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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ACTE III.


DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE.

Il se fait ici une si étrange métamorphose, qu'il semble qu'avant que de sortir de ce jardin Persée ait découvert [597] cette monstrueuse [598] tête de Méduse qu'il porte partout sous son bouclier. Les myrtes et les jasmins qui le composoient sont devenus des rochers affreux, dont les masses inégalement escarpées et bossues suivent si parfaitement le caprice de la nature, qu'il semble qu'elle ait plus contribué que l'art à les placer ainsi des deux côtés du théâtre: c'est en quoi l'artifice de l'ouvrier est merveilleux, et se fait voir d'autant plus, qu'il prend soin de se cacher. Les vagues s'emparent de toute la scène, à la réserve de cinq ou six pieds qu'elles laissent pour leur servir de rivage; elles sont dans une agitation continuelle, et composent comme un golfe enfermé entre ces deux rangs [599] de falaises; on en voit l'embouchure se dégorger dans la pleine mer, qui paroît si vaste et d'une si grande étendue, qu'on jureroit que les vaisseaux qui flottent près de l'horizon [600], dont la vue est bornée, sont éloignés de plus de six lieues de ceux qui les considèrent. Il n'y a personne qui ne juge que cet horrible spectacle est le funeste appareil de l'injustice des Dieux et du supplice d'Andromède; aussi la voit-on au haut des nues, d'où les deux vents [601] qui l'ont enlevée l'apportent avec impétuosité et l'attachent [602] au pied d'un de ces rochers.

SCÈNE PREMIÈRE.

ANDROMÈDE, au pied d'un rocher; deux Vents qui l'y attachent; TIMANTE; CHŒUR DE PEUPLE sur le rivage.

TIMANTE.

Allons voir, chers amis, ce qu'elle est devenue, 780

La Princesse, et mourir, s'il se peut, à sa vue.

CHŒUR [603].

La voilà que ces vents achèvent d'attacher,

En infâmes bourreaux, à ce fatal rocher.

TIMANTE.

Oui, c'est elle sans doute. Ah! l'indigne spectacle!

CHŒUR.

Si le ciel n'est injuste, il lui doit un miracle. 785

(Les vents s'envolent.)

TIMANTE.

Il en fera voir un, s'il en croit nos desirs.

ANDROMÈDE.

O Dieux!

TIMANTE.

Avec respect écoutons ses soupirs;

Et puissent les accents de ses premières plaintes

Porter dans tous nos cœurs de mortelles atteintes!

ANDROMÈDE.

Affreuse image du trépas 790

Qu'un triste honneur m'avoit fardée,

Surprenantes horreurs, épouvantable idée,

Qui tantôt ne m'ébranliez pas,

Que l'on vous conçoit mal quand on vous envisage

Avec un peu d'éloignement! 795

Qu'on vous méprise alors! qu'on vous brave aisément!

Mais que la grandeur du courage

Devient d'un difficile usage

Lorsqu'on touche au dernier moment!

Ici seule, et de toutes parts 800

A mon destin abandonnée,

Ici que je n'ai plus ni parents, ni Phinée,

Sur qui détourner mes regards [604],

L'attente de la mort de tout mon cœur s'empare,

Il n'a qu'elle à considérer; 805

Et quoi que de ce monstre il s'ose figurer,

Ma constance qui s'y prépare

Le trouve d'autant plus barbare

Qu'il diffère à me dévorer.

Étrange effet de mes malheurs! 810

Mon âme traînante, abattue,

N'a qu'un moment à vivre, et ce moment me tue

A force de vives douleurs.

Ma frayeur a pour moi mille mortelles feintes,

Cependant que la mort me fuit: 815

Je pâme au moindre vent, je meurs au moindre bruit;

Et mes espérances éteintes

N'attendent la fin de mes craintes

Que du monstre qui les produit.

Qu'il tarde à suivre mes desirs! 820

Et que sa cruelle paresse

A ce cœur dont ma flamme est encor la maîtresse

Coûte d'amers et longs soupirs!

O toi, dont jusqu'ici la douleur m'a suivie,

Va-t'en, souvenir indiscret; 825

Et cessant de me faire un entretien secret

De ce prince qui m'a servie,

Laisse-moi sortir de la vie

Avec un peu moins de regret.

C'est assez que tout l'univers 830

Conspire à faire mes supplices;

Ne les redouble point, toi qui fus mes délices,

En me montrant ce que je perds;

Laisse-moi....

SCÈNE II.

CASSIOPE, ANDROMÈDE, TIMANTE, CHŒUR DE PEUPLE.

CASSIOPE.

Me voici, qui seule ait fait le crime;

Me voici, justes Dieux, prenez votre victime: 885

S'il est quelque justice encore parmi vous,

C'est à moi seule, à moi qu'est dû votre courroux.

Punir les innocents, et laisser les coupables,

Inhumains! est-ce en être, est-ce en être capables?

A moi tout le supplice, à moi tout le forfait. 840

Que faites-vous, cruels? qu'avez-vous presque fait?

Andromède est ici votre plus rare ouvrage;

Andromède est ici votre plus digne image;

Elle rassemble en soi vos attraits divisés:

On vous connoîtra moins si vous la détruisez. 845

Ah! je découvre enfin d'où provient tant de haine:

Vous en êtes jaloux plus que je n'en fus vaine;

Si vous la laissiez vivre, envieux tout-puissants,

Elle auroit plus que vous et d'autels et d'encens;

Chacun préféreroit le portrait au modèle, 850

Et bientôt l'univers n'adoreroit plus qu'elle.

ANDROMÈDE.

En l'état où je suis le sort m'est-il trop doux,

Si vous ne me donnez de quoi craindre pour vous?

Faut-il encor ce comble à des malheurs extrêmes?

Qu'espérez-vous, Madame, à force de blasphèmes? 855

CASSIOPE.

Attirer et leur monstre et leur foudre sur moi;

Mais je ne les irrite, hélas! que contre toi:

Sur ton sang innocent retombent tous mes crimes;

Seule tu leur tiens lieu de mille autres victimes;

Et pour punir ta mère ils n'ont, ces cruels Dieux, 860

Ni monstre dans la mer, ni foudre dans les cieux.

Aussi savent-ils bien que se prendre à ta vie,

C'est percer de mon cœur la plus tendre partie;

Que je souffre bien plus en te voyant périr,

Et qu'ils me feroient grâce en me faisant mourir. 865

Ma fille, c'est donc là cet heureux hyménée,

Cette illustre union par Vénus ordonnée,

Qu'avecque tant de pompe il falloit préparer,

Et que ces mêmes Dieux devoient tant honorer!

Ce que nos yeux ont vu n'étoit-ce donc qu'un songe,

Déesse? ou ne viens-tu que pour dire un mensonge?

Nous aurois-tu parlé sans l'aveu du Destin?

Est-ce ainsi qu'à nos maux le ciel trouve une fin?

Est-ce ainsi qu'Andromède en reçoit les caresses?

Si contre elle l'envie émeut quelques déesses, 875

L'amour en sa faveur n'arme-t-il point de Dieux?

Sont-ils tous devenus ou sans cœur, ou sans yeux?

Le maître souverain de toute la nature

Pour de moindres beautés a changé de figure;

Neptune a soupiré pour de moindres appas; 880

Elle en montre à Phébus que Daphné n'avoit pas;

Et l'Amour en Psyché voyoit bien moins de charmes,

Quand pour elle il daigna se blesser de ses armes.

Qui dérobe à tes yeux le droit de tout charmer,

Ma fille? au vif éclat qu'ils sèment dans la mer, 885

Les tritons amoureux, malgré leurs Néréides,

Devroient déjà sortir de leurs grottes humides,

Aux fureurs de leur monstre à l'envi s'opposer,

Contre ce même écueil eux-mêmes l'écraser,

Et de ses os brisés, de sa rage étouffée, 890

Au pied de ton rocher t'élever un trophée.

ANDROMÈDE,
voyant venir le monstre de loin.

Renouveler le crime, est-ce pour les fléchir?

Vous hâtez mon supplice au lieu de m'affranchir.

Vous appelez le monstre. Ah! du moins à sa vue

Quittez la vanité qui m'a déjà perdue. 895

Il n'est mortel ni dieu qui m'ose secourir.

Il vient: consolez-vous, et me laissez mourir.

CASSIOPE.

Je le vois, c'en est fait. Parois du moins, Phinée,

Pour sauver la beauté qui t'étoit destinée;

Parois, il en est temps; viens en dépit des Dieux 900

Sauver ton Andromède, ou périr à ses yeux;

L'amour te le commande, et l'honneur t'en convie;

Peux-tu, si tu la perds, aimer encor la vie?

ANDROMÈDE.

Il n'a manque d'amour, ni manque de valeur;

Mais sans doute, Madame, il est mort de douleur; 905

Et comme il a du cœur et sait que je l'adore,

Il périroit ici, s'il respiroit encore.

CASSIOPE.

Dis plutôt que l'ingrat n'ose te mériter.

Toi donc, qui plus que lui t'osois tantôt vanter,

Viens, amant inconnu, dont la haute origine, 910

Si nous t'en voulons croire, est royale ou divine;

Viens en donner la preuve, et par un prompt secours,

Fais-nous voir quelle foi l'on doit à tes discours;

Supplante ton rival par une illustre audace;

Viens à droit de conquête en occuper la place: 915

Andromède est à toi si tu l'oses gagner [605].

Quoi? lâches, le péril vous la fait dédaigner!

Il éteint en tous deux ces flammes sans secondes!

Allons, mon désespoir, jusqu'au milieu des ondes

Faire servir l'effort de nos bras impuissants 920

D'exemple et de reproche à leurs feux languissants;

Faisons ce que tous deux devroient faire avec joie;

Détournons sa fureur dessus une autre proie:

Heureuse si mon sang la pouvoit assouvir!

Allons. Mais qui m'arrête? Ah! c'est mal me servir. 925

(On voit ici Persée descendre du haut des nues.)

SCÈNE III.

ANDROMÈDE, attachée au rocher; PERSÉE, en l'air, sur le cheval Pégase; CASSIOPE, TIMANTE, ET LE CHŒUR, sur le rivage.

TIMANTE,
montrant Persée à Cassiope, et l'empêchant de se jeter à la mer.

Courez-vous à la mort quand on vole à votre aide?

Voyez par quels chemins on secourt Andromède;

Quel héros, ou quel dieu sur ce cheval ailé....

CASSIOPE.

Ah! c'est cet inconnu par mes cris appelé,

C'est lui-même, Seigneur, que mon âme étonnée.... 930

PERSÉE,
en l'air, sur le Pégase [606].

Reine, voyez par là si je vaux bien Phinée,

Si j'étois moins que lui digne de votre choix,

Et si le sang des Dieux cède à celui des rois.

CASSIOPE.

Rien n'égale, Seigneur, un amour si fidèle [607];

Combattez donc pour vous en combattant pour elle: 935

Vous ne trouverez point de sentiments ingrats.

PERSÉE,
à Andromède.

Adorable princesse, avouez-en mon bras.

CHŒUR DE MUSIQUE,
cependant que Persée combat le monstre. [608]

Courage, enfant des Dieux! elle est votre conquête;

Et jamais amant ni guerrier

Ne vit ceindre sa tête 940

D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier.

UNE VOIX seule.

Andromède est le prix qui suit votre victoire:

Combattez, combattez;

Et vos plaisirs et votre gloire

Rendront jaloux les Dieux dont vous sortez. 945

LE CHŒUR répète.

Courage, enfant des Dieux! elle est votre conquête [609];

Et jamais amant ni guerrier

Ne vit ceindre sa tête

D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier [610].

TIMANTE,
à la Reine.

Voyez de quel effet notre attente est suivie, 950

Madame: elle est sauvée, et le monstre est sans vie.

PERSÉE,
ayant tué le monstre.

Rendez grâces au dieu qui m'en a fait vainqueur [611].

CASSIOPE.

O ciel! que ne vous puis-je assez ouvrir mon cœur!

L'oracle de Vénus enfin s'est fait entendre:

Voilà ce dernier choix qui nous devoit tout rendre; 955

Et vous êtes, Seigneur, l'incomparable époux

Par qui le sang des Dieux se doit joindre avec nous [612].

Ne pense plus, ma fille, à ton ingrat Phinée:

C'est à ce grand héros que le sort t'a donnée;

C'est pour lui que le ciel te destine aujourd'hui; 960

Il est digne de toi, rends-toi digne de lui.

PERSÉE.

Il faut la mériter par mille autres services;

Un peu d'espoir suffit pour de tels sacrifices.

Princesse, cependant quittez ces tristes lieux [613],

Pour rendre à votre cour tout l'éclat de vos yeux. 965

Ces vents, ces mêmes vents qui vous ont enlevée,

Vont rendre de tout point ma victoire achevée:

L'ordre que leur prescrit mon père Jupiter

Jusqu'en votre palais les force à vous porter,

Les force à vous remettre où tantôt leur surprise [614].... 970

ANDROMÈDE.

D'une frayeur mortelle à peine encor remise,

Pardonnez, grand héros, si mon étonnement

N'a pas la liberté d'aucun remercîment.

PERSÉE.

Venez, tyrans des mers, réparer votre crime,

Venez restituer cette illustre victime; 975

Méritez votre grâce, impétueux mutins,

Par votre obéissance au maître des destins.

(Les vents obéissent aussitôt à ce commandement de Persée; et on les voit en un moment détacher cette princesse, et la reporter par-dessus les flots jusqu'au lieu [615] d'où ils l'avoient apportée au commencement de cet acte. En même temps Persée revole en haut sur son cheval ailé; et après avoir fait un caracol admirable au milieu de l'air, il tire du même côté qu'on a vu disparaître la Princesse: tandis qu'il vole, tout le rivage retentit de cris de joie et de chants de victoire.)

CASSIOPE,
voyant Persée revoler en haut après sa victoire.

Peuple, qu'à pleine voix l'allégresse publique

Après un tel miracle en triomphe s'explique,

Et fasse retentir sur ce rivage heureux 980

L'immortelle valeur d'un bras si généreux.

CHŒUR [616].

Le monstre est mort, crions victoire,

Victoire tous, victoire à pleine voix;

Que nos campagnes et nos bois

Ne résonnent que de sa gloire. 985

Princesse, elle vous donne enfin l'illustre époux

Qui seul étoit digne de vous.

Vous êtes sa digne conquête.

Victoire tous, victoire à son amour!

C'est lui qui nous rend ce beau jour, 990

C'est lui qui calme la tempête;

Et c'est lui qui vous donne enfin l'illustre époux

Qui seul étoit digne de vous.

CASSIOPE,
après que Persée est disparu.

Dieux! j'étois sur ces bords immobile de joie.

Allons voir où ces vents ont reporté leur proie, 995

Embrasser ce vainqueur, et demander au Roi

L'effet du juste espoir qu'il a reçu de moi [617].

SCÈNE IV.

CYMODOCE, ÉPHYRE, CYDIPPE.

(Ces trois Néréides s'élèvent du milieu des flots [618].)

CYMODOCE.

Ainsi notre colère est de tout point bravée;

Ainsi notre victime à nos yeux enlevée

Va croître les douceurs de ses contentements 1000

Par le juste mépris de nos ressentiments [619].

ÉPHYRE.

Toute notre fureur, toute notre vengeance

Semble avec son destin être d'intelligence,

N'agir qu'en sa faveur; et ses plus rudes coups

Ne font que lui donner un plus illustre époux. 1005

CYDIPPE.

Le sort, qui jusqu'ici nous a donné le change,

Immole à ses beautés le monstre qui nous venge;

Du même sacrifice, et dans le même lieu,

De victime qu'elle est, elle devient le dieu.

Cessons dorénavant, cessons d'être immortelles, 1010

Puisque les immortels trahissent nos querelles,

Qu'une beauté commune est plus chère à leurs yeux;

Car son libérateur est sans doute un des Dieux.

Autre qu'un dieu n'eût pu nous ôter cette proie

Autre qu'un dieu n'eût pu prendre une telle voie; 1015

Et ce cheval ailé fût péri mille fois,

Avant que de voler sous un indigne poids.

CYMODOCE.

Oui, c'est sans doute un dieu qui vient de la défendre:

Mais il n'est pas, mes sœurs, encor temps de nous rendre;

Et puisqu'un dieu pour elle ose nous outrager,

Il faut trouver aussi des dieux à nous venger.

Du sang de notre monstre encore toutes teintes,

Au palais de Neptune allons porter nos plaintes,

Lui demander raison de l'immortel affront

Qu'une telle défaite imprime à notre front. 1025

CYDIPPE.

Je crois qu'il nous prévient; les ondes en bouillonnent;

Les conques des tritons dans ces rochers résonnent:

C'est lui-même, parlons.

SCÈNE V.

NEPTUNE, les trois Néréides [620].

NEPTUNE,
dans son char formé d'une grande conque de nacre,
et tiré par deux chevaux marins.

Je sais vos déplaisirs,

Mes filles; et je viens au bruit de vos soupirs,

De l'affront qu'on vous fait plus que vous en colère.

C'est moi que tyrannise un superbe de frère,

Qui dans mon propre État m'osant faire la loi,

M'envoie un de ses fils pour triompher de moi.

Qu'il règne dans le ciel, qu'il règne sur la terre;

Qu'il gouverne à son gré l'éclat de son tonnerre; 1035

Que même du Destin il soit indépendant;

Mais qu'il me laisse à moi gouverner mon trident [621].

C'est bien assez pour lui d'un si grand avantage,

Sans me venir braver encor dans mon partage.

Après cet attentat sur l'empire des mers, 1040

Même honte à leur tour menace les enfers;

Aussi leur souverain prendra notre querelle:

Je vais l'intéresser avec Junon pour elle;

Et tous trois, assemblant notre pouvoir en un,

Nous saurons bien dompter notre tyran commun. 1045

Adieu: consolez-vous, nymphes trop outragées;

Je périrai moi-même, ou vous serez vengées;

Et j'ai su du Destin, qui se ligue avec nous,

Qu'Andromède ici-bas n'aura jamais d'époux.

(Il fond au milieu de la mer.)

CYMODOCE.

Après le doux espoir d'une telle promesse, 1050

Reprenons, chères sœurs, une entière allégresse.

(Les Néréides se plongent aussi dans la mer.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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