Œuvres de P. Corneille, Tome 05
DESSEIN
DE LA TRAGÉDIE D'ANDROMÈDE,
REPRÉSENTÉE SUR LE THÉÂTRE ROYAL DE BOURBON [456]; CONTENANT L'ORDRE DES SCÈNES, LA DESCRIPTION DES THÉATRES ET DES MACHINES, ET LES PAROLES QUI SE CHANTENT EN MUSIQUE [457].
PROLOGUE.
.... En haut paroît d'un côté le Soleil naissant, dans un char tout lumineux tiré par les quatre chevaux qu'Ovide lui donne [458]; et de l'autre, sur un des sommets de la montagne, Melpomène, la muse de la tragédie, qui lui emprunte ses rayons pour éclairer le théâtre qu'elle a préparé pour divertir le Roi [459]. C'est ce qui fait tomber leur discours sur les louanges de notre jeune monarque, par le commandement duquel cet ouvrage a été entrepris. Après que l'un et l'autre en ont fait quelques éloges, le Soleil invite Melpomène à voler dans son char, pour apprendre en un seul jour à toute la terre les rares qualités que le ciel a départies à ce jeune prince. Cette muse y vole, et ayant pris place auprès du Soleil, ils commencent un air à sa louange, dont les derniers vers sont répétés par le chœur de musique. En voici les paroles:
Cieux, écoutez; écoutez, mers profondes [460]....
Cet air chanté, le Soleil part avec rapidité, enlevant Melpomène avec lui, pour aller publier la même chose au reste de l'univers.
En tête du Dessein se trouve l'Argument, puis, au commencement du prologue et de chacun des actes, la description des décorations, et enfin, à leur place dans l'analyse, les morceaux de chant. Nous n'avons pas cru devoir imprimer ici les parties de l'ouvrage qui auraient fait double emploi dans notre édition; mais seulement, d'une part, les morceaux qui ne sont que dans le Dessein et ne répondent à rien de ce qui est compris dans le texte d'Andromède ou joint à ce texte; et, d'autre part, ceux qui présentent des diversités trop nombreuses ou trop notables pour être indiquées commodément, comme variantes, au bas des pages. Quant aux différences qui peuvent être indiquées ainsi et qui affectent des endroits communs au Dessein et au texte ou aux annexes d'Andromède, elles seront relevées soigneusement et figureront chacune à sa place, à titre de variantes, au-dessous du texte de la tragédie.
ACTE I.
.... [461] C'est sur ce pompeux théâtre que
SCÈNE I [462].
La reine Cassiope paroît conduite par Persée, chevalier inconnu, comme passant par cette place pour aller au temple jeter le sort pour la sixième fois; et en attendant que le Roi la joigne, elle raconte à ce héros l'histoire de ses malheurs. Persée l'ayant apprise de sa bouche, en attribue la cause, non pas à ce qu'elle a préféré la beauté d'Andromède à celle des Néréides, mais à ce qu'elle l'a promise à Phinée, qui n'est qu'un homme mortel. Il ajoute que les Dieux, amoureux de cette princesse, vengent l'injustice qu'on lui a rendue, et que sans doute Jupiter même, épris d'une beauté si merveilleuse, la réserve pour lui, ou du moins la destine à quelqu'un de ses fils, parlant obscurément de lui-même; sur quoi
SCÈNE II.
Le Roi sort, contestant avec Phinée sur le sujet d'Andromède, que cet amant prétend ne devoir plus être exposée au sort. Persée même se joint avec lui, et soutient qu'il suffit de différer son mariage jusques à la fin des malheurs publics; mais le Roi persiste toujours à leur maintenir que l'oracle n'ayant point excepté sa fille, ce n'est pas à eux à lui donner ce privilége, qui seroit un attentat contre la volonté des Dieux. Sur leur dispute, le ciel s'ouvre, et fait voir un éloignement où paroît une déité dans une étoile, que la Reine reconnoît incontinent pour Vénus, à qui elle avoit offert un sacrifice pour la Princesse, dont tous les auspices avoient été favorables. Cette déesse s'avance peu à peu jusques au milieu du théâtre, sans que les yeux découvrent à quoi est suspendue cette étoile qui la porte, et cependant qu'elle s'avance, le chœur de la musique chante cet hymne:
SCÈNE III.
Reine de Paphe et d'Amathonte [463]....
Vénus, au milieu de l'air, apprend à ces princes que leurs malheurs vont finir, qu'on ne jettera plus le sort que cette fois, qu'Andromède aura dans ce jour-là même l'époux digne d'elle, et leur ordonne d'aller préparer les noces, où les Dieux veulent assister. Phinée, qui prend cet oracle pour lui, va tout impatient porter cette bonne nouvelle à sa maîtresse, et cependant que Vénus remonte dans le ciel, le chœur chante encore cet hymne de réjouissance:
Ainsi toujours sur tes autels [464]....
Vénus disparue, le Roi s'en va faire jeter le sort, et donne ordre à la Reine de faire préparer la pompe des noces.
SCÈNE IV.
Persée, demeuré seul avec la Reine et ses filles, lui témoigne sa passion pour Andromède, et ses déplaisirs de la voir si près d'être possédée par un autre. Il lui avoue qu'il est de haute naissance, et même au-dessus de Phinée, sans se déclarer toutefois. La Reine tâche à le consoler, et s'étant retirés ensemble, l'acte finit.
ACTE II.
.... [465] Du milieu d'une de ces allées
SCÈNE I.
Andromède sort toute enjouée et ravie des bonnes nouvelles que Phinée lui vient d'apporter. Attendant qu'il la revienne voir, elle demande aux nymphes qui l'accompagnent qui d'entre elles oblige cet illustre inconnu (c'est Persée dont elle entend parler) à demeurer si longtemps dans la cour de son père. Elle en montre dès lors une si haute estime, qu'elle avoue même que si son cœur n'eût point été donné avant sa venue, elle eût eu peine à le défendre des mérites de ce cavalier. Comme toutes ses nymphes l'assurent qu'il n'a fait aucune offre de service à pas une d'elles, elle se persuade que quelqu'une en fait la fine, et qu'infailliblement ce héros est amoureux. Elle dit qu'elle le remarque assez par les inquiétudes qui paroissent dans son discours quand il l'entretient, qu'il rêve, qu'il s'égare, qu'il soupire à tous moments. Elle en diroit davantage si ce discours n'étoit interrompu par une voix qui chante derrière un de ces arbres. Cette princesse la reconnoît incontinent pour celle d'un page de Phinée. On lui fait silence, et il poursuit à faire entendre la passion qu'a son maître pour Andromède, et son impatience de la posséder, qu'il explique en ces termes:
Quelle est lente cette journée [466]....
SCÈNE II.
Phinée se montre avec le même page qui vient de chanter pour lui; et après les premières civilités, Andromède lui fait rendre le change de sa galanterie par une de ses filles, qui lui témoigne par ces paroles que son amour pour ce prince n'est pas moindre que celui qu'il a pour elle:
Phinée est plus aimé qu'Andromède n'est belle [467]....
Cet air chanté, le page de Phinée et cette nymphe font un dialogue en musique sur le bonheur de ces deux amants, dont chaque couplet a pour refrain l'oracle que Vénus a prononcé en leur faveur, chanté par les deux voix unies, et répété par le chœur entier de la musique, en cette forme:
SCÈNE III.
La joie de ces amants est troublée par une fâcheuse nouvelle que Timante leur apporte, que le sort est tombé sur Andromède. Phinée d'abord n'en veut rien croire; mais après que ce funeste messager l'a assuré que le Roi va bientôt venir pour livrer lui-même cette précieuse victime aux ministres des Dieux, il proteste qu'il ne le souffrira jamais, et s'emporte avec beaucoup de violence. Andromède montre assez de résolution, accompagnée toutefois de beaucoup de déplaisir de se voir séparée d'un amant si cher, dans le même temps que l'oracle de Vénus lui avoit fait espérer d'être unie avec lui par un illustre hyménée.
SCÈNE IV.
Le Roi entre, suivi de Persée.
Cette princesse lui témoigne beaucoup de générosité: dans sa douleur, elle lui avoue qu'il est juste que la cause des malheurs les fasse finir, et que tout son regret est que la tranquillité publique dont il va jouir lui a coûté d'autre sang que le sien, et qu'elle n'a pas été la seule que le ciel ait choisie pour rendre le calme à ses États par sa mort. Le Roi l'exhorte à obéir aux Dieux avec courage. Phinée s'y oppose; et plus le Roi lui représente la nécessité de céder aux arrêts du ciel, plus il s'emporte dans les impiétés et dans les blasphèmes. Il passe jusques à protester qu'il ne connoît ni rois ni Dieux qu'Andromède, et quoiqu'il entende rouler le tonnerre, il défie ces mêmes Dieux de le lancer sur lui. Cependant
SCÈNE V.
Au milieu de ce tonnerre qui gronde et des éclairs qui brillent continuellement, Éole descend dans un nuage avec huit vents qui l'accompagnent. Quatre de ces vents sont à ses deux côtés, en sorte toutefois que les deux plus proches sont portés sur le même nuage que lui, et les deux plus éloignés sont comme volants en l'air tout contre ce même nuage. Les quatre autres paroissent deux à deux, au milieu de l'air, sur les ailes du théâtre, deux à la main gauche et deux à la droite. Éole demeure à la même hauteur sans descendre plus bas, et c'est de là qu'il interrompt les blasphèmes de Phinée, et que lui ayant dit impérieusement que les Dieux savent bien se faire obéir, il commande à ces vents d'exécuter les ordres de Neptune, dont il est le premier ministre. Ce commandement produit aussitôt un spectacle étrange et merveilleux tout ensemble: les deux vents qui étoient à ses côtés suspendus en l'air s'envolent, l'un à gauche et l'autre à droite; deux autres remontent avec lui vers le ciel sur le même nuage qui les vient d'apporter; deux autres qui étoient à sa main gauche sur les ailes du théâtre s'avancent au milieu de l'air, où ayant fait un tour, ainsi que deux tourbillons, ils passent au côté droit du théâtre, d'où les deux derniers fondent sur Andromède, et l'ayant saisie chacun par un bras, l'enlèvent de l'autre côté jusque dans les nues. Le Roi s'écrie d'étonnement; Phinée court après cette princesse, que les vents emportent, et
SCÈNE VI.
Persée, demeuré seul avec ce déplorable père, l'assure qu'il la va secourir. Ce monarque l'en veut détourner sur l'impossibilité de l'entreprise, en laquelle vingt amants avoient succombé pour Nérée il n'y avoit qu'un mois; mais ce héros, loin de s'étonner, lui dit hautement qu'il trouvera des chemins inconnus aux hommes, pour faire en sorte que l'oracle de Vénus ait son effet, et l'expliquant à son avantage, il ajoute que les vents n'arrachent point Andromède à Phinée pour la perdre, mais seulement pour la rendre à un époux plus digne d'elle. Après cela, il quitte le Roi sans se faire connoître davantage, et ce monarque se retire pour aller faire des vœux qu'il ne croit pas qu'on veuille exaucer.
ACTE III.
SCÈNE I.
.... [469] Timante vient sur le rivage, suivi d'un gros de peuple qui cherche ce que sa princesse est devenue. Ils la découvrent, comme ces vents se retirent après l'avoir attachée, et lui entendant pousser quelques soupirs, ils prêtent silence à ses plaintes. Andromède les continue; mais elle n'a plus cette fermeté de courage qu'elle avoit montrée en la présence de son père et de son amant. L'abandonnement où elle se voit, et les approches d'une mort aussi infaillible qu'épouvantable, ébranlent son grand cœur, et sa foiblesse paroîtroit toute entière si elle n'étoit interrompue par les désespoirs de la Reine.
SCÈNE II.
Cette déplorable mère se fait voir toute furieuse, et sa fureur garde encore le caractère de la vanité qui l'a précipitée en des malheurs si grands. Après avoir accusé les Dieux d'injustice de punir la fille des crimes dont sa mère est seule coupable, elle en impute la cause à leur jalousie, et à la juste crainte qu'ils doivent avoir qu'Andromède n'eût plus d'autels qu'eux s'ils la laissoient vivre. Elle leur reproche ensuite leur aveuglement ou stupidité, de ce qu'ils ne sont pas tous assez amoureux de sa fille pour la sauver; elle soutient que Jupiter a changé de forme pour des beautés moindres; elle dit la même chose de Neptune, d'Apollon et des autres; il n'est pas jusques aux Tritons qu'elle ne fasse criminels de n'avoir point d'amour pour elle, et de n'écraser pas leur monstre à ses pieds en dépit de leurs Néréides.
SCÈNE III [470].
Il semble que ces impiétés hâtent ce monstre de paroître; on le voit dans l'éloignement, bondissant au milieu des flots, et cependant qu'il s'avance, la Reine, au défaut des Dieux, appelle Phinée au secours. Andromède l'excuse d'une voix languissante, et veut persuader à sa mère qu'il est mort de douleur, puisqu'il ne se présente pas pour la défendre. Le dernier recours de cette désespérée est à cet illustre inconnu, qu'elle avoit entendu se vanter d'une si haute naissance et de tant d'amour pour la princesse sa fille. Elle la lui offre, quoiqu'elle ne le voie pas. Cependant le monstre approche et personne ne vient au secours. Elle veut se jeter dans la mer, pour être du moins dévorée la première; mais comme elle s'élance,
SCÈNE IV.
Timante la retient et lui fait voir Persée monté sur le cheval Pégase, qui fond du haut des nues pour combattre ce monstre. Elle l'encourage au combat par l'assurance qu'elle lui donne qu'Andromède sera pour lui, s'il en sort victorieux. Le peuple, pour l'encourager aussi de sa part, l'anime par ces paroles qu'il chante durant son combat, et qui ne sont qu'une répétition des promesses de la Reine:
CHŒUR DE MUSIQUE.
Courage, enfant des Dieux! elle est votre conquête [471]....
Cet air chanté, on voit Persée victorieux, le monstre mort, la Reine ravie, et Andromède qui commence à respirer. Après quelques civilités, Persée, suivant le pouvoir qu'il avoit obtenu de son père Jupiter, commande aux vents de rendre Andromède au lieu même d'où ils l'ont enlevée. Ils obéissent aussitôt, et on les voit reporter cette princesse au-dessus des flots par le même chemin qu'ils l'avoient apportée au commencement de cet acte. Ensuite Persée revole en haut sur son cheval ailé, et après avoir fait un caracol admirable au milieu de l'air, il tire du même côté qu'on a vu disparoître la Princesse. Tandis qu'il vole, tout le rivage retentit de cris de joie et de ce chant de victoire:
Le monstre est mort, crions victoire [472]....
SCÈNE V.
Sitôt que cette musique a cessé, la Reine et le peuple se retirent, et trois Néréides s'élèvent du milieu des flots. Leur entretien n'est que de l'affront qu'elles viennent de recevoir par la mort du monstre qui les vengeoit, et par la délivrance de leur victime; elles en veulent aller faire leurs plaintes au palais de Neptune, mais
SCÈNE VI.
Ce Dieu les prévient et se fait voir sur une conque de nacre tirée par deux chevaux marins. Il leur témoigne d'abord qu'il est encore plus en colère qu'elles, de ce que Jupiter, son frère, l'envoie braver jusque dans son empire par un de ses fils; il leur promet d'intéresser Pluton et Junon avec lui pour les venger, et les assure qu'il a su du Destin qu'Andromède n'auroit jamais de mari en terre: si bien que ces nymphes, consolées par cette assurance qu'il leur donne, se replongent avec lui dans la mer, et l'acte finit.
ACTE IV.
.... [473] C'est dans cette salle qu'Andromède reçoit les adorations de son libérateur:
SCÈNE I.
J'appelle ainsi les submissions que lui fait ce héros. Vénus a prononcé pour lui; le Roi et la Reine viennent de se déclarer en sa faveur; cependant il est si généreux qu'il renonce à tous ces avantages, et lui en fait un sacrifice pour remettre tout à son choix et ne l'obtenir que d'elle-même. Il mourra de douleur s'il la voit possédée par un autre; mais il préfère cette mort à la gloire de la posséder contre son inclination. Cette mort même lui sera douce, si elle épargne quelques soupirs à sa princesse, et la défait d'un obstacle à ses contentements. Ce grand respect achève de la gagner; mais comme elle est prête de lui avouer qu'elle n'est pas insensible pour lui, ce même respect ne peut souffrir qu'elle décide de sa fortune qu'il ne soit parti. Il ne veut pas que sa vue entretienne dans son esprit le souvenir du service qu'il lui vient de rendre; il craint que sa présence ne l'oblige à faire par civilité quelque violence à ses sentiments, et ne soit cause que la reconnoissance l'emporte au préjudice de l'amour; il la conjure de ne penser qu'à se satisfaire, sans prendre aucun soin de lui, et après lui avoir protesté de nouveau qu'il mourra trop content pourvu qu'elle vive contente, il la quitte sans lui donner le loisir de lui répondre autre chose, sinon qu'un homme qui a tout mérité doit tout espérer.
SCÈNE II.
Andromède s'étonne avec ses filles du prompt changement qu'elle reconnoît en son cœur, et ne peut comprendre comme en moins d'un jour elle peut aimer si fortement un autre que Phinée. Une d'elles l'assure qu'il n'est pas plus difficile aux Dieux de changer son cœur, qu'il leur a été de changer son destin, et lui dit que l'estime qu'elle a témoignée pour ce héros dès le second acte étoit un principe de l'amour qu'elle ressent maintenant pour lui, ou plutôt un amour secret dont elle ne s'apercevoit pas, et qui n'attendoit que l'occasion de pouvoir éclater avec honneur. Une autre prend le parti de Phinée, et ne fait qu'irriter cette princesse. Enfin
SCÈNE III.
Ce malheureux amant se présente devant elle, et n'en reçoit que des mépris. Elle lui reproche qu'il a mauvaise grâce de prétendre qu'elle lui doive encore de l'amour après l'avoir abandonnée dans le péril. Il peut bien (à ce qu'elle dit) la céder à Persée, après qu'il l'a cédée au monstre. Il a beau s'excuser sur l'impossibilité de l'entreprise, et s'appuyer sur l'exemple de vingt amants qui voulant secourir Nérée, furent tous dévorés par le monstre; elle en prend occasion de le maltraiter davantage, et s'estime d'autant plus malheureuse que cette Nérée, en ce que vingt amants n'ont pas voulu lui survivre, et qu'elle n'en avoit qu'un qui n'a pas daigné hasarder sa vie pour la garantir. Il devoit courir à sa perte, quoique certaine, et se faisant dévorer à ses yeux, lui rendre la mort souhaitable, d'horrible qu'elle lui étoit. Elle eût aimé les approches de ce monstre, qu'elle eût pris pour un vivant sépulcre, où son amour eût été ravi de l'aller rejoindre; elle eût refusé même le secours de Persée, et quand il l'auroit sauvée malgré elle, elle se fût aussitôt immolée de sa propre main aux mânes d'un amant si généreux. Enfin elle le quitte dédaigneusement, après l'avoir assuré que quand même l'amour lui parleroit encore en sa faveur, elle ne peut disposer des conquêtes de Persée.
SCÈNE IV.
Phinée, piqué jusqu'au vif du changement et des reproches d'Andromède, se résout à la violence contre Persée. Ammon lui représente en vain que ce héros est fils de Jupiter, et qu'il doit craindre le foudre de son père. Rien ne l'ébranle, il espère même que quelques-uns des Dieux se mettront de son parti, et que du moins Junon prendra sa querelle contre un bâtard de son Jupiter.
SCÈNE V.
Il n'est pas trompé dans cette espérance: cette déesse paroît dans un char tiré par deux paons, et si bien enrichi qu'il paroît digne de la majesté de la Déesse qui daigne s'y faire porter. Ce char lui fait faire trois tours au milieu de l'air, cependant qu'elle assure Phinée non-seulement de son secours, mais aussi de celui de Neptune et de Pluton. Cette promesse opiniâtre ce prince dans sa résolution et raffermit le courage de ses amis étonnés. La Déesse regagne le ciel avec un mouvement rapide, et cet amant disgracié quitte la place au Roi, qui entre dans cette salle.
SCÈNE VI.
Ce monarque est suivi de la Reine, de Persée, d'Andromède et de toute sa cour. Timante lui porte la parole au nom de son peuple, dont tous les déplaisirs sont changés en allégresse, qu'il exprime par ce chant nuptial:
Vivez, vivez, heureux amants [474]....
Ces acclamations finies, ces princes se séparent pour aller sacrifier chacun de son côté, le Roi à Jupiter, la Reine et la Princesse aux Néréides, et Persée à Junon, les derniers pour apaiser la jalousie et le ressentiment de ces déités mal favorables à leurs intentions, et le premier pour obtenir de ce monarque du ciel son consentement au mariage qu'ils se proposent de faire, et le prier de ne s'offenser pas de cette union de son sang avec celui des rois d'Éthiopie.
ACTE V.
SCÈNE I.
.... [475] Phinée y paroît le premier, mais un peu refroidi de la violence de ses derniers sentiments. Ammon a beau lui donner avis que Persée est presque seul dans le temple de Junon, et qu'il peut aisément l'immoler à cette déesse, qui ne manquera pas d'agréer cette victime: la seule pensée que ce sacrifice déplairoit à la divinité qu'il adore lui fait rejeter ou du moins retarder l'exécution de ce dessein. Il veut faire encore un effort auprès d'elle avant que de courir à sa vengeance. Il s'imagine qu'elle l'aime encore dans l'âme, que quatre ans de service ne sont pas si aisément effacés, et que le trouble où elle étoit au sortir du péril, le commandement de ses parents, et sa reconnoissance envers son libérateur, ont plus agi que son inclination, en tout ce qu'elle a fait à son préjudice. Il espère que ses soupirs et ses larmes pourront encore toucher un cœur qui a été longtemps à lui, et s'il peut gagner sur elle que son mariage se diffère d'un jour ou deux, il ne doute point qu'ensuite il n'ait assez de pouvoir pour le rompre tout à fait. Il ne quitte pas toutefois la résolution de se venger sur son rival, s'il ne peut rien obtenir d'Andromède, et dans cette pensée il congédie Ammon à la vue de la Reine et de cette princesse, et l'envoie tenir ses amis tous prêts pour en venir aux extrémités, s'il en est besoin.
SCÈNE II.
Il fait de nouvelles submissions à ce cher objet, et en est d'autant plus maltraité qu'elles sont deux à le mépriser. Il mourra content, pourvu qu'Andromède lui veuille dire seulement qu'elle change forcée, et qu'il y a plus d'obéissance que d'amour en son changement; mais il perd temps, et cette foible satisfaction lui est refusée. La Reine surtout l'outrage avec excès, en lui reprochant qu'il a renoncé lâchement au pouvoir qu'Andromède lui avoit donné dans son cœur, et qu'il a mieux aimé sortir de la place que de la défendre; mais ce reproche l'irrite bien moins que l'estime qu'elle fait de Persée. Ce nom seul rejette la fureur dans son âme: il s'oppose violemment à ce qu'elle dit de son mérite, et ravale autant qu'il peut sa victoire, qu'il ne sauroit croire glorieuse, puisqu'elle étoit sans péril pour lui, et que ce cheval ailé le mettoit hors des atteintes de ce monstre. La Reine lui réplique que les Dieux n'auroient pas manqué de le favoriser d'un pareil secours, s'ils avoient vu en lui autant de vertu qu'en ce héros. Andromède prend la parole, et proteste à ce malheureux qu'elle veut oublier la victoire de son rival, et le péril dont il l'a garantie, pour ne juger de l'un et de l'autre que par ce qui s'est passé depuis le combat. Elle fait voir la différence de leur mérite par celle qui se rencontre entre les respects extraordinaires de ce héros victorieux et les violences de Phinée, qui veut l'obtenir malgré les Dieux, malgré ses parents, et malgré elle. Elle passe ensuite à de nouveaux dédains, par lesquels elle achève de mettre au désespoir ce furieux, qui se retire en menaçant, et fait place au Roi qui sort du temple.
SCÈNE III.
Le Roi et la Reine s'entre-rendent compte de leurs sacrifices, dont ils n'ont rapporté que des présages heureux et des auspices favorables.
SCÈNE IV.
Aglante, une des filles de la Reine, trouble leur joie en leur apprenant que Persée a été environné par les amis de son rival, comme il sortoit du temple de Junon, et que ceux qui l'accompagnoient se sont incontinent rendus, à la réserve de deux ou trois, sur qui Phinée a crié main basse en arrivant. Le Roi tâche à remettre l'esprit de ces princesses par cette considération, que les Dieux ne laissent point leur ouvrage imparfait, et qu'ils feront encore un miracle pour ce héros. Il leur parle en vain jusqu'à ce que
SCÈNE V.
Phorbas arrive, et leur apporte une autre nouvelle, qui les réjouit. Il leur dit que ce héros, prêt à succomber sous le nombre, s'est enfin servi de sa monstrueuse tête de Méduse, dont la vue a aussitôt converti en pierre tous ces assassins.
SCÈNE VI.
Persée le suit, et à peine a-t-il ouvert la bouche pour demander pardon au Roi de la perte d'un prince de son sang, à laquelle il a été forcé par sa violence, que ce monarque ne peut souffrir cette submission, et l'assure que cet attentat l'avoit dégradé du rang que sa naissance lui donnoit. Loin de se fâcher de son malheur, il ne témoigne que joie de sa punition, et convie ce héros avec ces princesses à venir dans ce temple achever leur bonheur par un mariage si desiré; mais sitôt qu'ils se présentent pour y entrer, les portes se ferment d'elles-mêmes; et comme ils sont étonnés de ce nouveau prodige,
SCÈNE VII.
Mercure descend au milieu de l'air, pour leur dire que ce n'est qu'une marque d'un bonheur plus grand, qu'ils vont apprendre de Jupiter même, et regagne aussitôt le ciel avec la même vitesse qu'il étoit descendu. Après quoi le chœur de la musique redouble ses vœux par cet hymne, qu'il adresse à ce Dieu, qu'ils attendent tous avec impatience:
Maître des Dieux, hâte-toi de paroître [476]...
SCÈNE VIII.
Jupiter demeure au milieu de l'air, d'où il apprend à ces princes et à leurs peuples que la terre n'est pas digne des noces de son fils, et que cet honneur appartient au ciel, où ils doivent servir de nouvelles constellations. Junon, pour marque de son consentement, fait prendre place au Roi et à ce héros auprès d'elle; Neptune fait le même honneur à la Reine et à sa fille, et tous ensemble remontent dans ce ciel qui les attend, cependant que le peuple, pour acclamation publique, chante ces vers, qui viennent d'être prononcés par Jupiter:
Allez, amants, allez sans jalousie [477]....
Voilà une simple et nue description, tant des machines que des théâtres, qui ont ravi tout le monde à la représentation d'Andromède. Toute la gloire en est due au sieur Torelli [478], qui s'est surpassé lui-même en l'exécution des desseins que je lui ai proposés, et je me suis souvent étonné comme il s'est pu si heureusement démêler sans confusion d'un si grand embarras. Ceux qui en voudront un récit plus étendu et plus riche, le trouveront dans l'Extraordinaire qu'en a dressé le sieur Renaudot avec beaucoup d'éloquence et de doctrine [479]. Aussi l'a-t-il fait pour être conservé dans ses mémoires, et porter jusqu'aux étrangers [480] la nouvelle de la pompe où nous savons faire monter les spectacles publics. J'ai dressé ce discours seulement en attendant l'impression de la pièce entière, pour servir à soulager la plupart de mes spectateurs, qui pour mieux satisfaire la vue par les grâces de la perspective, se placent dans les loges les plus éloignées, où beaucoup de vers échappant à leur oreille ne leur laissent pas bien comprendre la suite de mon dessein. J'y ai mêlé les paroles qui se chantent en musique, et qu'il est impossible d'entendre quand plusieurs voix ensemble les prononcent, et j'ai cru être d'autant plus obligé à donner ceci sans aucuns ornements de l'éloquence, que c'est en faire un mauvais usage, que de les employer à décrire et exagérer l'excellence de son propre travail, n'y ayant rien de si bienséant à un homme qui parle de soi-même que la modestie.
APPENDICE.
L'ANDROMÈDE,
REPRÉSENTÉE PAR LA TROUPE ROYALE AU PETIT-BOURBON,
AVEC L'EXPLICATION DE SES MACHINES [481].
Que la Grèce ne se vante plus d'avoir inventé, Rome d'avoir mis au dernier point le théâtre, l'un des plus agréables objets des deux plus nobles sens, et la peinture parlante de toutes les passions humaines! Nous pouvons dire aujourd'hui ce que le plus célèbre auteur des épigrammes latins disoit en faveur des spectacles de son temps, que ces miracles d'Égypte se doivent désormais taire [482].
Le poëme dramatique qui ravissoit d'admiration notre enfance dans les ouvrages des premiers auteurs françois a maintenant honte de paroître sous ses anciens ornements, et n'ose plus s'exposer même au jugement du simple populaire.
Ces premières pièces confondoient non-seulement les actions et les lieux, mais aussi les jours et les années, nous représentant ce qui s'étoit passé en divers climats et en des temps différents sur une même scène, employant souvent une seule personne à représenter divers personnages, et leur suffisant de la déguiser d'habits différents: ce qui, bien loin d'imprimer le sujet dans les sens par ses apparences, ôtoit toute créance à une représentation qui ne contentoit les yeux et les oreilles que par la richesse de ses habits et l'harmonie de ses concerts; au lieu que les lois du théâtre bien observées rangent les événements plus irréguliers sous l'un ou l'autre des deux vraisemblables. Et il y a de quoi s'étonner comment ces premiers auteurs, ayant trouvé de si bons principes chez les Grecs, et de si beaux exemples chez les Romains, ont si peu profité de tous les deux, si ce n'est par le sort commun à toutes les choses humaines, qui étant venues d'une foible origine à leur période, déclinent par une nécessité inséparable de leur condition. Ainsi, les mêmes Grecs et Romains ayant eu par succession de temps d'excellents peintres et statuaires, les siècles suivants les ont vus déchoir jusqu'à la honte, et se relever depuis en ce haut point auquel ils se sont fait estimer de nos aïeuls par leurs ouvrages, qui nous tiennent encore en admiration.
Quoi qu'il en soit, cet excellent emploi du théâtre est à présent venu au comble de sa perfection, et pour parler avec les astrologues, en son apogée: ce qui nous fait espérer qu'il pourra produire le même effet dans les esprits de ce temps qu'il faisoit autrefois en ceux qui ont longtemps donné des lois au reste du monde, qu'il ne récréoit pas seulement, mais les apprivoisoit et rendoit plus traitables.
Il y a déjà quelques années que la France a produit des ouvrages approchant de cette perfection, depuis que les plus grands, au lieu de dédaigner le théâtre, l'ont honoré de leur présence et tiré de cet insupportable mépris dans lequel l'ignorance grossière de quelques censeurs l'avoit jeté; mais il faut que les plus critiques confessent que l'Andromède du sieur Corneille, aujourd'hui reconnu pour l'un des plus excellents auteurs en ce genre de poésie, et ici représentée dans les machines du sieur Torelli, Italien, par la troupe royale, dans la salle du Petit-Bourbon, s'est montrée si puissante à charmer ses spectateurs, qu'il lui est arrivé, ce qu'on n'a pu dire jusques ici que de fort peu de pièces, et possible d'aucune, à savoir, que de plusieurs milliers d'assistants de toutes conditions, personne ne s'en est retourné que très-satisfait, sans en excepter ceux qui l'ont vu représenter dix ou douze fois; car il s'y découvre tous les jours tant de nouvelles grâces qu'elles ne peuvent être goûtées dans le temps de trois heures qu'elle dure, et qui semble toujours trop court.
Non que je me veuille ici constituer juge de cette sorte de poésie, où je confesse m'être le moins exercé; mais comme chacun prend la liberté de dire son sentiment des actions publiques, croyant que l'on peut plus innocemment juger de celle-ci que de beaucoup d'autres, je ne fais point de difficulté d'en dire mon avis et préférer cette scène à toutes celles que j'ai jamais vues, ni entendu louer de ceux qui ont le plus fréquenté le théâtre, confessant néanmoins mon ignorance par la raison de cette admiration qu'Aristote dit en être l'effet.
Voire je soutiens qu'il y a quelque espèce de plaisir à ignorer les mouvements ravissants de ces superbes machines qui animent avec tant de majesté tous les actes de ce théâtre et surprennent les esprits avec tant d'artifice; et s'il est vrai que la première superstition vient d'une automate représentant la personne du roi Belus, ses adorateurs ne pouvant concevoir qu'autre chose qu'un Dieu pût faire mouvoir la tête, les yeux et les autres parties d'une statue dont les ressorts leur étoient cachés, il eût été impossible à tous ceux qui n'auroient point été éclairés de la foi, voyant ces mouvements si extraordinaires dans l'air, de se garantir d'idolâtrie.
Et pour ce que tous, mais principalement les étrangers [483], ne peuvent avoir autre part en ce merveilleux divertissement que celle que leur en donnera son récit, voici ce que j'en ai retenu y ayant assisté il y a trois jours, mais qui ne peut entrer en comparaison de ce que vous en apprendroit la vue, laquelle, en ce sujet comme en tous les autres, représente plus d'objets en un instant et beaucoup plus parfaitement que tous les discours et les livres mêmes qu'on en sauroit faire.
Vous ne trouverez pas ici le même artifice que Parrhaze employa dans son rideau [484] pour tromper son compétiteur dans la peinture: car celui qui se présente le premier aux yeux des spectateurs ne doit pas borner leur vue. C'est pourquoi il se lève pour faire l'ouverture du théâtre, mais avec une telle vitesse que l'œil le plus subtil, quelque attachement qu'il y apporte, ne peut suivre la promptitude avec laquelle il disparoît, tant les contre-poids qui s'élèvent sont industrieusement proportionnés à sa grande étendue.
Étant haussé, il se présente un bocage, que la perspective, par une agréable tromperie, fait paroître de deux ou trois lieues d'étendue, lequel seroit borné des agréables collines du mont Parnasse, s'il n'étoit percé à jour par ses grottes, au travers desquelles se voit un lointain de mer à perte de vue; comme ce double mont, le séjour des Muses porte sa cime jusque dans les nues, pour leur rendre de là leur père Apollon plus accessible.
Melpomène s'y montre seule d'abord, et le voyant paroître en soleil, le prie d'arrêter quelque temps sa course, afin que ses rayons puissent éclairer le spectacle qu'elle prépare pour le divertissement du Roi et de toute sa cour, et que par son adresse et ses nobles exercices il juge des espérances qu'il donne d'être le plus grand des rois.
Ce père du jour s'excuse sur la loi qui lui est imposée de ne retarder point sa course si nécessaire aux mortels; mais la muse lui représentant qu'il peut bien faire en faveur de ce prince ce qu'il fit autrefois pour la naissance d'Hercule et pour le festin d'Atrée, il repart qu'il réserve ce miracle à la première victoire en faveur de ce jeune prince, pour laquelle éclairer et être plus longtemps témoin de sa gloire il s'arrêteroit, et cependant convie Melpomène à venir prendre place auprès de lui dans son char lumineux, afin que faisant ensemble le tour du monde, elle apprenne qu'il n'y a point de climat où ses rayons soient portés qui n'ait appris de lui ces glorieuses espérances que font concevoir à l'avenir les actions naissantes de ce prince. Cette muse protectrice de l'éducation du Roi vole ensuite dans ce chariot ardent avec tant de subtilité, que tous ceux qui voient son transport dans les cieux, sans être soutenu d'aucune autre chose que de l'adresse du machiniste, considérant l'impossibilité apparente de ce mouvement contre nature, ne le pourroient imputer à autre chose qu'à un art magique, s'ils ne savoient bien que rien d'illicite ne sauroit compatir avec la piété de ce prince, non plus qu'avec la pureté à laquelle est aujourd'hui le théâtre.
Melpomène ayant donc pris sa place aux pieds du Soleil, ils chantent de concert un air mélodieux à la louange du Roi, qui raviroit toute l'assistance si elle n'étoit accoutumée aux éloges dus à ce monarque; et pource que cet agréable entretien avoit arrêté le Soleil, il oblige ses chevaux à regagner ce temps par la violence de leur course, où l'on a de la peine à suivre des yeux son mouvement rapide, voltigeant dans l'écharpe du ciel, ce beau zodiaque, lequel le ravit d'orient en occident, sa course ordinaire; l'intelligence motrice de cette machine imitant si exactement dans ce ciel artificiel celle qui guide les sphères célestes, que le ciel de Marcus Scaurus [485] ou celui du théâtre de Pompée ni tous les autres de l'antiquité n'avoient rien de semblable.
Le char du Soleil ne s'est pas plutôt éloigné que ce grand bocage, ce Parnasse, ces grottes, ce lointain, et tous ces autres objets qui continuent de suspendre et de tenir en admiration les esprits des spectateurs, disparoissent avec tant de vitesse par un autre nouvel artifice, qu'il ne se marque point de distance entre ces premiers objets et ceux qui leur succèdent, qui servent de décoration au premier acte de cette tragédie, dont vous n'avez encore vu que le prologue.
Cette décoration est la ville capitale du royaume d'Éthiopie, ornée de quantité de palais superbes de différentes modes, de plusieurs portiques, de grandes places publiques et de spacieuses rues, où l'architecture est si bien entendue et la perspective si bien observée, qu'on se persuade aisément qu'une ville bâtie de cette manière seroit beaucoup plus superbe et plus magnifique que l'ancienne Rome en sa plus grande splendeur, comme il est facile aux choses feintes de surpasser les véritables.
Dans une place publique de cette grande ville, à côté du palais principal, Cassiope, que la beauté de sa fille Andromède avoit enflée d'une vanité insupportable aux nymphes de la mer, paroît accompagnée de Persée et de ses filles d'honneur, royalement vêtues, les unes en broderie d'or et d'argent, et les autres de brocatel et couvertes de grands clinquants.
En la première scène de cet acte, cette reine instruit ce fils de Jupiter et de Danaé, qui passe pour chevalier inconnu dans cette province, de la cause des malheurs qui font gémir la cour du roi Céphée son mari. Elle lui dit qu'étant sur le rivage de la mer, où elle avoit fait préparer quelques jeux pour le divertissement de sa fille, les Néréides, filles de Neptune, quittèrent leur humide séjour pour voir la pompe de ce spectacle; mais qu'elles s'en retournèrent avec plus de honte que de satisfaction, lorsqu'elle leur fit remarquer que sa fille les surpassoit en beauté: de sorte que le dépit de se voir bravées parla vanité de la mère et la beauté de la fille, les porta à un tel désir de vengeance, qu'elles suscitèrent un monstre marin, qui courant sur le rivage, dévoroit tout ce qu'il rencontroit, au grand étonnement du royaume et du Roi même, qui, pour tâcher d'apaiser les Dieux, alla consulter l'oracle de Jupiter Ammon, lequel répondit qu'il jetât au sort tous les mois une fille pour être exposée à ce monstre, et qu'il différât cependant les noces d'Andromède, auxquelles les Dieux vouloient assister.
Cinq beautés avoient déjà été dévorées, et ce jour étant celui auquel le sixième sort devoit être jeté, cette reine témoigne à Persée l'appréhension qu'elle a qu'il ne tombe sur sa fille.
Phinée, que l'amour qu'il a pour Andromède fait frissonner de même crainte, paroît sur cette superbe scène, suivant le Roi accompagné des princes de son royaume, et pressant son mariage; mais ce roi, voulant obéir à l'oracle, remet Phinée à un autre temps.
Cependant la Reine ayant sacrifié le jour précédent à la déesse Vénus, voici nos artifices qui commencent à produire leurs merveilleux effets: les nuages, qui étoient épais, se dissipent, le ciel s'ouvre; et dans son éloignement cette déesse paroît assise sur une grande nue, son visage étant si éclatant que les rayons qui en sortent forment une grande et lumineuse étoile qui suffit à éclairer toute l'étendue de cette scène.
C'est bien une chose admirable que ce planète [486] suive le mouvement régulier des cieux; mais qu'il se détache, comme il fait, du corps de son ciel, pour venir jusques auprès du bord du théâtre par un mouvement du tout singulier, sans que l'œil puisse discerner son attache avec sa machine, de laquelle néanmoins il fait partie, c'est ce qui ne peut trouver assez d'admirateurs, bien que toute l'assistance en soit ravie.
Les hymnes chantés à la louange de cette déesse sont interrompus par l'assurance qu'elle leur donne qu'Andromède sera mariée dans ce jour-là même à son illustre époux: de quoi on lui rend grâces par de nouveaux hymnes, qui charment toutes les oreilles et les esprits, soit par la douceur des voix ou par l'excellence de la composition de l'un des plus fameux maîtres en cet art [487].
Surtout Phinée est si fort transporté de cette réponse du ciel, qu'il ne doute plus de son mariage, et la reine même consent avec moins de crainte que le roi Céphée fasse jeter le sixième sort.
Toute cette cour s'étant donc retirée fort satisfaite d'une si bonne nouvelle, que Phinée envoie à son Andromède, voici derechef une métamorphose qui nous surprend avec une vitesse familière à l'effet de nos machines. Cette grande ville qui servoit de décoration au premier acte, comme autrefois ces palais enchantés, s'évanouit en un instant, et est transformée en un spacieux jardin partagé en deux d'une allée d'orangers plantés en de prodigieux vases de marbre blanc et courbés par leur cime en forme de berceau, les côtés de ce jardin ayant diverses grottes, fontaines et hautes palissades.
Andromède avec ses nymphes y allant cueillir des fleurs, pour récompenser d'une guirlande le bon avis que Phinée lui avoit envoyé, en est divertie par un air qu'il fait chanter par son page à sa louange, lequel elle paye d'un autre air, aussi chanté par l'un de ses pages à son amant et à son arrivée, ce qui se fait en forme de dialogue; mais leurs plaisirs sont bientôt troublés par une autre nouvelle que le sort étoit tombé sur Andromède; auquel Phinée, se voulant opposer, encore que le Roi vienne lui-même confirmer cette vérité si contraire à son bonheur, s'échappe à des imprécations contre le Destin et contre les Dieux mêmes, qui les obligent à obscurcir le ciel, le remplir d'éclairs et de tonnerres si horribles et redoublés avec tant de promptitude, que ceux que les poëtes ont feint avoir été foudroyés des Dieux pour avoir imité leur tonnerre [488] n'approchoient pas de cet artifice; et les spectateurs, quoiqu'ils sachent bien que ce ne sont que des terreurs feintes par l'invention du machiniste, ne sauroient néanmoins s'empêcher d'en avoir autant d'épouvante que d'admiration, lorsqu'ils voient Éole accompagné de huit vents; deux desquels à son commandement fondent du haut des airs en droite ligne sur Andromède, et l'emportent obliquement du côté opposite aussi au plus haut des nues, malgré la résistance de Phinée, qui est terrassé d'un coup de foudre pour vouloir s'opposer insolemment à la volonté divine; et les autres vents s'étant dispersés en forme de tourbillons, leur roi disparoît, les nuages se dissipent, et la clarté revient éclairer la scène: autant d'industries et de machines distinctes que de mouvements différents, qui ne se peuvent dignement admirer que par ceux qui, bien instruits dans les mécaniques, en savent pénétrer les difficultés.
En vain cette cour épleurée tâche à suivre de la vue cet effroyable enlèvement: il est suivi d'un changement non moins étrange que tout le reste; car ce jardin, qui fut naguère une ville, devient un vaste océan, dont les vagues, s'entre-choquant l'une l'autre, frappent le pied d'un affreux rocher, auquel ces mêmes vents, descendus du ciel avec leur première impétuosité, viennent attacher Andromède.
C'est encore en vain que la Reine avec sa suite vient implorer sur ce rivage les secours du ciel et de la terre: tout est sourd à ses vœux; et elle est réduite à perdre toute espérance, lorsqu'elle aperçoit cet horrible monstre qui s'avance peu à peu vers sa fille désolée, et ne mouvant pas seulement tout son corps dans le grand chemin qu'il fait, mais chacune de ses parties, et ce qui est plus remarquable en la perspective, paroissant de différentes grandeurs à mesure qu'il s'approche: à la vue duquel gouffre vivant où Cassiope voit sa fille prête d'être engloutie, on ne la pourroit empêcher de se précipiter dans la mer, sans la vue inespérée de Persée, monté sur le cheval Pégase tout armé; lequel fondant sur ce monstre, comme un aigle sur sa proie, le combat avec un succès si heureux qu'il en demeure vainqueur et rougit de son sang les flots voisins, plus encouragé par son amour que par la voix harmonieuse de cette grande assemblée, qui finit par un chant de triomphe en l'honneur de sa victoire.
En suite de quoi ce vainqueur commande, de la part de Jupiter son père, aux mêmes vents de détacher son Andromède et la reporter au lieu où ils l'avoient prise: ce qui s'exécute avec une si prompte obéissance, qu'on la voit enlever et remporter par l'air presque aussitôt que l'ordre en est donné de cet amant victorieux, qui la suit avec autant de vitesse sur son cheval ailé, caracolant dans les nues, afin de faire voir au peuple que notre machiniste n'est pas comme ce peintre d'Horace qui ne savoit peindre qu'un cyprès [489], mais qu'il sait donner les mouvements en telle sorte qu'il lui plaît.
Si la cour d'Éthiopie est contente, les Néréides ne le sont pas. Elles sortent de la mer pour demander raison à Neptune de l'affront que leur vient de faire le fils de Jupiter en tuant leur monstre. Neptune sort aussi des eaux, armé de son trident et monté sur un char en forme de coquille, tiré par des chevaux marins, accompagné de ses tritons sonnant de leurs conques, dont le bruit est redoublé par l'écho des rochers, et leur en promet la vengeance. Ces paroles ne sont pas encore achevées que lui, cette grande étendue de mer, ces rochers et les Néréides disparoissent, et font douter si on les a véritablement vus ou si toute l'assistance avec la scène a été transportée ailleurs comme en ce théâtre versatil de Néron; paroissant aux spectateurs, au lieu de ces précédents objets, un superbe et délicieux palais qui fait l'entrée du quatrième acte.
L'architecture y est dispensée avec tant d'art, qu'on ne feroit aucune difficulté de lui donner l'avantage sur les plus pompeux édifices, s'il se pouvoit aussi bien construire d'une manière plus solide.
On découvre d'abord une vaste cour dont le frontispice et les ailes sont enrichis de figures de marbre blanc, égalant ou surpassant en hauteur les naturelles, et de tout ce qu'a de plus beau cet art majestueux, inventé pour l'ornement des États et porter aux siècles à venir les monuments de leur gloire.
Dans son fond paroissent trois grands portiques, au travers desquels se découvrent les appartements de ce magnifique palais jusques à en discerner les dorures et les tableaux; et c'est dans cette cour que Persée vient découvrir son amour à sa chère Andromède, avec tant de respect et de si bonne grâce, que ceux qui ne l'auroient point vu conquérir cette beauté par son généreux exploit, se rendroient partisans de son humble requête; car il semble, à l'entendre et à voir ses submissions [490], qu'il doive la vie à sa conquête, et que l'affection de cette princesse lui soit plutôt une grâce qu'une récompense du service qu'il lui vient de rendre; à quoi cette princesse répond eu termes si bien choisis qu'elle ne trahit ni son sentiment de l'amour qu'elle lui porte, ni le respect dû à ses parents: de sorte que leur colloque est l'un des plus parfaits modèles des discours qu'un serviteur passionné, mais discret, et qu'une fille amoureuse, mais sage, puissent tenir l'un avec l'autre.
Persée, sortant donc très-content, va faire sa demande au Roi et à la Reine; tandis que le malheureux Phinée, sachant l'heureux succès du combat de son rival, et se persuadant aisément ce que la Renommée lui annonce de l'amour que porte ce victorieux héros à une si rare beauté, se vient éclaircir de la crainte qu'il a que la passion naissante de ce nouvel amoureux ne soit préférée à ses anciennes flammes, autorisées et rendues légitimes par un contrat solennel.
Mais il a bientôt appris par les gestes et les discours d'Andromède sa résolution de lui préférer cet [491] héros qui lui avoit sauvé la vie; ce qui ayant porté Phinée à reprocher à son amante sa légèreté, elle s'en défend sur le peu de courage qu'il avoit témoigné dans le péril duquel Persée l'a garantie, et se retire pour se délivrer de ses importunités: mépris et retraite qui redoublant le déplaisir de cet infortuné prince, le jettent en un désespoir qui le porte à former des desseins sur la vie de Persée et de toute la famille royale; et bien que ses confidents lui en remontrent le danger et l'impossibilité, non-seulement pour la valeur de son antagoniste, mais aussi pour l'assistance visible des Dieux, qui l'ayant muni de la tête de Méduse, son autre conquête, lui avoient donné le pouvoir de convertir en pierre tous ceux à l'aspect desquels il opposeroit cette tête, sa passion ne laisse pas de le flatter d'un faux espoir d'en venir à bout, implorant à cette fin contre la protection de Jupiter l'assistance de la jalouse Junon, qui paroît du haut des nues sur son arc-en-ciel, dans son char tiré par des paons, qui est à la vérité l'unique machine de cet acte, mais l'une des plus dignes d'admiration; car, lui ayant fait faire plusieurs tours en l'air, à droite et à gauche, en avant et en arrière, au lieu que les machines ordinaires sont assez empêchées à une seule différence de lieu de ces mouvements, après avoir assuré Phinée de son secours, elle disparoît, le laissant ruminer sur son funeste dessein.
Persée fait au Roi et à la Reine sa demande, qu'il obtient de leur justice avec force caresses; et dans ces ravissements, tandis qu'on fait les préparatifs des noces de cet heureux couple d'amants, chacun se dispose à se rendre les divinités propices. Le Roi va sacrifier à Jupiter afin qu'il approuve cette alliance; la Reine en va faire autant pour apaiser les Néréides; et Persée sacrifie aussi à Junon pour apaiser sa haine.
Encore que nous ayons accoutumé d'être moins émus des objets qui se présentent à nous plus d'une fois, tant extraordinaires puissent-ils être, et que tous les actes ayant été ouverts par un changement de scène, si est-ce que leur diversité ayant toujours de nouveaux agréments, je ne vous puis taire que celui-ci qui ferme l'acte quatrième et ouvre le dernier, au lieu de trouver l'esprit des spectateurs apprivoisé à ces changements, ne le ravit pas moins que tous les précédents.
Ce superbe palais que vous venez de voir ne paroît plus: il fait place à un temple majestueux, bâti à l'imitation de ces édifices à la construction desquels l'antiquité païenne employoit des siècles et des dépenses prodigieuses en l'honneur de ses faux dieux. Le porche de ce temple est environné de puissantes colonnes de jaspe dont les soubassements sont enrichis de lames de cuivre gravées de diverses figures et caractères, et les chapiteaux à la corinthienne rehaussés des images de plusieurs dieux et déesses; son corps est un grand dôme fait à la mode du Panthéon de Rome, dont la couverture est aussi de jaspe revêtu de lames de bronze. On y entre par trois portes d'argent massif, à l'ouverture desquelles on voit le dedans du temple plus beau et plus riche que le dehors, et un lointain qui représente la ville.
Dans ce porche paroît Phinée, qu'un reste d'espoir oblige, avant que de se perdre, à faire une dernière tentative auprès de sa maîtresse; et la voyant avec la Reine qui vient en ce temple, se jette à ses pieds, et emploie inutilement toutes les fleurs du bien dire que lui dicte sa passion; car ne se voyant payé que du mépris et irrité par la mémoire du temps passé, auquel son amour étoit récompensé d'une affection mutuelle, il ne consulte plus que sa colère et va essayer si la force lui succédera mieux que les prières.
Le Roi vient d'un autre côté, pour accompagner sa fille au temple, où se doit rendre Persée, afin d'achever ce mariage. Il n'y est pas plutôt arrivé qu'on l'avertit que Phinée, assisté d'un grand nombre d'hommes armés, s'est jeté sur Persée pour l'assassiner, et que cet héros est en un éminent danger de sa vie. Mais cette triste nouvelle est aussitôt suivie d'une autre qui les tire de peine, que cette troupe séditieuse et son chef ont été transformés en pierre par la vertu de la tête de Méduse entée dans le bouclier de Persée, lequel arrive en même temps, et s'excuse au Roi de la mort de son rival.
Mais se trouvant plus touché du salut de sa fille que de la perte de Phinée, il prend ce vainqueur par la main et le mène au temple, dont les portes, toutes massives qu'elles sont, se ferment d'elles-mêmes à leur abord.
Ce nouveau prodige cause une grande frayeur dans le cœur du Roi et de sa suite; mais elle est à l'instant dissipée par le messager des Dieux, qui descend du ciel, et s'étant fait reconnoître à son caducée, les avertit que cette clôture ne s'est point faite par hasard, mais par la volonté divine, laquelle Jupiter vient lui-même leur déclarer.
L'éloignement n'a pas plutôt fait disparoître les talonnières ailées de Mercure, reguindé dans les airs, et cette cour royale poussé les mélodieux accents de leurs hymnes en l'honneur du maître des Dieux, qu'il descend du ciel en terre, mais dans un artifice, lequel, comme il est le dernier en ordre à l'égard de tous les précédents, est sans comparaison le premier en dignité, en grandeur et en magnificence, dardant tant de lumières et si agréables, que leur éclat ne permet pas aux spectateurs de faire choix de ce qu'ils doivent le plus admirer, ou de la beauté de sa lumière, ou de la merveilleuse structure de cette grande machine, ou de ses divers mouvements, qui se font non-seulement du haut en bas, mais en s'avançant jusques au milieu du théâtre.
Cette machine est accompagnée de deux autres, lesquelles descendant à ses côtés, y font une proportion admirable de Junon et de Neptune, qui représentent avec Jupiter un majestueux et toutefois si gracieux objet, que sa seule vue fait mépriser aux spectateurs ravis tout ce qu'ils ont vu dans les précédents actes.
Jupiter, parlant le premier, fait entendre à toute la cour de Céphée que les portes du temple ont été fermées, pour ce que la terre n'est pas digne de voir célébrer les noces de son fils, et qu'il veut que la magnificence s'en fasse dans le ciel.
Junon témoigne qu'elle est apaisée, et convie ce roi et Persée à prendre leur place auprès d'elle, comme fait Neptune, pareillement adouci, la reine Cassiope et Andromède: de sorte que cette cour du roi d'Éthiopie, devenue une cour céleste, s'envole dans la demeure des Dieux, ravie par la force de ces machines, desquelles on voit les effets, qui semblent miraculeux aux spectateurs n'en découvrant pas la cause. Cependant les sujets de ces majestés rayonnantes de gloire, ne les pouvant suivre autrement que de leurs vœux et de leurs voix, les accompagnent par des airs dont les paroles témoignent d'un côté leur tristesse de ce départ, mais qui d'ailleurs est infiniment surpassé par la joie qu'ils ont d'une fin qui termine si heureusement le malheur et le dégât de leurs provinces. Alors la toile, qui s'étoit levée avec tant de promptitude à l'ouverture du théâtre, descendant avec la même vitesse, le ferme, laissant la compagnie au même état que celui duquel on raconte qu'étant endormi, il fut transporté en des lieux où abondoient toutes sortes de délices, lesquelles après avoir goûtées, s'étant derechef endormi et ayant été remporté de là au premier lieu où on l'avoit trouvé, eut de la peine à distinguer le vrai du faux, et son sommeil de ses veilles.
Aussi cette ravissante pièce, comme il paroît par son prologue, n'avoit été faite que pour le divertissement des têtes couronnées et des principaux de la cour; mais Leurs Majestés en ayant eu le plaisir peu auparavant cet heureux voyage de Normandie, d'où nous les attendons de jour à l'autre, leur bonté l'a voulu communiquer à ses peuples; et les plus considérables de cette ville n'ont pas plutôt vu le champ ouvert à un divertissement si innocent, qu'il y en a peu de toutes conditions ecclésiastiques et séculières qui ne l'ayent voulu prendre.
Il ne reste plus qu'à me défendre du blâme que je prévois de quelques censeurs, qui trouveront mauvais que j'emploie mon style, destiné au récit de la vérité, à exprimer des feintes; mais outre l'exemple qu'ils en ont déjà en mes ouvrages, comme au récit que je fis il y a quelques années de ce qui fut représenté en la tragi-comédie d'Orphée [492], je les prie de croire qu'un auteur ne doit pas toujours demeurer dans le sérieux, qui lasseroit autrement bientôt son lecteur, au lieu de le tenir en haleine, comme j'estime avoir fait près de vingt années, et qu'un historien ne blesse point la vérité quand il raconte les choses ainsi qu'elles se sont faites: étant vrai de dire que l'action dont je vous viens d'entretenir s'est ainsi passée, et que comme lorsque Dieu nous aura donné la paix, les joutes, les carrousels, les tournois et les autres guerres feintes ne mériteront pas moins de vous désennuyer par leur lecture, qu'ils feront les plus dignes personnes de l'État par leur représentation, et que font à présent les exploits véritables, aussi ne doit-on pas trouver étrange que je fasse part aux absents d'un divertissement que le plus grand roi du monde n'a pas jugé indigne de sa présence.
Je dois ma recommandation à tous ceux qui l'ont méritée du public; et ayant vu que Cicéron a défendu le comédien Roscius de la même ardeur qu'il avoit employée pour le roi Déjotare, je ne vois pas que mes héros, non plus que les rois et les empereurs mêmes, les actions desquels je donne au public, se doivent offenser que j'imite en mes petits ouvrages ce père de l'éloquence.
A Paris, du Bureau d'Adresse aux Galeries du Louvre, devant la rue S. Thomas, le 18 février 1650. Avec privilége.
EPÎTRE
A M. M. M. M. [493].
Madame,
C'est vous rendre un hommage bien secret que de vous le rendre ainsi, et je m'assure que vous aurez de la peine vous-même à reconnoître que c'est vous à qui je dédie cet ouvrage. Ces quatre lettres hiéroglyphiques vous embarrasseront aussi bien que les autres, et vous ne vous apercevrez jamais qu'elles parlent de vous, jusqu'à ce que je vous les explique; alors vous m'avouerez sans doute que je suis fort exact à ma parole, et fort ponctuel à l'exécution de vos commandements. Vous l'avez voulu, et j'obéis; je vous l'ai promis, et je m'acquitte. C'est peut-être vous en dire trop pour un homme qui se veut cacher quelque temps à vous-même; et pour peu que vous fassiez de réflexion sur mes dernières visites, vous devinerez à demi que c'est à vous que ce compliment s'adresse. N'achevez pas, je vous prie, et laissez-moi la joie de vous surprendre par la confidence que je vous en dois [494]. Je vous en conjure par tout le mérite de mon obéissance, et ne vous dis point en quoi les belles qualités d'Andromède approchent de vos perfections, ni quel rapports ses aventures ont avec les vôtres: ce seroit vous faire un miroir où vous vous verriez trop aisément, et vous ne pourriez plus rien ignorer de ce que j'ai à vous dire. Préparez-vous seulement à la recevoir, non pas tant comme un des plus beaux spectacles que la France ait vus, que comme une marque respectueuse de l'attachement inviolable à votre service, dont fait vœu,
MADAME,
Votre très-humble, très-obéissant
et très-obligé serviteur,
Corneille [495].