Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
HÉRACLIUS.
Quelle confusion étrange [390]
De deux princes fait un mélange
Qui met en discord deux amis!
Un père ne sait où se prendre;
Et plus tous deux s'osent défendre 1515
Du titre infâme de son fils,
Plus eux-mêmes cessent d'entendre
Les secrets qu'on leur a commis.
Léontine avec tant de ruse
Ou me favorise ou m'abuse, 1520
Qu'elle brouille tout notre sort:
Ce que j'en eus de connoissance
Brave une orgueilleuse puissance
Qui n'en croit pas mon vain effort;
Et je doute de ma naissance 1525
Quand on me refuse la mort.
Ce fier tyran qui me caresse
Montre pour moi tant de tendresse
Que mon cœur s'en laisse alarmer:
Lorsqu'il me prie et me conjure, 1530
Son amitié paroît si pure,
Que je ne saurois présumer
Si c'est par instinct de nature,
Ou par coutume de m'aimer.
Dans cette croyance incertaine, 1535
J'ai pour lui des transports de haine
Que je ne conserve pas bien:
Cette grâce qu'il veut me faire [391]
Étonne et trouble ma colère;
Et je n'ose résoudre rien [392], 1540
Quand je trouve un amour de père
En celui qui m'ôta le mien.
Retiens, grande ombre de Maurice,
Mon âme au bord du précipice
Que cette obscurité lui fait, 1545
Et m'aide à faire mieux connoître
Qu'en ton fils Dieu n'a pas fait naître
Un prince à ce point imparfait,
Ou que je méritois de l'être,
Si je ne le suis en effet. 1550
Soutiens ma haine qui chancelle,
Et redoublant pour ta querelle
Cette noble ardeur de mourir,
Fais voir.... Mais il m'exauce; on vient me secourir.
SCÈNE II.
HÉRACLIUS, PULCHÉRIE.
HÉRACLIUS.
O ciel! quel bon démon devers moi vous envoie, 1555
Madame?
PULCHÉRIE.
Le tyran, qui veut que je vous voie,
Et met tout en usage afin de s'éclaircir.
HÉRACLIUS.
Par vous-même en ce trouble il pense réussir!
PULCHÉRIE.
Il le pense, Seigneur, et ce brutal espère [393]
Mieux qu'il ne trouve un fils que je découvre un frère:
Comme si j'étois fille à ne lui rien celer
De tout ce que le sang pourroit me révéler!
HÉRACLIUS.
Puisse-t-il par un trait de lumière fidèle [394]
Vous le mieux révéler qu'il ne me le révèle!
Aidez-moi cependant, Madame, à repousser 1565
Les indignes frayeurs dont je me sens presser....
PULCHÉRIE.
Ah! Prince, il ne faut point d'assurance plus claire [395];
Si vous craignez la mort, vous n'êtes point mon frère:
Ces indignes frayeurs vous ont trop découvert.
HÉRACLIUS.
Moi la craindre, Madame! Ah! je m'y suis offert. 1570
Qu'il me traite en tyran, qu'il m'envoie au supplice,
Je suis Héraclius, je suis fils de Maurice;
Sous ces noms précieux je cours m'ensevelir,
Et m'étonne si peu que je l'en fais pâlir.
Mais il me traite en père, il me flatte, il m'embrasse;
Je n'en puis arracher une seule menace:
J'ai beau faire et beau dire afin de l'irriter,
Il m'écoute si peu qu'il me force à douter.
Malgré moi, comme fils toujours il me regarde;
Au lieu d'être en prison, je n'ai pas même un garde.
Je ne sais qui je suis, et crains de le savoir;
Je veux ce que je dois, et cherche mon devoir:
Je crains de le haïr, si j'en tiens la naissance;
Je le plains de m'aimer, si je m'en dois vengeance;
Et mon cœur, indigné d'une telle amitié, 1585
En frémit de colère, et tremble de pitié.
De tous ses mouvements mon esprit se défie:
Il condamne aussitôt tout ce qu'il justifie.
La colère, l'amour, la haine et le respect,
Ne me présentent rien qui ne me soit suspect. 1590
Je crains tout, je fuis tout; et dans cette aventure,
Des deux côtés en vain j'écoute la nature.
Secourez donc un frère en ces perplexités.
PULCHÉRIE.
Ah! vous ne l'êtes point, puisque vous en doutez.
Celui qui, comme vous, prétend à cette gloire, 1595
D'un courage plus ferme en croit ce qu'il doit croire.
Comme vous on le flatte, il y sait résister;
Rien ne le touche assez pour le faire douter;
Et le sang, par un double et secret artifice,
Parle en vous pour Phocas, comme en lui pour Maurice.
HÉRACLIUS.
A ces marques en lui connoissez Martian:
Il a le cœur plus dur étant fils d'un tyran.
La générosité suit la belle naissance;
La pitié l'accompagne et la reconnoissance.
Dans cette grandeur d'âme un vrai prince affermi 1605
Est sensible aux malheurs même d'un ennemi:
La haine qu'il lui doit ne sauroit le défendre [396],
Quand il s'en voit aimé, de s'en laisser surprendre,
Et trouve assez souvent son devoir arrêté
Par l'effort naturel de sa propre bonté. 1610
Cette digne vertu de l'âme la mieux née,
Madame, ne doit pas souiller ma destinée.
Je doute; et si ce doute a quelque crime en soi,
C'est assez m'en punir que douter comme moi;
Et mon cœur, qui sans cesse en sa faveur se flatte, 1615
Cherche qui le soutienne, et non pas qui l'abatte:
Il demande secours pour mes sens étonnés,
Et non le coup mortel dont vous m'assassinez.
PULCHÉRIE.
L'œil le mieux éclairé sur de telles matières
Peut prendre de faux jours pour de vives lumières; 1620
Et comme notre sexe ose assez promptement
Suivre l'impression d'un premier mouvement,
Peut-être qu'en faveur de ma première idée
Ma haine pour Phocas m'a trop persuadée.
Son amour est pour vous un poison dangereux; 1625
Et quoique la pitié montre un cœur généreux,
Celle qu'on a pour lui de ce rang dégénère.
Vous le devez haïr, et fût-il votre père:
Si ce titre est douteux, son crime ne l'est pas.
Qu'il vous offre sa grâce, ou vous livre au trépas, 1630
Il n'est pas moins tyran quand il vous favorise,
Puisque c'est ce cœur même alors qu'il tyrannise,
Et que votre devoir, par là mieux combattu,
Prince, met en péril jusqu'à votre vertu.
Doutez, mais haïssez; et quoi qu'il exécute, 1635
Je douterai d'un nom qu'un autre vous dispute.
En douter lorsqu'en moi vous cherchez quelque appui,
Si c'est trop peu pour vous, c'est assez contre lui.
L'un de vous est mon frère, et l'autre y peut prétendre:
Entre tant de vertus mon choix se peut méprendre;
Mais je ne puis faillir, dans votre sort douteux,
A chérir l'un et l'autre, et vous plaindre tous deux.
J'espère encor pourtant: on murmure, on menace;
Un tumulte, dit-on, s'élève dans la place;
Exupère est allé fondre sur ces mutins; 1645
Et peut-être de là dépendent nos destins.
Mais Phocas entre.
SCÈNE III.
PHOCAS, HÉRACLIUS, MARTIAN [397], PULCHÉRIE, Gardes.
PHOCAS.
Eh bien! se rendra-t-il, Madame?
PULCHÉRIE.
Quelque effort que je fasse à lire dans son âme,
Je n'en vois que l'effet que je m'étois promis:
Je trouve trop d'un frère, et vous trop peu d'un fils.
PHOCAS.
Ainsi le ciel vous veut enrichir de ma perte.
PULCHÉRIE.
Il tient en ma faveur leur naissance couverte:
Ce frère qu'il me rend seroit déjà perdu,
Si dedans votre sang il ne l'eût confondu.
Cette confusion peut perdre l'un et l'autre. 1655
En faveur de mon sang je ferai grâce au vôtre;
Mais je veux le connoître, et ce n'est qu'à ce prix
Qu'en lui donnant la vie il me rendra mon fils.
(A Héraclius.)
Pour la dernière fois, ingrat, je t'en conjure;
Car enfin c'est vers toi que penche la nature; 1660
Et je n'ai point pour lui ces doux empressements
Qui d'un cœur paternel font les vrais mouvements.
Ce cœur s'attache à toi par d'invincibles charmes.
En crois-tu mes soupirs? en croiras-tu mes larmes?
Songe avec quel amour mes soins t'ont élevé, 1665
Avec quelle valeur son bras t'a conservé;
Tu nous dois à tous deux.
HÉRACLIUS.
Et pour reconnoissance
Je vous rends votre fils, je lui rends sa naissance.
PHOCAS.
Tu me l'ôtes, cruel, et le laisses mourir.
HÉRACLIUS.
Je meurs pour vous le rendre, et pour le secourir. 1670
PHOCAS.
C'est me l'ôter assez que ne vouloir plus l'être.
HÉRACLIUS.
C'est vous le rendre assez que le faire connoître.
PHOCAS.
C'est me l'ôter assez que me le supposer.
HÉRACLIUS.
C'est vous le rendre assez pour vous désabuser.
PHOCAS.
Laisse-moi mon erreur, puisqu'elle m'est si chère. 1675
Je t'adopte pour fils, accepte-moi pour père:
Fais vivre Héraclius sous l'un ou l'autre sort;
Pour moi, pour toi, pour lui, fais-toi ce peu d'effort.
HÉRACLIUS.
Ah! c'en est trop enfin, et ma gloire blessée
Dépouille un vieux respect où je l'avois forcée. 1680
De quelle ignominie osez-vous me flatter?
Toutes les fois, tyran, qu'on se laisse adopter [398],
On veut une maison illustre autant qu'amie [399],
On cherche de la gloire, et non de l'infamie;
Et ce seroit un monstre horrible à vos États 1685
Que le fils de Maurice adopté par Phocas.
PHOCAS.
Va, cesse d'espérer la mort que tu mérites:
Ce n'est que contre lui, lâche, que tu m'irrites;
Tu te veux rendre en vain indigne de ce rang:
Je m'en prends à la cause, et j'épargne mon sang. 1690
Puisque ton amitié de ma foi se défie
Jusqu'à prendre son nom pour lui sauver la vie,
Soldats, sans plus tarder, qu'on l'immole à ses yeux;
Et sois après sa mort mon fils, si tu le veux.
HÉRACLIUS.
Perfides, arrêtez!
MARTIAN.
Ah! que voulez-vous faire, 1695
Prince?
HÉRACLIUS.
Sauver le fils de la fureur du père.
MARTIAN.
Conservez-lui ce fils qu'il ne cherche qu'en vous:
Ne troublez point un sort qui lui semble si doux.
C'est avec assez d'heur qu'Héraclius expire,
Puisque c'est en vos mains que tombe son empire, 1700
Le ciel daigne bénir votre sceptre et vos jours!
PHOCAS.
C'est trop perdre de temps à souffrir ces discours.
Dépêche, Octavian.
HÉRACLIUS.
N'attente rien, barbare!
Je suis....
PHOCAS.
Avoue enfin.
HÉRACLIUS.
Je tremble, je m'égare,
Et mon cœur....
PHOCAS, à Héraclius.
Tu pourras à loisir y penser. 1705
(A Octavian.)
Frappe.
HÉRACLIUS.
Arrête; je suis.... Puis-je le prononcer?
PHOCAS.
Achève, ou....
HÉRACLIUS.
Je suis donc, s'il faut que je le die,
Ce qu'il faut que je sois pour lui sauver la vie.
Oui, je lui dois assez, Seigneur, quoi qu'il en soit,
Pour vous payer pour lui de l'amour qu'il vous doit; 1710
Et je vous le promets entier, ferme, sincère [400],
Et tel qu'Héraclius l'auroit pour son vrai père.
J'accepte en sa faveur ses parents pour les miens;
Mais sachez que vos jours me répondront des siens:
Vous me serez garant des hasards de la guerre, 1715
Des ennemis secrets, de l'éclat du tonnerre;
Et de quelque façon que le courroux des cieux
Me prive d'un ami qui m'est si précieux,
Je vengerai sur vous, et fussiez-vous mon père,
Ce qu'aura fait sur lui leur injuste colère [401]. 1720
PHOCAS.
Ne crains rien: de tous deux je ferai mon appui;
L'amour qu'il a pour toi m'assure trop de lui:
Mon cœur pâme de joie, et mon âme n'aspire
Qu'à vous associer l'un et l'autre à l'empire.
J'ai retrouvé mon fils; mais sois-le tout à fait, 1725
Et donne-m'en pour marque un véritable effet:
Ne laisse plus de place à la supercherie;
Pour achever ma joie, épouse Pulchérie.
HÉRACLIUS.
Seigneur, elle est ma sœur.
PHOCAS.
Tu n'es donc point mon fils,
Puisque si lâchement déjà tu t'en dédis? 1730
PULCHÉRIE.
Qui te donne, tyran, une attente si vaine?
Quoi? son consentement étoufferoit ma haine!
Pour l'avoir étonné tu m'aurois fait changer!
J'aurois pour cette honte un cœur assez léger!
Je pourrois épouser ou ton fils, ou mon frère! 1735
SCÈNE IV.
PHOCAS, HÉRACLIUS, MARTIAN, PULCHÉRIE, CRISPE, Gardes [402].
CRISPE.
Seigneur, vous devez tout au grand cœur d'Exupère:
Il est l'unique auteur de nos meilleurs destins:
Lui seul et ses amis ont dompté vos mutins;
Il a fait prisonniers leurs chefs, qu'il vous amène.
PHOCAS.
Dis-lui qu'il me les garde en la salle prochaine; 1740
Je vais de leurs complots m'éclaircir avec eux.
(Crispe s'en va, et Phocas parle à Héraclius [403].)
Toi, cependant, ingrat, sois mon fils, si tu veux.
En l'état où je suis, je n'ai plus lieu de feindre:
Les mutins sont domptés, et je cesse de craindre.
Je vous laisse tous trois.
(A Pulchérie.)
Use bien du moment 1745
Que je prends pour en faire un juste châtiment;
Et si tu n'aimes mieux que l'un et l'autre meure,
Trouve ou choisis mon fils, et l'épouse sur l'heure;
Autrement, si leur sort demeure encor douteux [404],
Je jure à mon retour qu'ils périront tous deux. 1750
Je ne veux point d'un fils dont l'implacable haine [405]
Prend ce nom pour affront et mon amour pour gêne.
Toi....
PULCHÉRIE.
Ne menace point; je suis prête à mourir.
PHOCAS.
A mourir! jusque-là je pourrois te chérir [406]!
N'espère pas de moi cette faveur suprême, 1755
Et pense....
A quoi, tyran?
PHOCAS.
A m'épouser moi-même
Au milieu de leur sang à tes pieds répandu.
PULCHÉRIE.
Quel supplice!
PHOCAS.
Il est grand pour toi; mais il t'est dû.
Tes mépris de la mort bravoient trop ma colère.
Il est en toi de perdre ou de sauver ton frère; 1760
Et du moins, quelque erreur qui puisse me troubler [407],
J'ai trouvé les moyens de te faire trembler.
SCÈNE V.
HÉRACLIUS, MARTIAN, PULCHÉRIE.
PULCHÉRIE.
Le lâche, il vous flattoit lorsqu'il trembloit dans l'âme.
Mais tel est d'un tyran le naturel infâme:
Sa douceur n'a jamais qu'un mouvement contraint; 1765
S'il ne craint, il opprime; et s'il n'opprime, il craint.
L'une et l'autre fortune en montre la foiblesse;
L'une n'est qu'insolence, et l'autre que bassesse.
A peine est-il sorti de ces lâches terreurs [408]
Qu'il a trouvé pour moi le comble des horreurs. 1770
Mes frères, puisqu'enfin vous voulez tous deux l'être,
Si vous m'aimez en sœur, faites-le-moi paroître.
HÉRACLIUS.
Que pouvons-nous tous deux, lorsqu'on tranche nos jours [409]?
Un généreux conseil est un puissant secours.
MARTIAN.
Il n'est point de conseil qui vous soit salutaire, 1775
Que d'épouser le fils pour éviter le père:
L'horreur d'un mal plus grand vous y doit disposer.
PULCHÉRIE.
Qui me le montrera, si je veux l'épouser?
Et dans cet hyménée à ma gloire funeste,
Qui me garantira des périls de l'inceste? 1780
MARTIAN.
Je le vois trop à craindre et pour vous et pour nous;
Mais, Madame, on peut prendre un vain titre d'époux,
Abuser du tyran la rage forcenée
Et vivre en frère et sœur sous un feint hyménée.
PULCHÉRIE.
Feindre, et nous abaisser à cette lâcheté! 1785
HÉRACLIUS.
Pour tromper un tyran, c'est générosité,
Et c'est mettre, en faveur d'un frère qu'il vous donne,
Deux ennemis secrets auprès de sa personne,
Qui dans leur juste haine animés et constants,
Sur l'ennemi commun sauront prendre leur temps, 1790
Et terminer bientôt la feinte avec sa vie.
PULCHÉRIE.
Pour conserver vos jours et fuir mon infamie,
Feignons, vous le voulez, et j'y résiste en vain.
Sus donc, qui de vous deux me prêtera la main?
Qui veut feindre avec moi? qui sera mon complice? 1795
HÉRACLIUS.
Vous, Prince, à qui le ciel inspire l'artifice.
MARTIAN.
Vous, que veut le tyran pour fils obstinément.
Vous, qui depuis quatre ans la servez en amant.
MARTIAN.
Vous saurez mieux que moi surprendre sa tendresse.
HÉRACLIUS.
Vous saurez mieux que moi la traiter de maîtresse. 1800
MARTIAN.
Vous aviez commencé tantôt d'y consentir.
PULCHÉRIE.
Ah! princes, votre cœur ne peut se démentir [410];
Et vous l'avez tous deux trop grand, trop magnanime,
Pour souffrir sans horreur l'ombre même d'un crime.
Je vous connoissois trop pour juger autrement 1805
Et de votre conseil et de l'événement,
Et je n'y déférois que pour vous voir dédire.
Toute fourbe est honteuse aux cœurs nés pour l'empire;
Princes, attendons tout, sans consentir à rien.
HÉRACLIUS.
Admirez cependant quel malheur est le mien. 1810
L'obscure vérité que de mon sang je signe,
Du grand nom qui me perd ne me peut rendre digne:
On n'en croit pas ma mort; et je perds mon trépas,
Puisque mourant pour lui je ne le sauve pas.
MARTIAN.
Voyez d'autre côté quelle est ma destinée, 1815
Madame: dans le cours d'une seule journée,
Je suis Héraclius, Léonce et Martian;
Je sors d'un empereur, d'un tribun, d'un tyran.
De tous trois ce désordre en un jour me fait naître,
Pour me faire mourir enfin sans me connoître. 1820
PULCHÉRIE.
Cédez, cédez tous deux aux rigueurs de mon sort:
Il a fait contre vous un violent effort.
Votre malheur est grand; mais quoi qu'il en succède,
La mort qu'on me refuse en sera le remède;
Et moi.... Mais que nous veut ce perfide [411]?
SCÈNE VI.
HÉRACLIUS, MARTIAN, PULCHÉRIE, AMYNTAS.
AMYNTAS.
Mon bras 1825
Vient de laver ce nom dans le sang de Phocas.
HÉRACLIUS.
Que nous dis-tu?
AMYNTAS.
Qu'à tort vous nous prenez pour traîtres;
Qu'il n'est plus de tyran; que vous êtes les maîtres.
HÉRACLIUS.
De quoi?
AMYNTAS.
De tout l'empire.
MARTIAN.
Et par toi?
AMYNTAS.
Non, Seigneur:
Un autre en a la gloire, et j'ai part à l'honneur. 1830
HÉRACLIUS.
Et quelle heureuse main finit notre misère?
Princes, l'auriez-vous cru? c'est la main d'Exupère.
MARTIAN.
Lui, qui me trahissoit?
AMYNTAS.
C'est de quoi s'étonner:
Il ne vous trahissoit que pour vous couronner.
HÉRACLIUS.
N'a-t-il pas des mutins dissipé la furie? 1835
AMYNTAS.
Son ordre excitoit seul cette mutinerie.
MARTIAN.
Il en a pris les chefs, toutefois?
AMYNTAS.
Admirez
Que ces prisonniers même avec lui conjurés
Sous cette illusion couroient à leur vengeance:
Tous contre ce barbare étant d'intelligence [412], 1840
Suivis d'un gros d'amis nous passons librement
Au travers du palais à son appartement.
La garde y restoit foible, et sans aucun ombrage;
Crispe même à Phocas porte notre message:
Il vient; à ses genoux on met les prisonniers, 1845
Qui tirent pour signal leurs poignards les premiers.
Le reste, impatient dans sa noble colère,
Enferme la victime; et soudain Exupère:
«Qu'on arrête, dit-il; le premier coup m'est dû;
C'est lui qui me rendra l'honneur presque perdu.» 1850
Il frappe, et le tyran tombe aussitôt sans vie,
Tant de nos mains la sienne est promptement suivie.
Il s'élève un grand bruit, et mille cris confus
Ne laissent discerner que «Vive Héraclius!»
Nous saisissons la porte, et les gardes se rendent. 1855
Mêmes cris aussitôt de tous côtés s'entendent;
Et de tant de soldats qui lui servoient d'appui,
Phocas, après sa mort, n'en a pas un pour lui.
PULCHÉRIE.
Quel chemin Exupère a pris pour sa ruine!
AMYNTAS.
Le voici qui s'avance avecque Léontine. 1860
SCÈNE VII.
HÉRACLIUS, MARTIAN, LÉONTINE, PULCHÉRIE, EUDOXE, EXUPÈRE, AMYNTAS, troupe [413].
HÉRACLIUS, à Léontine.
Est-il donc vrai, Madame? et changeons-nous de sort?
Amyntas nous fait-il un fidèle rapport?
LÉONTINE.
Seigneur, un tel succès à peine est concevable;
Et d'un si grand dessein la conduite admirable....
HÉRACLIUS, à Exupère.
Perfide généreux, hâte-toi d'embrasser 1865
Deux princes impuissants à te récompenser.
EXUPÈRE, à Héraclius.
Seigneur, il me faut grâce ou de l'un ou de l'autre:
J'ai répandu son sang, si j'ai vengé le vôtre.
MARTIAN.
Qui que ce soit des deux, il doit se consoler
De la mort d'un tyran qui vouloit l'immoler: 1870
Je ne sais quoi pourtant dans mon cœur en murmure.
Peut-être en vous par là s'explique la nature;
Mais, Prince, votre sort n'en sera pas moins doux:
Si l'empire est à moi, Pulchérie est à vous.
Puisque le père est mort, le fils est digne d'elle. 1875
(A Léontine.)
Terminez donc, Madame, enfin notre querelle.
LÉONTINE.
Mon témoignage seul peut-il en décider?
MARTIAN.
Quelle autre sûreté pourrions-nous demander?
LÉONTINE.
Je vous puis être encor suspecte d'artifice.
Non, ne m'en croyez pas: croyez l'Impératrice. 1880
(A Pulchérie, lui donnant un billet.)
Vous connoissez sa main, Madame; et c'est à vous
Que je remets le sort d'un frère et d'un époux.
Voyez ce qu'en mourant me laissa votre mère.
PULCHÉRIE.
J'en baise en soupirant le sacré caractère.
LÉONTINE.
Apprenez d'elle enfin quel sang vous a produits, 1885
Princes.
HÉRACLIUS, à Eudoxe.
Qui que je sois, c'est à vous que je suis.
BILLET DE CONSTANTINE [414].
PULCHÉRIE lit.
Parmi tant de malheurs mon bonheur est étrange:
Après avoir donné son fils au lieu du mien,
Léontine à mes yeux, par un second échange,
Donne encore à Phocas mon fils au lieu du sien. 1890
Vous qui pourrez douter d'un si rare service,
Sachez qu'elle a deux fois trompé notre tyran:
Celui qu'on croit Léonce est le vrai Martian,
Et le faux Martian est vrai fils de Maurice.
CONSTANTINE.
PULCHÉRIE, à Héraclius.
Ah! vous êtes mon frère!
HÉRACLIUS, à Pulchérie.
Et c'est heureusement 1895
Que le trouble éclairci vous rend à votre amant.
LÉONTINE, à Héraclius.
Vous en saviez assez pour éviter l'inceste,
Et non pas pour vous rendre un tel secret funeste.
(A Martian.)
Mais pardonnez, Seigneur, à mon zèle parfait
Ce que j'ai voulu faire, et ce qu'un autre a fait. 1900
MARTIAN.
Je ne m'oppose point à la commune joie;
Mais souffrez des soupirs que la nature envoie.
Quoique jamais Phocas n'ait mérité d'amour,
Un fils ne peut moins rendre à qui l'a mis au jour:
Ce n'est pas tout d'un coup qu'à ce titre on renonce.
HÉRACLIUS.
Donc, pour mieux l'oublier, soyez encor Léonce:
Sous ce nom glorieux aimez ses ennemis,
Et meure du tyran jusqu'au nom de son fils!
(A Eudoxe.)
Vous, Madame, acceptez et ma main et l'empire
En échange d'un cœur pour qui le mien soupire. 1910
EUDOXE, à Héraclius.
Seigneur, vous agissez en prince généreux.
HÉRACLIUS, à Exupère et Amyntas.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.