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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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NOTICE.

Dans toutes les éditions que Corneille a données de son théâtre, il place Andromède avant Don Sanche; Thomas Corneille suit son exemple en 1692, et les éditeurs qui se sont succédé depuis lors se sont conformés à cet usage, auquel nous n'avons pas cru non plus devoir nous soustraire. Il y a toutefois plus d'un motif de douter de l'antériorité d'Andromède. Dans la liste qu'a donnée Pellisson en 1653 [680], trois ans seulement après la représentation d'Andromède, liste que Moréri reproduit en la complétant et en faisant remarquer que les pièces qui y sont contenues sont placées «selon l'ordre des temps où elles ont été composées,» Don Sanche figure le premier. Il est vrai qu'Andromède, quoique imprimée, suivant toute apparence, beaucoup plus tard que Don Sanche [681], est nommée d'abord dans le privilége commun à ces deux pièces, qui est ainsi conçu: «Notre cher et bien-amé le sieur Corneille nous a fait remontrer qu'il a composé deux pièces de théâtre, l'une intitulée Andromède et l'autre Don Sanche d'Arragon, lesquelles il est sollicité de faire imprimer pour les donner au public; et d'autant que cela ne se peut sans grands frais, il nous a supplié de lui accorder nos lettres sur ce nécessaires.» Mais ce privilége a été «donné à Paris le onzième jour d'avril l'an de grâce mil six cent cinquante,» et on lit au bas de l'extrait imprimé pour Don Sanche: «Achevé d'imprimer à Rouen par Laurens Maury, le quatorzième de mai mil six cent cinquante.» Si l'on regarde cet ouvrage comme joué après Andromède, c'est-à-dire postérieurement au mois de janvier de 1650, il reste donc entre la représentation et l'impression un intervalle beaucoup plus court que pour les pièces précédentes. Enfin, suivant Corneille, «le refus d'un illustre suffrage» dissipa les applaudissements que le public avait donnés à cet ouvrage; et dans l'édition de 1722 des Jugements des savants, de Baillet, où cette phrase est citée, la Monnoye, dont le témoignage a une grande valeur, nous apprend qu'il s'agit de «Louis de Bourbon, prince de Condé [682].» Or le grand Condé, arrêté le 18 janvier 1650, passa treize mois dans les prisons de Vincennes, de Marcoussy et du Havre; il ne pourrait donc avoir manifesté son opinion sur Don Sanche que si cette pièce avait été représentée à la fin de 1649 ou dès les premiers jours de 1650. On a, il est vrai, suspecté cette interprétation, et l'on a dit que le suffrage qui manqua à Corneille fut celui de la Reine ou de Mazarin, et que «Cromwell tua don Sanche [683].» Cette supposition toute gratuite, toute moderne, ne repose sur aucun témoignage, sur aucune induction; et il est bien plus naturel de croire avec la Monnoye, Joly, Voltaire et M. Guizot, qu'il s'agit du grand Condé, alors, il est vrai, déterminé frondeur, mais fort jaloux en même temps de ses prérogatives, et aussi dédaigneux à l'égard du fils d'un pêcheur, que don Lope, don Manrique et don Alvar. Néanmoins, malgré l'importance qu'ont à nos yeux les observations que nous venons de soumettre au lecteur, comme il est certain que Corneille était déjà occupé d'Andromède dès 1648, que cette pièce a été certainement composée bien avant Don Sanche, et que si Don Sanche l'a précédée au théâtre, comme tout le fait supposer, ce ne peut être que de fort peu de temps, nous avons jugé convenable de respecter l'arrangement adopté par Corneille.

Nous savons très-peu de chose sur l'histoire des premières représentations de Don Sanche; et ce peu, c'est de Corneille que nous le tenons. Après avoir parlé dans son Examen du tort que fit à cette pièce «le refus d'un illustre suffrage,» il ajoute qu'une telle disgrâce «anéantit si bien tous les arrêts que Paris et le reste de la cour avaient prononcés en sa faveur, qu'au bout de quelque temps elle se trouva reléguée dans les provinces, où elle conserve encore son premier lustre.» C'est en 1660 que Corneille a écrit ces mots, et il les a maintenus dans toutes les réimpressions, jusqu'en 1682, ce qui fait penser qu'à cette dernière date Don Sanche n'avait pas encore reparu à Paris. Vers 1770, au contraire, cet ouvrage était considéré comme faisant partie du répertoire de la Comédie; en effet, nous lisons dans le Journal du Théâtre françois [684]: «La.... troupe royale représenta.... une comédie héroïque nouvelle de Corneille, intitulée Don Sanche d'Aragon. Cette pièce eut d'abord un grand succès, mais à la quatrième représentation elle attira si peu de monde, que malgré tout ce que les comédiens alléguèrent pour la continuer, l'auteur la retira.... Cependant, ayant été reprise quelques années après à cause du succès qu'elle avait eu dans les provinces, elle fit tant de plaisir qu'elle fut fort suivie, et malgré les critiques elle est restée au théâtre....»

Déjà en 1754 on lit dans le Dictionnaire portatif des théâtres, à l'article consacré à cette pièce: «Elle a.... été reprise de temps en temps.» La plus célèbre de ces reprises est celle de 1753. Nicolas Racot de Grandval, qui n'est plus guère connu que comme auteur du poëme intitulé Cartouche ou le vice puni, joua alors don Sanche avec un grand éclat. Forcé d'abandonner à Lekain, qui parut en 1750, les premiers rôles tragiques, «il se dédommagea, dit Lemazurier [685], aux reprises de Don Sanche d'Aragon en 1753, de Nicomède en 1754, et de Sertorius en 1758. Il y joua les principaux rôles de chacune de ces pièces, avec autant de succès que dans ses plus beaux jours.» Il remplissait encore le rôle de don Sanche au mois de février 1765; mais bientôt, en 1768, il prit sa retraite définitivement, et l'œuvre de Corneille demeura sans interprète.

Après un long oubli, il fut question, au commencement de 1814, de faire de nouveau figurer Don Sanche au répertoire de la Comédie française. Les deux principaux rôles devaient être joués par Fleury et Mlle Mars, doublés au besoin par Talma et Mlle Duchesnois. La reprise tarda, les événements politiques marchèrent au contraire avec une effrayante rapidité, et la Restauration triomphante ne voulut pas permettre à Carlos de fournir des allusions inquiétantes à un public qui les aurait saisies avec transport.

Il fallut une révolution politique et une révolution littéraire pour qu'il pût se remontrer; mais, qui le croirait? en 1833, on n'osa présenter à un public accoutumé déjà aux hardiesses bien autrement étranges du drame moderne, Don Sanche complet, et tel que Corneille l'avait compris; non-seulement il fut mis en trois actes, mais M. Planat, qui se chargea de ce travail, en ayant soin de se déguiser sous le pseudonyme de Mégalbe, s'attaqua au fond même de l'ouvrage, et fit du hardi soldat de fortune un prince, qui se connaît pour tel et s'amuse à cacher son nom et sa naissance. Cette fois cela passa; en 1837 encore, à une nouvelle reprise, on ne dit trop rien; mais en 1844, lorsque Mlle Rachel, en rendant au rôle d'Isabelle son éclat perdu, eut attiré l'attention générale sur la pièce, on fut surpris de l'étrange travestissement qu'elle avait subi, et les critiques, qui commençaient à comprendre toute l'importance du respect des textes, réclamèrent avec vivacité [686]. Rien ne fut changé pourtant; mais une nouvelle reprise (nous craignons qu'elle ne se fasse bien longtemps attendre) ne serait plus possible dans de pareilles conditions.

Après avoir fait l'histoire sommaire des représentations de la pièce, il nous reste à donner, suivant notre habitude, la description bibliographique du volume.

Nous avons eu occasion de rappeler en commençant les dates du privilége et de l'Achevé d'imprimer. Le titre exact est:

D. Sanche D'arragon, comedie heroique.—Imprimé à Roüen et se vend à Paris, chez Augustin Courbé au Palais.... M.DC.L.

Le volume, de format in-4o, se compose de 8 feuillets et de 116 pages. Courbé a fait paraître en outre une petite édition in-8o dans le courant de la même année. Nous n'avons pas à nous préoccuper de la dénomination de comédie héroïque, que nous rencontrons pour la première fois, car Corneille, dans sa dédicace [687] à M. de Zuylichem, dont nous avons déjà vu le nom en tête du Menteur [688], explique tout au long les motifs qui la lui ont fait choisir. La particularité la plus remarquable que nous offrent les préliminaires de Don Sanche, c'est la présence d'un Argument. Nous n'en avons trouvé dans le théâtre de Corneille, depuis Mélite, Clitandre et la Veuve, ses trois premières comédies, qu'en tête d'Andromède, qui est une pièce à machines. Ce n'est point ici d'ailleurs un retour à une ancienne habitude, car après Don Sanche nous n'en revoyons plus que pour la Conquête de la Toison d'or. Il y aurait donc lieu d'être quelque peu surpris de cette singularité, si une lettre que Corneille adresse le 28 mai 1650 à M. de Zuylichem, en même temps que son nouvel ouvrage, ne nous apprenait que ce seigneur avait réclamé le rétablissement des arguments en tête des pièces de théâtre. Cette lettre, qui sera publiée pour la première fois dans notre édition, renferme, à ce sujet, toute une curieuse dissertation de Corneille, à laquelle nous nous contentons ici de renvoyer.

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