ou qui, sans le nier, l’exilaient.

Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux d’affirmer et d’interpréter en ses décrets, non seulement la foi des fidèles immigrés d’Europe, mais aussi le Credo fraîchement balbutié de ces premiers convertis des Pères Blancs, Arabes et Kabyles, que le concile fêtait en leur appliquant ces mots de saint Augustin : « Essaim printanier, fleur de notre Église et fruits de nos travaux, vous êtes notre couronne ! »

C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales au bord desquelles les convertis nouveaux récitaient leur Credo, que les antiques saints de l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio, les Quartillosa, les Macaria, avaient jadis été enfantés à la vie spirituelle ; ils étaient, eux aussi, comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans, des travailleurs des champs, comme ces Berbères, à qui s’adressait l’apostolat des Pères Blancs. Il semblait qu’au delà des siècles, une lignée chrétienne se renouât. Et d’autre part, le premier concile d’Afrique, en « louant et encourageant » la société des Pères Blancs, dont les membres, en six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait la province d’Afrique en terre de croisade. « La Providence, commentait Lavigerie dans une lettre aux Pères Blancs, voulait que cette conquête, la dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière croisade, celle qui doit se consommer par les armes vraiment apostoliques, la charité et le martyre. Elle voulait que des apôtres nouveaux partissent de ces rivages où est mort le plus saint de nos rois[172]. »

[172] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 268.

Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial, des acclamations liturgiques, s’élevant jusqu’aux voûtes du sanctuaire, traduisent en mots ailés les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité « de longues années à l’archevêque Lavigerie, restaurateur des conciles d’Afrique, et l’achèvement de toutes les œuvres si courageusement entreprises par sa charité pour l’extension de la religion chrétienne », d’autres acclamations retentirent, où l’archevêque avait su résumer toute l’histoire d’hier et de demain. Le célébrant proclamait : « A l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts, alléluia ! alléluia ! » Et la foule répondait : « Puisse-t-elle, après sa résurrection, ne jamais plus mourir ! » Le célébrant alors reprenait : « A l’armée française qui, par sa valeur invincible, a conquis et conserve au règne de la croix et à la civilisation chrétienne ces régions infidèles ! » A quoi le peuple chrétien répliquait, empruntant les paroles bibliques : « Qu’ils avancent sur leurs chars et sur leurs chevaux, et nous, nous invoquerons pour eux le Dieu des armées ! » Mais d’autres avaient besoin d’invocations ; la liturgie continuait : « Aux missionnaires qui, par la grâce de Dieu, veulent porter la lumière de l’Évangile aux peuples de l’Afrique, assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. » — « Qu’ils sont beaux, s’écriait alors le chœur, les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent le bonheur ! Que le Seigneur dilate leurs tentes ! »

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