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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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CHAPITRE III
LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR : LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE

I. — Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique équatoriale.

Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse d’Alger, avait construit quarante-neuf lieux de culte, établi onze congrégations, dépensé pour les besoins de ses ouailles huit millions huit cent soixante-dix mille francs. On l’avait, sans cesse, senti préoccupé d’enseigner à la France le bon usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire du passé, dans des initiatives scolaires, dans des initiatives charitables, l’amorce d’un contact entre les populations musulmanes et les assises chrétiennes de la civilisation française ; et il lui avait plu d’être salué comme « le premier colon de l’Algérie ». Il fut souvent, pour les gouverneurs successifs, le conseiller des heures difficiles, un conseiller qui savait encourager, réconforter. « Je vous plains, madame, disait-il à la femme de l’un d’entre eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne soit venue dans mon cabinet pour y pleurer[189]. »

[189] Cambon, le Gouvernement général de l’Algérie, p. 258 (Paris, Champion, 1922).

En 1878, l’époque était proche où il allait avoir deux capitales : à côté d’Alger, sa métropole concordataire, où parfois il se sentait inquiété, gêné, par la politique religieuse de la République, Carthage, bientôt, lui sera comme une seconde métropole, dans laquelle on le verra, avec une souveraine aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay pour le prestige extérieur de la France. Une biographie détaillée de Lavigerie, à partir de 1878 et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé sur les archives des Affaires étrangères : là seulement, on pourrait suivre, au jour le jour, la collaboration, parfois paradoxale d’apparence, entre cet homme d’Église et un État qui déjà se qualifiait de laïque, mais qui n’admettait pas que les effervescences d’anticléricalisme fussent autre chose que des scènes de ménage, entre Français, dans l’enceinte de la France.

Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître, en février 1878, la création par Rome des missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères. « Évêque français de l’Afrique, disait-il, je n’ai pas cru pouvoir rester indifférent à une œuvre si considérable de civilisation, qui intéresse également l’humanité, la science et la religion. J’ai pensé qu’il serait avantageux pour la France d’être représentée, dans ces vastes régions encore mystérieuses, non pas seulement par des pionniers isolés, comme les autres peuples, mais par une corporation qui pourra donner à son action civilisatrice et scientifique la suite, la durée, l’étendue, qui la rendent puissante. Dix prêtres de la Société des missionnaires, dont je suis le supérieur, se préparent à partir très prochainement en avant-garde pour Zanzibar. » Tous les termes sont ici pesés ; ce n’est pas l’archevêque d’Alger qui parle, mais, comme eussent dit les légistes, le supérieur d’une congrégation. Une congrégation, c’est une force, où la communauté des disciplines, et des souffrances, et des mérites, et des ambitions, ajoute à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie collective : pour cette organisation d’Église, qui là-bas représentera la France, Lavigerie demandera au ministère une recommandation près de nos consuls, un passage gratuit sur nos paquebots.

L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs répondait pleinement à celui de leur chef : « Une autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans nos cœurs à celles de la foi : la pensée de la France. C’est pour elle aussi que nous allons travailler. Nous sommes les premiers Français qui, envoyés par notre évêque, Français comme nous, allons porter sa langue et son influence dans les profondeurs africaines. D’autres nous suivront un jour, et cette route pacifique que nous allons tracer, où peut-être nous laisserons nos tombes, sera poursuivie par les conquérants pacifiques de notre France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont précédée ; elle ne pouvait manquer plus longtemps à ce grand rendez-vous de l’humanité et de la civilisation[190]. »

[190] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 101.

D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs et des âmes était faite. Cinq d’entre eux, le P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de la région du Nyanza ; les cinq autres, le P. Pascal en tête, de celle du Tanganyika. Des instructions de Lavigerie, qu’ils emportaient avec eux, leur disaient, en formules incisives : « Dans vos souffrances, songez au triomphe des martyrs ; sans cela vous ne serez que des voyageurs vulgaires, et, comme je vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au lieu d’être des hommes de Dieu… Pour une si grande œuvre, il faut avoir assez de foi pour demander des miracles. De la foi, beaucoup de foi, c’est tout ce qu’il faut pour les obtenir. » Tel était leur viatique spirituel ; et pensant, d’autre part, à « nos pauvres barbares civilisés de France et d’Europe », Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur et l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils trouvaient l’occasion, sous ces latitudes équatoriales, de cultiver un peu les sciences naturelles et de fournir quelques renseignements aux sociétés savantes. Seize siècles plus tôt, cette question : A-t-on le droit de courir au martyre, de le rechercher ? avait déchiré les chrétientés africaines ; la solution de bon sens et d’humilité que lui avait alors donnée l’Église de Rome trouvait un écho sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait : « Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza est redoutable aux voyageurs. »

Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient à Zanzibar en juin. Le P. Charmetant et le P. Deniaud les avaient précédés. A eux deux, faisant l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser les troupes de porteurs nègres qui devraient les escorter, et d’hommes armés qui devraient les défendre ; ils avaient rassemblé les innombrables objets qu’une pareille caravane devait emporter avec elle pour les offrir, comme droits de péage, aux petits souverains dont on traverserait le territoire ; c’était un véritable capharnaüm, où resplendissaient de somptueux habits de cérémonie, achetés au Temple, et destinés à parer les courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets eux-mêmes. Car dans ces régions où la terrible mouche tsé-tsé tuait les animaux domestiques, où les principicules sauvages ne connaissaient aucune monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi un véritable bazar ambulant, qui exigeait de nombreuses épaules humaines.

Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans la meurtrière Afrique, les Dix recevaient des lettres de Lavigerie, qui leur disait : Je prie pour vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre. L’équipe destinée au Tanganyika, bientôt réduite à quatre par la mort du P. Pascal, ne devait arriver à destination qu’en janvier 1879 ; il fallut six mois de marche encore aux cinq apôtres de l’Ouganda pour qu’ils fussent au but. Sans rien perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait presque simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger et à Tunis, à Paris et aux Grands Lacs, c’est dans cette dernière région que la pensée de Lavigerie s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait ses fils, aventureusement expédiés ; elle cherchait, parmi les petits clercs de son séminaire, les recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer les martyrs.

J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint de 1879, dans un discours tout haletant : il répétait ce cri suppliant du Christ en croix, le commentait, conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes. La première caravane cheminait encore, que déjà la seconde se préparait[191]. Les lettres qu’il adressait à Paris, à la procure des Pères Blancs, s’occupaient des moindres détails du nouveau bazar qu’il y avait à acheter, à encaisser, à transporter. Comme escorte armée, pour cette seconde caravane, il voulait d’anciens zouaves pontificaux : Charmetant fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et l’imagination débridée de Lavigerie voyait en eux les fondateurs éventuels d’un royaume chrétien au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait très puissant, probablement en peu de temps. Ce serait un chapitre nouveau s’ajoutant, sous les regards du dix-neuvième siècle finissant, à l’histoire des royautés jadis fondées par l’Église aux marches de la civilisation chrétienne ; et Lavigerie semblait impatient, déjà, de mettre ce chapitre au net, avant même que le brouillon n’en eût été ratifié dans le plan divin.

[191] Voir Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux Grands Lacs de l’Afrique équatoriale (Alger, Jourdan, 1879).

Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale, des instructions nouvelles : ne pas élever à l’européenne les petits nègres, non plus que Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en Hébreux les petits Romains, non plus qu’Irénée n’avait voulu transformer en Grecs les petits Lyonnais ; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas de mort, sans qu’ils eussent été postulants depuis deux ans. Le 2 juin 1879, à Notre-Dame d’Afrique, Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux Écossais, anciens zouaves pontificaux ; en chape rouge et or, au pied de l’autel, il leur donnait l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire de sa cathédrale, il commentait leur imminent départ, — le départ des douze Pères ou Frères missionnaires dont ils allaient être les protecteurs. « Les voici qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants pacifiques ! Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les plaines brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières qui s’élèvent en face de tes rivages. Tu vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur croix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la mort[192]. » Lavigerie les chargeait, au nom du Saint-Siège, d’être, pour les populations qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de délivrance. « Dites-leur, à ces peuples nouveaux, que ce Jésus dont vous leur montrerez la croix est mort entre ses bras pour porter toutes les libertés au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, la liberté des peuples contre le joug de la tyrannie, la liberté des consciences contre le joug des persécuteurs, la liberté du corps contre le joug de l’esclavage. » Et son geste de bénédiction s’élevait sur ces missionnaires en partance, « au nom de Pierre qui, captif dans la personne de Léon, préparait le dernier coup porté à l’esclavage moderne, au sein même de cette Rome où Paul prisonnier portait le premier coup à l’antique servitude. »

[192] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 77.

Quelques minutes encore, il parlait, regrettant que ses forces lui interdissent de partir avec eux, d’être là-bas le sacrificateur, à cet autel où leur sang viendrait peut-être se mêler au sang de l’Agneau. Puis, descendant de chaire, il allait, devant l’autel, s’agenouiller à leurs pieds, et les baisait ; et tous les autres Pères, tous les novices, tous les hommes présents, faisaient de même ; le célèbre discours de Fénelon sur la fête de l’Épiphanie recevait ainsi, dans cette cathédrale, une sorte de sanction liturgique. Un an plus tard, hélas ! huit de ces partants, missionnaires ou zouaves, avaient déjà succombé à la fièvre et semé de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout autre que Lavigerie se fût peut-être découragé ; mais ces catastrophes mêmes étaient, pour lui, un motif de s’acharner.

Il chargeait le Père Deguerry de remonter le Haut-Nil pour y trouver, éventuellement, une nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même attendre le fruit de cette exploration, il préparait une troisième caravane qui allait, avant la fin de 1880, gagner Zanzibar. « Nous jurons ensemble, la Société missionnaire et moi, proclamait-il devant ce troisième contingent d’apôtres, nous jurons de mourir tous jusqu’au dernier, plutôt que d’abandonner ces missions de l’Équateur. » Et tous ces Pères Blancs, tous leurs novices, juraient avec lui. Un Breton, ancien zouave de Lamoricière et de Charette, le capitaine Joubert, était de l’expédition ; il n’avait pu, naguère, sauver le royaume du Pape ; il allait peut-être, en Afrique, donner au Pape un royaume. Car de plus en plus vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie : à Kabele et au Haut-Congo, la Propagande venait de créer pour ses Pères Blancs deux nouveaux vicariats. Le Père Charbonnier, récemment nommé Supérieur général, régnait désormais, de son observatoire de Maison Carrée, sur quatre champs de mission.

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