Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
II. — Lavigerie devant Léon XIII : son investiture pour la croisade.
En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses évêques, achevait d’abolir l’esclavage : dans cet immense pays où quarante ans plus tôt besognaient deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient libres[234]. Léon XIII préparait, à l’adresse de l’épiscopat brésilien, une encyclique de doctrine et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans plus tôt, dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité que le drapeau de l’abolition de l’esclavage fût arboré hautement par l’Église devant le monde civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février : « Ce n’est pas seulement dans l’Amérique du Sud que l’esclavage existe, c’est surtout en Afrique qu’il conserve toutes ses horreurs. » Et de ces horreurs, Lavigerie parlait au Pape d’après les récits des missionnaires, d’après ceux mêmes des esclaves. « Quatre cent mille hommes par an, disait-il, en sont victimes. En vingt-cinq années, qui paraissent la moyenne de la vie africaine, cela fait dix millions ; dix millions d’hommes actuellement vivants, voués à la vie et à la mort que je viens de décrire. » C’étaient là les chiffres donnés par ses Pères Blancs : l’explorateur Cameron, plus sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes par an. « La destruction de l’esclavage, observait en passant Lavigerie, est le coup le plus terrible que l’on puisse porter au mahométisme. La société musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut, en effet, vivre sans esclaves. »
[234] Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de Nabuco, La Lutte antiesclavagiste au Brésil, dans le compte rendu du congrès international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98.
Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait, en raccourci, dans la lettre qu’au mois de mai Léon XIII adressait aux évêques du Brésil, lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne, toute la série des actes pontificaux, aspirer vers l’émancipation de l’esclave, et la préparer. Le Pape proclamait infâme le commerce de l’homme ; il demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât, qu’on le supprimât ; au nom de la loi divine, au nom de la loi de nature, il le condamnait. Et regardant vers les missionnaires, il ajoutait : « Tandis que, par un concours plus actif des intelligences et des entreprises, de nouvelles voies, de nouvelles relations commerciales sont ouvertes vers les terres africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat de prendre tous les moyens possibles pour procurer le salut et la liberté des esclaves. »
Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican, le jeudi de la Pentecôte, une scène symbolique se déroulait : Léon XIII recevait un pèlerinage africain et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et l’autre par Lavigerie. D’une part, douze Arabes ou Berbères en burnous, musulmans de l’avant-veille ; douze noirs, païens de la veille ; douze Pères Blancs, apôtres et libérateurs. D’autre part, les représentants de la grande cité lyonnaise, qui depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la Propagation de la Foi, donnait un budget à l’apostolat catholique universel. Il y avait là, sous les yeux de Léon XIII, comme un tableau vivant, où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action missionnaire : l’étape de la quête, qui purifie l’or en le mettant au service de la vérité ; l’étape de la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les dépenses, surtout celles de dévouement ; l’étape de la prédication, où les âmes se laissent cueillir et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces images plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature, et qui, à elles toutes seules, donnaient la sensation d’un instant historique marquant un progrès du Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait ces mises en scène avec une ingéniosité de liturgiste, et son éloquence les commentait : il disait à Léon XIII merci pour sa lettre ; et lui montrant les douze noirs naguère vendus comme un vil bétail, et que la générosité de la Sainte-Enfance avait rendus à la liberté et donnés au Christ, Lavigerie redisait au Pape : « Ils ont laissé, dans l’intérieur de notre immense continent, tout un peuple, leur propre peuple, voué à ces effroyables misères. » Une immense Église venait de naître : elle était l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique, à laquelle avaient appartenu, peut-être, les ancêtres de ces hommes en burnous, mais déjà l’Église d’aujourd’hui dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois, comme en témoignaient ces nègres, venus des profondeurs du continent noir ; et cette Église s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait la parole, conjurait derechef États et missionnaires d’employer tous les moyens pour que « cette plaie, ce hideux trafic, la traite des nègres, ne déshonorât pas plus longtemps le genre humain ». Mais se tournant vers Lavigerie, il ajoutait : « C’est sur vous surtout, monsieur le cardinal, que nous comptons. »
C’était une investiture ; Lavigerie, d’un coup d’œil, en mesura la portée. « La cause même de l’humanité, de la liberté chrétienne, de la justice, écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu même, par son vicaire. » « Vous êtes le rédempteur de l’Afrique, commentait Mgr Bourret ; et ce continent vous devra son double salut, naturel et surnaturel. » Lavigerie avait eu l’intention, d’abord, de regagner son diocèse ; mais il lui semblait que l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers Paris, pour y parler « des crimes sans nom qui désolent l’intérieur de l’Afrique », et pour jeter ensuite « un grand cri, un de ces cris qui remuent, jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde est encore digne du nom d’homme et de celui de chrétien ».