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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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THÉODORE,
VIERGE ET MARTYRE.
TRAGÉDIE CHRÉTIENNE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

PLACIDE, CLÉOBULE.

PLACIDE.

Il est vrai, Cléobule, et je veux l'avouer,

La fortune me flatte assez pour m'en louer:

Mon père est gouverneur de toute la Syrie;

Et comme si c'étoit trop peu de flatterie,

Moi-même elle m'embrasse, et vient de me donner [32],5

Tout jeune que je suis, l'Égypte à gouverner.

Certes, si je m'enflois de ces vaines fumées

Dont on voit à la cour tant d'âmes si charmées,

Si l'éclat des grandeurs avoit pu me ravir,

J'aurois de quoi me plaire et de quoi m'assouvir.10

Au-dessous des Césars, je suis ce qu'on peut être:

A moins que de leur rang le mien ne sauroit croître;

Et pour haut qu'on ait mis des titres si sacrés [33],

On y monte souvent par de moindres degrés.

Mais ces honneurs pour moi ne sont qu'une infamie,15

Parce que je les tiens d'une main ennemie,

Et leur plus doux appas qu'un excès de rigueur [34],

Parce que pour échange on veut avoir mon cœur.

On perd temps toutefois, ce cœur n'est point à vendre.

Marcelle, en vain par là tu crois gagner un gendre:20

Ta Flavie à mes yeux fait toujours même horreur.

Ton frère Marcellin peut tout sur l'Empereur;

Mon père est ton époux, et tu peux sur son âme

Ce que sur un mari doit pouvoir une femme:

Va plus outre, et par zèle ou par dextérité,25

Joins le vouloir des Dieux à leur autorité;

Assemble leur faveur, assemble leur colère:

Pour aimer je n'écoute Empereur, Dieux, ni père;

Et je la trouverois un objet odieux

Des mains de l'Empereur, et d'un père, et des Dieux.30

CLÉOBULE.

Quoique pour vous Marcelle ait le nom de marâtre,

Considérez, Seigneur, qu'elle vous idolâtre:

Voyez d'un œil plus sain ce que vous lui devez.

Les biens et les honneurs qu'elle vous a sauvés.

Quand Dioclétian fut maître de l'empire....35

PLACIDE.

Mon père étoit perdu, c'est ce que tu veux dire.

Sitôt qu'à son parti le bonheur eut manqué,

Sa tête fut proscrite, et son bien confisqué;

On vit à Marcellin sa dépouille donnée:

Il sut la racheter par ce triste hyménée [35];40

Et forçant son grand cœur à ce honteux lien,

Lui-même il se livra pour rançon de son bien.

Dès lors on asservit jusques à mon enfance:

De Flavie avec moi l'on conclut l'alliance,

Et depuis ce moment Marcelle a fait chez nous45

Un destin que tout autre auroit trouvé fort doux.

La dignité du fils, comme celle du père,

Descend du haut pouvoir que lui donne ce frère;

Mais à la regarder de l'œil dont je la vois,

Ce n'est qu'un joug pompeux qu'on veut jeter sur moi.50

On élève chez nous un trône pour sa fille;

On y sème l'éclat dont on veut qu'elle brille;

Et dans tous ces honneurs je ne vois en effet

Qu'un infâme dépôt des présents qu'on lui fait.

CLÉOBULE.

S'ils ne sont qu'un dépôt du bien qu'on lui veut faire [36],55

Vous en êtes, Seigneur, mauvais dépositaire,

Puisqu'avec tant d'efforts on vous voit travailler

A mettre ailleurs l'éclat dont elle doit briller.

Vous aimez Théodore, et votre âme ravie

Lui veut donner ce trône élevé pour Flavie:60

C'est là le fondement de votre aversion.

PLACIDE.

Ce n'est point un secret que cette passion:

Flavie, au lit malade, en meurt de jalousie;

Et dans l'âpre dépit dont sa mère est saisie,

Elle tonne, foudroie, et pleine de fureur,65

Menace de tout perdre auprès de l'Empereur.

Comme de ses faveurs, je ris de sa colère:

Quoi qu'elle ait fait pour moi, quoi qu'elle puisse faire,

Le passé sur mon cœur ne peut rien obtenir,

Et je laisse au hasard le soin de l'avenir.70

Je me plais à braver cet orgueilleux courage:

Chaque jour pour l'aigrir je vais jusqu'à l'outrage;

Son âme impérieuse et prompte à fulminer

Ne sauroit me haïr jusqu'à m'abandonner [37].

Souvent elle me flatte alors que je l'offense,75

Et quand je l'ai poussée à quelque violence,

L'amour de sa Flavie en rompt tous les effets,

Et l'éclat s'en termine à de nouveaux bienfaits.

Je la plains toutefois; et plus à plaindre qu'elle [38],

Comme elle aime un ingrat, j'adore une cruelle,80

Dont la rigueur la venge, et rejetant ma foi,

Me rend tous les mépris que Flavie a de moi [39].

Mon sort des deux côtés mérite qu'on le plaigne [40]:

L'une me persécute, et l'autre me dédaigne;

Je hais qui m'idolâtre, et j'aime qui me fuit,85

Et je poursuis en vain, ainsi qu'on me poursuit.

Telle est de mon destin la fatale injustice,

Telle est la tyrannie ensemble et le caprice

Du démon aveuglé qui sans discrétion

Verse l'antipathie et l'inclination.90

Mais puisqu'à d'autres yeux je parois trop aimable [41],

Que peut voir Théodore en moi de méprisable?

Sans doute elle aime ailleurs, et s'impute à bonheur

De préférer Didyme au fils du gouverneur.

CLÉOBULE.

Comme elle je suis né, Seigneur, dans Antioche,95

Et par les droits du sang je lui suis assez proche;

Je connois son courage, et vous répondrai bien

Qu'étant sourde à vos vœux elle n'écoute rien,

Et que cette rigueur dont votre amour l'accuse [42]

Ne donne point ailleurs ce qu'elle vous refuse.100

Ce malheureux rival dont vous êtes jaloux

En reçoit chaque jour plus de mépris que vous;

Mais quand même ses feux répondroient à vos flammes,

Qu'une amour mutuelle uniroit vos deux âmes,

Voyez où cette amour vous peut précipiter,105

Quel orage sur vous elle doit exciter,

Ce que dira Valens, ce que fera Marcelle [43].

Souffrez que son parent vous die enfin pour elle [44]....

PLACIDE.

Ah! si je puis encor quelque chose sur toi,

Ne me dis rien pour elle, et dis-lui tout pour moi;110

Dis-lui que je suis sûr des bontés de mon père,

Ou que s'il se rendoit d'une humeur trop sévère,

L'Égypte où l'on m'envoie est un asile ouvert

Pour mettre notre flamme et notre heur à couvert.

Là, saisis d'un rayon des puissances suprêmes,115

Nous ne recevrons plus de lois que de nous-mêmes.

Quelques noires vapeurs que puissent concevoir

Et la mère et la fille ensemble au désespoir,

Tout ce qu'elles pourront enfanter de tempêtes,

Sans venir jusqu'à nous, crèvera sur leurs têtes,120

Et nous érigerons en cet heureux séjour

De leur rage impuissante un trophée à l'amour.

Parle, parle pour moi, presse, agis, persuade:

Fais quelque chose enfin pour mon esprit malade;

Fais-lui voir mon pouvoir, fais-lui voir mon ardeur:125

Son dédain est peut-être un effet de sa peur [45];

Et si tu lui pouvois arracher cette crainte,

Tu pourrois dissiper cette froideur contrainte,

Tu pourrois.... Mais je vois Marcelle qui survient.

SCÈNE II.

MARCELLE, PLACIDE, CLÉOBULE,
STÉPHANIE.

MARCELLE.

Ce mauvais conseiller toujours vous entretient?130

PLACIDE.

Vous dites vrai, Madame, il tâche à me surprendre;

Son conseil est mauvais, mais je sais m'en défendre.

MARCELLE.

Il vous parle d'aimer?

PLACIDE.

Contre mon sentiment.

MARCELLE.

Levez, levez le masque et parlez franchement:

De votre Théodore il est l'argent fidèle;135

Pour vous mieux engager elle fait la cruelle,

Vous chasse en apparence, et pour vous retenir,

Par ce parent adroit vous fait entretenir.

PLACIDE.

Par ce fidèle agent elle est donc mal servie [46]:

Loin de parler pour elle, il parle pour Flavie;140

Et ce parent adroit en matière d'amour

Agit contre son sang pour mieux faire sa cour.

C'est, Madame, en effet, le mal qu'il me conseille;

Mais j'ai le cœur trop bon pour lui prêter l'oreille.

MARCELLE.

Dites le cœur trop bas pour aimer en bon lieu.145

PLACIDE.

L'objet où vont mes vœux seroit digne d'un dieu.

MARCELLE.

Il est digne de vous, d'une âme vile et basse.

PLACIDE.

Je fais donc seulement ce qu'il faut que je fasse.

Ne blâmez que Flavie: un cœur si bien placé

D'une âme vile et basse est trop embarrassé;150

D'un choix qui lui fait honte il faut qu'elle s'irrite,

Et me prive d'un bien qui passe mon mérite.

MARCELLE.

Avec quelle arrogance osez-vous me parler?

PLACIDE.

Au-dessous de Flavie ainsi me ravaler,

C'est de cette arrogance un mauvais témoignage.155

Je ne me puis, Madame, abaisser davantage.

MARCELLE.

Votre respect est rare, et fait voir clairement

Que votre humeur modeste aime l'abaissement.

Eh bien! puisqu'à présent j'en suis mieux avertie,

Il faudra satisfaire à cette modestie:160

Avec un peu de temps nous en viendrons à bout.

PLACIDE.

Vous ne m'ôterez rien, puisque je vous dois tout.

Qui n'a que ce qu'il doit a peu de perte à faire.

MARCELLE.

Vous pourrez bientôt prendre un sentiment contraire [47].

PLACIDE.

Je n'en changerai point pour la perte d'un bien165

Qui me rendra celui de ne vous devoir rien.

MARCELLE.

Ainsi l'ingratitude en soi-même se flatte.

Mais je saurai punir cette âme trop ingrate;

Et pour mieux abaisser vos esprits soulevés,

Je vous ôterai plus que vous ne me devez.170

PLACIDE.

La menace est obscure; expliquez-la, de grâce.

MARCELLE.

L'effet expliquera le sens de la menace.

Tandis, souvenez-vous, malgré tous vos mépris,

Que j'ai fait ce que sont et le père et le fils:

Vous me devez l'Égypte, et Valens Antioche.175

PLACIDE.

Nous ne vous devons rien après un tel reproche.

Un bienfait perd sa grâce à le trop publier [48]:

Qui veut qu'on s'en souvienne, il le doit oublier.

MARCELLE.

Je l'oublierois, ingrat, si pour tant de puissance

Je recevois de vous quelque reconnoissance.180

PLACIDE.

Et je me souviendrois jusqu'aux derniers abois,

Si vous vous contentiez de ce que je vous dois.

MARCELLE.

Après tant de bienfaits, osé-je trop prétendre?

PLACIDE.

Ce ne sont plus bienfaits alors qu'on veut les vendre.

MARCELLE.

Que doit donc un grand cœur aux faveurs qu'il reçoit?

PLACIDE.

S'avouant redevable il rend tout ce qu'il doit.

MARCELLE.

Tous les ingrats en foule iront à votre école [49],

Puisqu'on y devient quitte en payant de parole.

PLACIDE.

Je vous dirai donc plus, puisque vous me pressez:

Nous ne vous devons pas tout ce que vous pensez.190

MARCELLE.

Que seriez-vous sans moi?

PLACIDE.

Sans vous? ce que nous sommes.

Notre empereur est juste, et sait choisir les hommes;

Et mon père, après tout, ne se trouve qu'au rang

Où l'auraient mis sans vous ses vertus et son sang.

MARCELLE.

Ne vous souvient-il plus qu'on proscrivit sa tête?195

PLACIDE.

Par là votre artifice en fit votre conquête.

MARCELLE.

Ainsi de ma faveur vous nommez les effets?

PLACIDE.

Un autre ami peut-être auroit bien fait sa paix;

Et si votre faveur pour lui s'est employée,

Par son hymen, Madame, il vous a trop payée.200

On voit peu d'unions de deux telles moitiés;

Et la faveur à part, on sait qui vous étiez.

MARCELLE.

L'ouvrage de mes mains avoir tant d'insolence!

PLACIDE.

Elles m'ont mis trop haut pour souffrir une offense.

MARCELLE.

Quoi? vous tranchez ici du nouveau gouverneur?205

PLACIDE.

De mon rang en tous lieux je soutiendrai l'honneur.

MARCELLE.

Considérez donc mieux quelle main vous y porte:

L'hymen seul de Flavie en est pour vous la porte.

PLACIDE.

Si je n'y puis entrer qu'acceptant cette loi,

Reprenez votre Égypte, et me laissez à moi.210

MARCELLE.

Plus il me doit d'honneurs, plus son orgueil me brave!

PLACIDE.

Plus je reçois d'honneurs, moins je dois être esclave.

MARCELLE.

Conservez ce grand cœur, vous en aurez besoin.

PLACIDE.

Je le conserverai, Madame, avec grand soin;

Et votre grand pouvoir en chassera la vie215

Avant que d'y surprendre aucun lieu pour Flavie.

MARCELLE.

J'en chasserai du moins l'ennemi qui me nuit.

PLACIDE.

Vous ferez peu d'effet avec beaucoup de bruit.

MARCELLE.

Je joindrai de si près l'effet à la menace,

Que sa perte aujourd'hui me quittera la place.220

PLACIDE.

Vous perdrez aujourd'hui....

MARCELLE.

Théodore à vos yeux.

M'entendez-vous, Placide? Oui, j'en jure les Dieux

Qu'aujourd'hui mon courroux, armé contre son crime,

Au pied de leurs autels en fera ma victime.

PLACIDE.

Et je jure à vos yeux ces mêmes immortels225

Que je la vengerai jusque sur leurs autels [50].

Je jure plus encor, que si je pouvois croire

Que vous eussiez dessein d'une action si noire,

Il n'est point de respect qui pût me retenir [51]

D'en punir la pensée et de vous prévenir;230

Et que pour garantir une tête si chère,

Je vous irois chercher jusqu'au lit de mon père.

M'entendez-vous, Madame? Adieu: pensez-y bien;

N'épargnez pas mon sang si vous versez le sien;

Autrement ce beau sang en fera verser d'autre,235

Et ma fureur n'est pas pour se borner au vôtre [52].

SCÈNE III.

MARCELLE, STÉPHANIE.

MARCELLE.

As-tu vu, Stéphanie, un plus farouche orgueil?

As-tu vu des mépris plus dignes du cercueil?

Et pourrois-je épargner cette insolente vie,

Si sa perte n'étoit la perte de Flavie,240

Dont le cruel destin prend un si triste cours

Qu'aux jours de ce barbare il attache ses jours?

STÉPHANIE.

Je tremble encor de voir où sa rage l'emporte.

MARCELLE.

Ma colère en devient et plus juste et plus forte,

Et l'aveugle fureur dont ses discours sont pleins245

Ne m'arrachera pas ma vengeance des mains.

STÉPHANIE.

Après votre vengeance appréhendez la sienne.

MARCELLE.

Qu'une indigne épouvante à présent me retienne!

De ce feu turbulent l'éclat impétueux

N'est qu'un foible avorton d'un cœur présomptueux.250

La menace à grand bruit ne porte aucune atteinte,

Elle n'est qu'un effet d'impuissance et de crainte;

Et qui si près du mal s'amuse à menacer

Veut amollir le coup qu'il ne peut repousser.

STÉPHANIE.

Théodore vivante, il craint votre colère;255

Mais voyez qu'il ne craint que parce qu'il espère;

Et c'est à vous, Madame, à bien considérer

Qu'il cessera de craindre en cessant d'espérer.

MARCELLE.

Si l'espoir fait sa peur, nous n'avons qu'à l'éteindre [53]:

Il cessera d'aimer aussi bien que de craindre.260

L'amour va rarement jusque dans un tombeau

S'unir au reste affreux de l'objet le plus beau.

Hasardons; je ne vois que ce conseil à prendre.

Théodore vivante, il n'en faut rien prétendre;

Et Théodore morte, on peut encor douter265

Quel sera le succès que tu veux redouter.

Quoi qu'il arrive enfin, de la sorte outragée,

C'est un plaisir bien doux que de se voir vengée.

Mais dis-moi, ton indice est-il bien assuré?

STÉPHANIE.

J'en réponds sur ma tête, et l'ai trop avéré.270

MARCELLE.

Ne t'oppose donc plus à ce moment de joie

Qu'aujourd'hui par ta main le juste ciel m'envoie.

Valens vient à propos, et sur tes bons avis

Je vais forcer le père à me venger du fils.

SCÈNE IV.

VALENS, MARCELLE, PAULIN, STÉPHANIE.

MARCELLE.

Jusques à quand, Seigneur, voulez-vous qu'abusée

275

Au mépris d'un ingrat je demeure exposée,

Et qu'un fils arrogant sous votre autorité

Outrage votre femme avec impunité?

Sont-ce là les douceurs, sont-ce là les caresses

Qu'en faisoient à ma fille espérer vos promesses,280

Et faut-il qu'un amour conçu par votre aveu

Lui coûte enfin la vie et vous touche si peu?

VALENS.

Plût aux Dieux que mon sang eût de quoi satisfaire

Et l'amour de la fille et l'espoir de la mère,

Et qu'en le répandant je lui pusse gagner285

Ce cœur dont l'insolence ose la dédaigner!

Mais de ses volontés le ciel est le seul maître:

J'ai promis de l'amour, il le doit faire naître.

Si son ordre n'agit, l'effet ne s'en peut voir,

Et je pense être quitte y faisant mon pouvoir.290

MARCELLE.

Faire votre pouvoir avec tant d'indulgence [54],

C'est avec son orgueil être d'intelligence;

Aussi bien que le fils, le père m'est suspect,

Et vous manquez de foi, comme lui de respect.

Ah! si vous déployiez [55] cette haute puissance295

Que donnent aux parents les droits de la naissance....

VALENS.

Si la haine et l'amour lui doivent obéir,

Déployez-la, Madame, à le faire haïr.

Quel que soit le pouvoir d'un père en sa famille,

Puis-je plus sur mon fils que vous sur votre fille?300

Et si vous n'en pouvez vaincre la passion [56],

Dois-je plus obtenir sur tant d'aversion [57]?

MARCELLE.

Elle tâche à se vaincre, et son cœur y succombe;

Et l'effort qu'elle y fait la jette sous la tombe.

VALENS.

Elle n'a toutefois que l'amour à dompter;305

Et Placide bien moins se pourroit surmonter,

Puisque deux passions le font être rebelle:

L'amour pour Théodore, et la haine pour elle.

MARCELLE.

Otez-lui Théodore; et son amour dompté,

Vous dompterez sa haine avec facilité.310

VALENS.

Pour l'ôter à Placide il faut qu'elle se donne.

Aime-t-elle quelque autre?

MARCELLE.

Elle n'aime personne.

Mais qu'importe, Seigneur, qu'elle écoute aucuns vœux?

Ce n'est pas son hymen, c'est sa mort que je veux.

VALENS.

Quoi, Madame? abuser ainsi de ma puissance!315

A votre passion immoler l'innocence!

Les Dieux m'en puniroient.

MARCELLE.

Trouvent-ils innocents

Ceux dont l'impiété leur refuse l'encens?

Prenez leur intérêt: Théodore est chrétienne:

C'est la cause des Dieux, et ce n'est plus la mienne.320

VALENS.

Souvent la calomnie....

MARCELLE.

Il n'en faut plus parler,

Si vous vous préparez à le dissimuler.

Devenez protecteur de cette secte impie

Que l'Empereur jamais ne crut digne de vie;

Vous pouvez en ces lieux vous en faire l'appui [58];325

Mais songez qu'il me reste un frère auprès de lui [59].

VALENS.

Sans en importuner l'autorité suprême,

Si je vous suis suspect, n'en croyez que vous-même:

Agissez en ma place, et faites-la venir [60];

Quand vous la convaincrez, je saurai la punir;330

Et vous reconnoîtrez que dans le fond de l'âme

Je prends comme je dois l'intérêt d'une femme.

MARCELLE.

Puisque vous le voulez, j'oserai la mander:

Allez-y, Stéphanie, allez sans plus tarder.

(Stéphanie s'en va, et Marcelle continue à parler à Valens.)

Et si l'on m'a flattée avec un faux indice,335

Je vous irai moi-même en demander justice.

VALENS.

N'oubliez pas alors que je la dois à tous,

Et même à Théodore, aussi bien comme à vous.

MARCELLE.

N'oubliez pas non plus quelle est votre promesse.

(Valens s'en va, et Marcelle continue.)

Il est temps que Flavie ait part à l'allégresse:340

Avec cette espérance allons la soulager.

Et vous, Dieux, qu'avec moi j'entreprends de venger,

Agréez ma victime, et pour finir ma peine,

Jetez un peu d'amour où règne tant de haine;

Ou si c'est trop pour nous qu'il soupire à son tour [61], 345

Jetez un peu de haine où règne tant d'amour.

FIN DU PREMIER ACTE

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