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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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II. — Une grande crise : la guerre de 1870 et l’insurrection kabyle.

Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le Concile du Vatican, un prestige l’entourait, qui lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un rôle important dans cette assemblée. Il y avait là Mgr Maret, son vieil ami de Sorbonne, toujours doyen de la Faculté de théologie : des publications retentissantes, dont Lavigerie avait vainement essayé de le dissuader[156], groupaient autour de ce prélat beaucoup de ceux qui voulaient ajourner ou combattre la définition de l’infaillibilité papale. Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie se rangerait derrière lui. Je suis un évêque missionnaire, protestait Lavigerie ; et pour un évêque missionnaire, « il y a un bon modèle à suivre : c’est saint Martin ; il avait fait le vœu de ne plus se trouver dans aucun concile, y ayant éprouvé une diminution de son don des miracles. J’en ai fait autant pour les discussions des théologiens ». Il avait d’ailleurs, jadis, dans ses leçons de Sorbonne sur le jansénisme, enseigné l’infaillibilité.

[156] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 273.

Sous ses regards, de curieux chassés-croisés s’accomplissaient : ce Mgr Maret, qui pourvoyait d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste ; et Mgr Cousseau, l’évêque d’Angoulême, devenu champion très ardent de la définition, avait commencé, jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui Mgr Maret déclarait redouter que la France ne devînt incrédule plutôt que de devenir « ultramontaine », et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la définition d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils se rencontraient chez Lavigerie. « Nous allons voir si les deux augures peuvent aujourd’hui se regarder sans rire », disait l’archevêque. Et tous deux, en bonne amitié, s’avouaient réciproquement leurs évolutions respectives. Lavigerie observait : il constatait, de part et d’autre, « des sentiments également respectables », d’une part l’« amour de la vérité pure et complète », d’autre part, « l’amour des âmes et le respect des traditions de l’ancien clergé de France, si vénérable sous tant de rapports »[157].

[157] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 249-251.

Exégèse des textes scripturaires, examen des défaillances doctrinales imputées à Libère, ou bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations dialectiques sur les assises ou la portée de l’infaillibilité : Lavigerie laissait cela à d’autres ; il avait le dessein d’être, tout simplement, avec le Pape et la majorité des évêques. « Je ne veux savoir, disait-il, que ce que veut et ce que pense l’Église, pour penser et dire comme elle. » Il était pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions du spirituel sur le temporel, pour négliger de prêter attention aux anxiétés de certains États ; qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela ne lui paraissait nullement désirable. Voyant à Paris Émile Ollivier, il le prévenait que dans une telle immixtion le gouvernement ne trouverait que « des dégoûts et des échecs ». Mais il souhaitait qu’au lieu de s’user dans une résistance sans issue, les esprits modérés de l’épiscopat employassent leurs efforts à mitiger les termes de la définition[158]. Lavigerie, s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican, se fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste, comme en 1682 Bossuet, dans l’assemblée du clergé de France, s’était comporté vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que Bossuet, devant cette assemblée qui prétendait opposer à Rome la barrière des Quatre articles, prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui rendait hommage à Rome, de même Lavigerie, en face d’une majorité que les pouvoirs civils qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé, s’il eût eu le loisir de faire besogne théologique, à « rendre la définition telle que Bossuet pût la signer ». Mais ce loisir lui manquait, et dès le mois de mars, il disparut du concile : ses œuvres religieuses le rappelaient[159].

[158] Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, II, p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le Journal de M. Icard, alors directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du 4 février 1870 : « Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli que dans la situation où était le Concile, il était d’une importance extrême de ne pas amener un éclat et des controverses qui agiteraient les évêques ; que le pape ne peut guère prendre une initiative dans une affaire qui lui semble personnelle ; que la congrégation des « postulata » ne le devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous le gré du pape ; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une ouverture dans la discussion du schéma de l’Église : si l’on insère dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur l’interprétation de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement à l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la tradition, son jugement est irréformable. De cette manière, on ne sépare pas le pape de l’Église, on ne donne pas occasion aux hommes prévenus de croire que le pape peut définir ce que bon lui semblera. L’idée de l’archevêque d’Alger est utile ; il y a là un acheminement à la paix ; on ne sépare pas le pape de l’Église ; on écarte l’hypothèse d’une infaillibilité séparée. Je crois que l’on peut disposer les termes du schéma de manière à lui concilier le plus grand nombre de suffrages. » (Communication de M. l’abbé Mourret.)

[159] Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des pages émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul, que toutes les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup, « inspirées, au fond, par l’amour de l’Église et par celui des âmes qu’ils croyaient compromises par ce projet de définition, ne furent que des illusions dont la main de Dieu profita pour tout mener à ses fins ». Maret lui écrira après le concile : « Vous avez été le sage, comme toujours, moi, j’ai été l’imprudent. Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni vous écouter, ni vous croire, mais cependant je vous ai toujours aimé » ; et Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque de Lépante (Revue de Lille, janvier 1897, p. 271-276).

Au concile même, soixante-huit prélats déposaient un vœu pour l’évangélisation de cette vigne délaissée qu’était l’Afrique noire[160] ; ils la signalaient, comme une tâche urgente, aux évêques du littoral africain, à tout le peuple chrétien ; et leurs mystiques métaphores souhaitaient qu’en un jour prochain, la race nègre brillât, comme une perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée… Déjà Lavigerie, ayant laissé derrière lui les discussions conciliaires, s’occupait de hâter ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son rêve.

[160] Collectio Lacensis, VII, col. 905.

Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient fondre sur l’Algérie, en même temps que sur la France.

Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande éclatait : peu de jours après, au Corps législatif, Émile Keller faisait applaudir la lettre d’un évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition de la France, comme aumôniers, comme ambulanciers ; cet évêque, qui bientôt allait autoriser ses fabriques à donner leurs cloches pour en faire des canons, était Lavigerie. En quelques semaines, l’Algérie dut se priver d’une moitié de son clergé : première étape dans l’appauvrissement spirituel.

Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça la proclamation de la République ; ce fut tout de suite, dans la ville, un bouillonnement de lie. « L’archevêque emprisonne les orphelins », murmurait une populace menaçante ; « il faut les délivrer ». On parlait de ses millions, on criait des journaux qui racontaient, en les travestissant, « les faits et gestes du citoyen Charles ». Il se sentait tellement écœuré, qu’un instant, devant l’un des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau, déclara qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans de telles heures d’abattement, qu’il se reprochait ensuite comme des lâchetés, cet incomparable moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner, et puis fourvoyer, par l’orgueil d’agir ; habitué à la fréquente soumission des hommes, à la fréquente soumission des circonstances elles-mêmes, il était bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois, tout d’un coup, s’opposer à sa puissance le plus humiliant de tous les obstacles, celui qui provient d’une défaillance intérieure de volonté ; ces heures-là, et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient à certaines disciplines d’anéantissement qui le préservaient d’une périlleuse griserie.

Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il voyait, en 1871, dans cette Maison Carrée où, sous la pression de la nécessité, il avait rassemblé tous ses orphelins, une atroce famine s’installer. Il y avait là cinq cents enfants qui vivaient de feuilles de bourrache et de patates ; et les Pères Blancs partageaient leur menu, besognaient avec eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la nuit, rapiéçaient les hardes de tous ces petits miséreux. Lavigerie souffrait cruellement : il s’exacerbait, devenait dur, rudoyait parfois les enfants, bousculait parfois les Pères, ne se maîtrisait plus. Il ne lui venait plus un sou de la France, qui se débattait contre l’acharnement du Prussien ; il demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir entrepris une œuvre que la faillite menaçait. « Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur liberté », signifiait-il un jour au P. Charmetant. — « Ils ont répondu qu’ils voulaient rester », lui rapporta le Père, le lendemain. — Et l’archevêque de répliquer : « Ah ! pauvres chers insensés, que vont-ils devenir ? » Sa dépression personnelle s’accentuait : plus moyen, pensait-il, de garder les enfants ; il fallait liquider, partager entre ceux qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées, renvoyer les autres. Et le P. Charmetant répondait : « Non, monseigneur, jamais, jamais ! » L’archevêque alors, le pressant sur son cœur, lui disait : « Restez donc, puisque vous le voulez ; c’est votre affaire, ce n’est plus la mienne. Vous aurez la honte de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour rien, je pars. » On était alors au cœur de l’hiver, il partit. Et ce fut l’honneur de ces premiers Pères Blancs de ne point l’accuser de désertion et de ne point déserter eux-mêmes la tâche que leur avait remise, naguère, son esprit de confiance dans l’avenir, momentanément affaibli. Cette nature était si spontanément en dehors, que les fléchissements s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir la grandeur soutenue, rayonnante.

On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se ressaisissait. Toutes ses pensées se tendaient vers l’Algérie, pour les lendemains de la guerre. Une note qu’il remettait au gouvernement de Tours réclamait des terres pour établir des colons, et des colons pour peupler les terres, — des colons qui ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas « l’écume de la France ». Candidat dans les Landes, aux élections d’où sortit l’Assemblée nationale, il eût souhaité pouvoir dire à la France, comme député, tout ce qu’elle était en droit d’attendre de sa colonie d’Algérie, et tout ce que cette colonie devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant de son diocèse, ou peut-être à cause de ce geste, le souvenir de ses orphelins l’obsédait ; il négociait avec des orphelinats de Marseille, de San Pier d’Arena, qui pourraient éventuellement les accueillir. Et il écrivait à ses Pères Blancs : « Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas aller au découragement. »

Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie ; c’était pour y trouver la Kabylie en flammes. Quelle cruauté pour lui, après les espérances qu’il avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation française et chrétienne ceux-là mêmes en qui il s’était plu à saluer un ancien peuple chrétien ! « C’est la faute, disait-il, à la politique française, qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans fanatiques. » Il eut cette idée que l’Église devait aller vers eux, pour leur faire tomber les armes des mains ; il envoya le P. Charmetant à la recherche de Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection : Mokrani fut tué sans que le Père eût pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro pouvait parlementer avec un autre chef d’insurgés ; mais un coup de pistolet, qui tuait le prêtre, interrompait subitement l’entretien[161]. Entre l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les Kabyles qui semblaient parfois accepter le rendez-vous, la fureur même de la guerre faisait barrière.

[161] Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871), voir Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, p. 305-308 (Alger, Jourdan, 1891).

L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix, et Lavigerie put constater qu’après ces tourmentes successives, les œuvres qu’en 1870 il avait laissées derrière lui étaient assurément affaiblies, mais que pourtant elles demeuraient debout.

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