Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
VI. — Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX ; ses nouveaux projets.
L’œuvre algérienne se poursuivait : de nouveaux postes de Pères blancs s’organisaient chez les Kabyles ; le village de Sainte-Monique, récemment fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait à son tour des ménages d’Arabes chrétiens. La collaboration entre l’armée et l’Église, dont le discours archiépiscopal avait été comme le manifeste, s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création d’un établissement de bienfaisance pour les indigènes : le général Wolf, naguère, avait, pour cette fondation, apporté au préfet une somme de 38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division militaire. Bit Allah, maison de Dieu, ainsi s’appelait cet hôpital ; il s’inaugurait, en février 1876, par une somptueuse solennité religieuse où tout Alger s’était transporté ; une fantasia y succédait, puis un repas biblique de 4 000 Arabes groupés, en plein air, autour des moutons et des bœufs rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient ; Bit Allah serait le centre, d’où leur charité rayonnerait : « Elles parleront aux femmes indigènes, proclamait Lavigerie, un langage plus puissant que celui de nos armes[180]. » Elles avaient ordre, chaque matin, avec leur petit panier de remèdes et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de parcourir les villages avoisinants pour soigner les malades au nom de Dieu, et pour ramener parfois à l’hôpital ceux que la mort menaçait. « C’est pour un prince, tout cela ? » avaient dit d’abord les Arabes en voyant l’accueillante bâtisse ; et lorsqu’ils apprenaient que c’était pour eux, et pour les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant fatalisme, le chef même de la fantasia, ancien compagnon d’Abd-el-Kader, disait à Lavigerie : « Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France lors de la conquête du pays, aujourd’hui je la fais parler pour fêter la conquête que la France a faite de tous les cœurs. » Un autre cheick ajoutait : « La première fois que je t’ai vu, je te prenais pour un marabout comme les autres. Mais à présent, je vois que tu pourrais, à toi seul, faire tourner la moitié du monde. »
[180] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 249.
La moitié du monde, peut-être, et nous verrons bientôt l’action européenne qu’exerceront les campagnes antiesclavagistes du cardinal Lavigerie. Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas ! c’était, à Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait, en 1876, que dans le prochain exercice français des crédits affectés au diocèse d’Alger devaient être diminués de moitié. On lui supprimait 209 000 francs. D’un coup d’œil, il mesura les ruines que cette disette pécuniaire entraînerait ; beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce même ressemblait à un avertissement. Il constatait que chacun de ses villages chrétiens coûtait des centaines de mille francs pour trois cents habitants. « C’est bien cher, disait-il, et il faut qu’une mission soit bien riche pour pouvoir en faire plusieurs. C’est donc là une exception, ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut ainsi arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose pratique[181]. » Peu à peu son œuvre africaine allait prendre le pas sur son œuvre algérienne, et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait de se sentir le maître des lendemains. « En France, tout semble finir, écrivait-il mélancoliquement au sujet de la situation politique ; dans l’immense Afrique au contraire, tout commence, et nos missions sont en même temps l’œuvre et le gage de l’avenir. »
[181] La Société des missionnaires d’Afrique, p. 28.
Tout avait commencé par des martyres. Trois Pères Blancs, Paulmier, Menoret, Bouchaud, s’étaient mis en route pour Tombouctou, en décembre 1875, « avec l’ordre et la résolution de s’établir définitivement dans la capitale du Soudan, ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix. » Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient de jeunes esclaves noirs, qui peut-être, élevés par l’archevêque, deviendraient plus tard des médecins, pour le salut de leurs peuples ; et Lavigerie caressait l’espoir « que parmi ces enfants se trouverait quelque grande âme, puissante et bonne, et que cette âme, un jour, suffirait à allumer de proche en proche, chez des peuples courbés sous tant de maux, l’incendie qui finirait par consumer l’esclavage, cause unique de tous leurs genres d’abaissements. » Lavigerie, hélas ! dans les premiers mois de 1876, n’avait pas vu survenir les convois d’enfants attendus, mais d’angoissantes rumeurs qui annonçaient que les Touareg du Sud avaient massacré les trois missionnaires ; « ces pauvres enfants, gémissait-il, c’est moi qui suis la cause de leur mort », et le gouvernement général interdisait qu’on recommençât des expéditions semblables, par cette route néfaste. Mais les Pères Blancs, eux, étaient tous prêts à recommencer, à partir, par cette route ou par une autre, pour remplacer leurs premiers martyrs. « Tous veulent partir pour le Sahara, écrivait Lavigerie, afin de ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce moment, la guerre sainte y est déclarée. Mais je m’oppose à un si beau geste, avec la prudence du vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne se défait en un jour. »
Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui préparer un champ plus vaste encore. Léopold II, roi des Belges, fondait en 1876 l’Association internationale pour l’exploration de l’Afrique : toutes les nations policées étaient conviées, par le discours royal, à ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré. « Que fera l’Église ? que doit-elle faire ? » méditait anxieusement Lavigerie[182]. Il constatait que l’Association faisait abstraction de toute religion, mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes ; par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile passât, pénétrât, s’installât. De tous côtés, sur le littoral, des missions chrétiennes cernaient « la pauvre race de Cham » : allait-on laisser explorateurs et marchands s’enfoncer au centre du continent noir, sans que l’Église elle-même avançât ? Lavigerie voulait présider à cette avance, et, d’un geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient et s’impatientaient. La France politique chicanait à son archevêché d’Alger quelques miettes budgétaires ; il songeait à démissionner, à n’être plus qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique. Les Pères Blancs, au 1er janvier 1877, étaient avertis de son projet de démission ; mais Pie IX, pressenti, lui ordonnait d’y renoncer[183]. Il conserverait donc l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre, un an plus tard, un coadjuteur. Il le conserverait, malgré le vote du Conseil général, où les voix françaises, prévalant sur les voix musulmanes, décidaient la suppression de tous les crédits accordés à des congrégations religieuses sur le budget de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape, en janvier 1878, il l’entretenait du centre de l’Afrique, et de Tunis, et de Sainte-Anne de Jérusalem, — trois projets nouveaux dont un seul eût suffi pour remplir une fin de vie, et même une vie tout entière.
[182] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 22 et suiv.
[183] Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 370-371.
Quelques mois encore, et la mort allait libérer Pie IX de son long calice de tristesses, sans cesse rempli, sans cesse alourdi, par l’hostilité des puissances politiques. Ces foules ferventes, qui depuis 1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens, lui parlaient sans cesse, dans leurs assidus pèlerinages, d’évêques persécutés, de congrégations chassées, de projets de loi qui, sous le nom de liberté, déguisaient des oppressions. Chaque jour s’accentuait le contraste entre l’idéal de société chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements pontificaux, et les mœurs politiques de l’Europe et de l’Amérique. Et le malheur des temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent auprès de ses douleurs pour lui dire les leurs et tenter d’être consolés.
Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX, le 21 juillet 1877, n’apportait, lui, ni doléances, ni gémissements, et montrait au pape trois nouveaux domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs, ouvrir à l’Église de Rome.
La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie, visitant à Carthage la colline de Byrsa où saint Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants arabes qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de Dieu et de saint Louis. Ces Arabes, en leur cœur, se souvenaient donc du roi de France ? De par un traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul général Matthieu de Lesseps, la France était devenue propriétaire de ce terrain au moment même où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue quitte en faisant édifier, sous la monarchie de Juillet, une médiocre chapelle, pouvant contenir une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire, tel quel, avait joué son petit rôle ; le bey de Tunis, Achmet, aimait à dire que la miséricorde et la vérité s’y rencontraient, que la justice et la paix s’y embrassaient ; et lorsqu’un jour de 1843 une famille d’esclaves, fuyant les mauvais traitements d’un maître, était venue chercher asile dans cette chapelle auprès du « santo sultan » des Français, le bey avait déclaré : cette famille sera libre, et désormais tout enfant qui naîtra de parents esclaves sera libre[184]. Un prêtre de France, l’abbé Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier : quelque temps durant, avec le concours de sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il avait essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire prospérer, aux alentours, un collège Saint-Louis, un petit hôpital Saint-Louis ; mais après sa rentrée en France, dans les premières années du second Empire, la chapelle, l’enclos, étaient rapidement tombés dans un état de « délaissement navrant »[185] ; et la statue même devant laquelle s’égrenaient, une fois l’an seulement, les prières liturgiques, se trouvait être, par une singulière erreur, une effigie de Charles V, roi de France, baptisée du nom de saint Louis[186]. La générale Chanzy souffrait d’une telle abdication de la France chrétienne ; et Lavigerie avait résolu d’y mettre un terme. Secondé par Roustan, consul général de France, et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875, que le vicariat apostolique de Tunisie, confié aux Capucins italiens, autorisât deux Pères Blancs à s’installer sur cette colline : le pouvoir Romain avait ainsi posé les premières assises de l’installation de la France à Carthage, et Lavigerie, tout de suite, avait fait quêter, en France, pour que sur cette historique colline s’élevât un jour une basilique, commémoratrice des souvenirs[187]. D’opportunes acquisitions de terres l’avaient, en 1876, rendu maître de tout le plateau de l’ancienne acropole carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour un collège français ; et, faisant un pas de plus, au début de juillet 1877, il était venu à Tunis. Il était pleine nuit quand il approchait des portes, elles étaient closes : le factionnaire tunisien, dont le qui vive demeurait sans écho, était sur le point de tirer, quand une voix lui cria, à temps, que c’était le grand marabout des roumis.
[184] Bourgade, Soirées de Carthage ou dialogues entre un prêtre catholique, un muphti et un cadi, p. 3 (Paris, Lecoffre, 1851).
[185] Paul Gabent, Un oublié, l’abbé Bourgade (Auch, imprimerie centrale 1905).
[186] On trouvera dans l’Essai iconographique sur saint Louis, par Gaston Le breton (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse histoire de cette statue de Charles V : enlevée au portail de l’ancienne église des Célestins de Paris pendant la Révolution, elle fut portée au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous le nom de Louis IX ; au retour des Bourbons, elle servit de modèle pour figurer saint Louis. Je dois à l’obligeance du savant Père Delattre et de M. Alfred Merlin ces précieuses explications.
[187] Voir au t. II des Œuvres choisies, p. 357-378, la lettre de Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage.
Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey, la colonie européenne ; il avait constaté qu’Italiens et Maltais, qui tous ensemble étaient une cinquantaine de mille, réduisaient à l’effacement la minuscule population française, qui ne dépassait pas deux milliers d’âmes. Mais des centaines d’indigènes, affluant vers lui de toute la Tunisie, venant coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui réclamer leur dîner, lui avaient attesté tout ce que pourrait, là encore, la charité, mise au service de l’influence catholique et française. La précaire Église tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources nécessaires pour révéler vraiment à l’Islam la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait que cette révélation s’accomplît par des générosités françaises. Ayant ainsi laissé l’impression fugitive d’une souveraineté nouvelle, magnifique et généreuse, et s’étant senti plus souverain, sur cette terre musulmane, en face de ces prêtres italiens, qu’il ne l’était dans sa métropole d’Alger, il commençait à songer : « Pourquoi la France ne mettrait-elle pas un écu sur chaque motte de terre où l’Italie met un homme ? » Il rêvait de voir un jour Tunis, sous les auspices de la France, devenir pour ses missions comme une façon de capitale où jeunes Arabes, jeunes Berbères, jeunes nègres, vivraient à proximité du Christ. Lavigerie, naviguant vers Rome, portait à Pie IX toutes les visions, tous les songes d’avenir, qu’il emportait de la Tunisie ; et déjà sur ses lèvres le nom de Carthage, cessant de désigner une ruine, signifiait une ambition.
Puis, un autre nom historique succédait : celui de Jérusalem. Là aussi, il lui paraissait que Rome, et la France, et ses Pères Blancs, pouvaient, en collaborant, faire une grande œuvre. La France possédait là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne, élevé, d’après la tradition, au lieu même où était née la Vierge Marie. Le patriarche italien n’avait jamais voulu qu’une congrégation française s’y installât. Mettez-y vos Pères Blancs, quand même, disait à Lavigerie le duc Decazes. Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie qu’il éprouverait à lutter pour les prérogatives françaises contre la nation dont Pie IX se plaignait ; et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il était tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze Pères Blancs[188].
[188] L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, est retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre de Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des Œuvres choisies, p. 271-356.
Mais il insistait, surtout, sur une troisième route où il voulait engager ses Pères Blancs et qui ne les acheminerait pas, celle-là, vers quelque métropole historique, mais vers la mystérieuse barbarie de l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que l’Association internationale pour l’exploration de l’Afrique n’avait pas mis la croix sur son drapeau ; que derrière elle, déjà, le protestantisme était en marche ; que les sections anglaise, allemande et américaine de l’Association n’étaient composées que de protestants, et que l’Église romaine risquait d’être devancée, si elle ne se hâtait.
Pie IX ému consultait la congrégation de la Propagande, les divers chefs de missions : l’appel de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente nécessité. « Quel spectacle plein de grandeur, insistait Lavigerie le 2 janvier 1878 dans une lettre au cardinal Franchi : un pape prisonnier dans son palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à ce jour inaccessible de l’Afrique, avec la mission hautement donnée d’y détruire l’esclavage. Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande croisade de foi et d’humanité, qui annoncerait la création d’une armée d’apôtres prêts à marcher à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses de ce siècle et même de l’histoire de l’Église. » L’argent, expliqua-t-il, on le trouverait, pourvu que le pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ; et puis, « avec la foi, selon la promesse du Christ, on transporte les montagnes, les montagnes d’or comme les autres ». Quant aux hommes, Pie IX avait sous les yeux une supplique de cinquante Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour aller à l’assaut du continent noir.
Ce signe s’esquissait à Rome au début de février 1878, au moment même où Pie IX se mourait ; l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale sous la haute direction de Lavigerie, sous la direction immédiate des Pères Livinhac et Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de la Propagande, chose décidée. Un nouveau pape, le 24 février, ratifiait et publiait cette décision ; il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement, tout un monde à convertir, toute une besogne civilisatrice à accomplir, passionnante pour l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune dont un Léon XIII sait gré à un Lavigerie. Tout de suite leurs imaginations s’accordèrent, leurs ambitions se comprirent, leurs audaces s’additionnèrent ; et, quatorze ans durant, les plus glorieux épisodes de l’histoire de l’Église, victoires sur le paganisme, victoires sur l’esclavagisme africain, victoires sur les archaïsmes politiques, seront le fruit de leur collaboration.