Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
III. — La période apostolique de la croisade : les discours de Paris, Londres et Bruxelles.
Le 1er juillet, à Paris, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans plus tôt, dans cette église, couché sur les marches de l’autel, il avait promis de dévouer aux membres souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur ; vieillard qui penchait vers la tombe, il continuait d’accomplir cette promesse en commençant au nom du Pape une prédication de croisade, « honneur suprême, disait-il, d’une vie qui va finir ». On voyait alors Lavigerie étaler le spectacle de l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur ; il fallait que le monde chrétien se soulevât d’un « mouvement immense d’indignation et de pitié » ; il fallait de l’or, il fallait des jeunes gens.
De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient à leur cardinal : « Le chef arabe promet de partir demain matin de bonne heure et nous laisse racheter, parmi les victimes de la chasse de cet après-midi, les femmes et les enfants dont nous pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer dans leurs foyers ; mais aussi du désespoir des pauvres malheureux qui ne peuvent participer à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés à leurs cangues, au milieu de leurs cris de désespoir ! Oh ! que n’avons-nous, du moins, de quoi les délivrer tous ! »
Mais ces rachats, c’était encore, en définitive, une concession à la force brutale : Lavigerie voulait un remède plus prompt, plus efficace, plus décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de Malte et de Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre teutonique, s’armaient pour la défense des faibles et suppléaient à ce que l’autorité des États réguliers ne pouvait alors accomplir ni même tenter, Lavigerie s’écriait :
« Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers pays de l’Europe, ne ressusciteriez-vous pas, dans les contrées barbares de l’intérieur de l’Afrique, ces nobles entreprises de nos pères ? » Et confiant ces vœux aux journalistes de toutes les opinions, pour être propagés, répercutés, il évoquait, en terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour saint Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait jusqu’en Asie Mineure : « Passe la mer, et viens nous secourir. » L’Afrique esclave, aujourd’hui, lançait vers la France la même clameur.
Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous la présidence de lord Granville. Il glorifiait Wilberforce, avocat infatigable des esclaves. Il redisait l’appel suprême du grand explorateur Livingstone, qu’il venait de relire, gravé sur son tombeau, à Westminster : « Je ne puis rien faire de plus que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes du ciel descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais, Américains ou Turcs, qui contribueront à faire disparaître de ce monde la plaie affreuse de l’esclavage. »
Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie présentait à son auditoire anglais quatre cents témoins dont il allait dire le témoignage : c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses cents Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs. Témoins d’élite, ceux-ci au moins, puisqu’ils s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs dépositions, le cardinal Manning faisait voter la résolution suivante :
« Le temps est maintenant arrivé où toutes les nations de l’Europe qui, au Congrès de Vienne en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont pris une série de résolutions condamnant sévèrement le commerce des esclaves, doivent prendre des mesures sérieuses pour en arriver à un effet pratique. Comme les brigands arabes, dont les dévastations sanguinaires dépeuplent en ce moment l’Afrique, ne sont ni sujets à des lois ni sous une autorité responsable, il appartient aux gouvernements de l’Europe d’assurer leur disparition de tous les territoires où ils ont eux-mêmes quelque pouvoir. Ce meeting se propose également de faire instance auprès du gouvernement de Sa Majesté, pour que, de concert avec les pouvoirs européens qui réclament en ce moment une possession ou une influence territoriale en Afrique, il adopte telles mesures qui puissent assurer l’abolition de l’affreux commerce des esclaves, qui est encore maintenant pratiqué par ces ennemis de la race humaine. »
Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption, c’est à Bruxelles que Lavigerie parlait. Sur ses lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie et du bon grain recevait une interprétation nouvelle : l’homme qui jetait le bon grain, c’était le roi Léopold, semeur de la civilisation sur un territoire grand comme soixante fois la Belgique ; les gens qui dormaient autour de lui, c’étaient les catholiques belges ; et l’ennemi, qui pendant leur sommeil avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste. Lavigerie décrivait, dans les provinces du Haut-Congo, son œuvre de mort, qui dans certaines régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley, qu’un nègre sur deux cents ; il insistait sur ces cruautés, quelque répugnant qu’en fût le récit. « Pour sauver l’Afrique intérieure, criait-il, il faut soulever enfin la colère du monde. » Il disait aux Belges : « Vous êtes en présence de provinces qui agonisent ; il faut sans retard leur venir en aide. » Leur roi le voulait, et il leur répétait les paroles royales. Dieu le voulait, et il faisait parler le Christ, qui, s’ils demeuraient indolents, leur dirait un jour : « C’est avec les noirs, avec vos noirs, que j’ai souffert et que vous m’avez abandonné. » « Avez-vous, demandait-il à ses auditeurs, le sentiment de la liberté, de la dignité, de la grandeur de notre nature ? ou êtes-vous nés pour accepter que l’on s’endorme sous le joug de l’esclavage ? Peuple de la Belgique, tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables questions puissent être adressées ! L’amour de la liberté, la noble fierté humaine, tu les as montrés à toutes les pages de ton histoire, et si tu es aujourd’hui un peuple libre, jouissant de tous les droits de la conscience, tu le dois à l’horreur de la servitude et au sang que tu as versé pour ton indépendance ! » Il réclamait cent jeunes Belges décidés à être des héros et à délivrer de ce fléau la province du Haut-Congo. Cela suffirait, pour que ces esclavagistes qui fièrement disaient : « Le souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre », fussent désormais tenus en échec. Il souhaitait un million pour que cette petite armée de libérateurs eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui ferait la police.
Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge, celle de l’ambassadeur de Turquie, pour accuser Lavigerie de donner à la croisade projetée le caractère d’une expédition contre l’Islam. Obtenez de vos docteurs, lui ripostait en substance Lavigerie, qu’ils déclarent contraire au droit naturel et divin la capture et la vente de l’infidèle par le croyant. Mais en attendant qu’ils fissent cette déclaration, contraire aux commentaires les plus qualifiés du Coran, le cardinal maintenait : « Tous les souverains musulmans indépendants de l’Afrique pratiquent l’esclavagisme ; tous les chefs esclavagistes sont musulmans ; la Turquie n’empêche que pour la forme, et très imparfaitement, la vente des esclaves, dans ses provinces d’Afrique et dans ses provinces d’Asie ; les interprètes du Coran ne condamnent pas l’esclavagisme ; les juges musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent jamais contre lui. » Lavigerie possédait ses sources : il savait citer Nachtigal, déclarant quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans du Fezzan la traite était pleinement légitime et qu’ils la considéraient comme une branche d’affaires s’accordant avec leurs convictions religieuses ; il savait citer Schweinfurth, qui jadis avait montré Mehemet Ali lui-même faisant de la chasse aux esclaves une source légale de revenus pour le Trésor ; il avait retenu ce propos, recueilli par des officiers anglais sur certaines lèvres musulmanes : « Allah destine les Africains à nous servir. »
Il n’était pas à court d’arguments, et comme un journal de Paris l’accusait de crier sus au mahométisme, de vouloir armer contre les musulmans le bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire, il ripostait que tout ce qu’il demandait, c’était le désarmement de ces brigands atroces qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais, sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous prétexte de religion. A ce moment même, les nouvelles du Tanganyika annonçaient la capture par les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés d’esclaves, véritables squelettes fiévreux, couverts de plaies, entassés comme des harengs.
L’Assemblée des catholiques allemands, tenue à Fribourg en Brisgau, recevait de Lavigerie un long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il était : cinq cents musulmans à désarmer, à rendre aux pays d’où ils étaient venus. Et il disait avec l’explorateur Cameron : « Ce n’est pas par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus. »
Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût mis hors d’état de nuire, et Lavigerie annonçait que les missionnaires étaient à leur poste, d’avance, pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait ; qu’ils venaient de racheter, cette année même, dans la mission de Kubanga, cent cinquante esclaves, et que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves noires qui se présentaient.
Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade universelle des États contre l’esclavagisme. Mais Lavigerie réfléchissait que ces États avaient des intérêts propres, et que leurs interventions mêmes contre ce fléau leur procureraient probablement des bénéfices politiques, récompense naturelle de leurs efforts. Dès lors, dans un comité universel de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques couraient le risque de s’affronter, de se combattre ; et si l’on voulait créer un immense budget antiesclavagiste où les divers États puiseraient pour les besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés diplomatiques étaient à craindre. Lavigerie, pour écarter ce péril, décida que dans les diverses capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux, indépendants les uns des autres, qui trouveraient, sur leur territoire même, leurs ressources, et qui les emploieraient, en Afrique, pour leurs propres campagnes nationales contre l’esclavage.
Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie rêvait, tenacement, d’un petit détachement international de bonnes volontés, qui s’en iraient faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert, depuis dix ans, entouré de sa petite armée de trois cents noirs, faisait régner la paix sur un vaste territoire : il n’y avait pas de caravane esclavagiste en ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce précédent, faisait appel à des volontaires qui seraient comme les cadres européens de troupes indigènes, et qui surveilleraient les grandes routes et fermeraient le passage aux convois d’esclaves ; volontiers eût-il demandé une sorte de gendarmerie sacrée pour l’intérieur de l’Afrique.
Une telle carrière pouvait être pour des apôtres une occasion de sainteté ; pour des déclassés, un moyen de relèvement ; pour des inquiets, tracassés par le démon de l’aventure, une source de jouissance. Les candidatures se multiplièrent : sept cents Belges et beaucoup plus de Français. Il y eut en peu de jours deux mille demandes d’enrôlement, parmi lesquelles le cardinal voulait qu’on fît un choix sévère. Et les messages de tous ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon de guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en fait, au 1er janvier 1888, « ni la philosophie ni l’économie politique, ni les assemblées, ni les gouvernements n’avaient pris en mains, d’une manière pratique, la cause de l’esclavage africain, et que, depuis le mois de mai de la même année, cette cause s’agitait dans tous les esprits et dans tous les cœurs. » Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de son cardinal, et leurs deux échos continuaient de se répercuter, de se fortifier mutuellement.
Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait que France et Belgique, Angleterre, Allemagne, Portugal[235], eussent répondu à ses appels. « Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le Pape au cardinal, là où il s’agit du salut des hommes ! » Il lui envoyait trois cent mille francs pour être partagés entre les divers comités antiesclavagistes, et il ajoutait : « Nous ne doutons pas que les Italiens et les Espagnols deviennent, avec le même cœur, les promoteurs et les auxiliaires d’une telle œuvre. »
[235] En ce qui regarde le Portugal, voir Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 378-381.