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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

D. ELVIRE, D. ALVAR.

D. ELVIRE.

Vous pouvez donc m'aimer, et d'une âme bien saine

Entreprendre un combat pour acquérir la Reine!

Quel astre agit sur vous avec tant de rigueur, 735

Qu'il force votre bras à trahir votre cœur?

L'honneur, me dites-vous, vers l'amour vous excuse.

Ou cet honneur se trompe, ou cet amour s'abuse;

Et je ne comprends point, dans un si mauvais tour,

Ni quel est cet honneur, ni quel est cet amour. 740

Tout l'honneur d'un amant, c'est d'être amant fidèle:

Si vous m'aimez encor, que prétendez-vous d'elle?

Et si vous l'acquérez, que voulez-vous de moi?

Aurez-vous droit alors de lui manquer de foi?

La mépriserez-vous quand vous l'aurez acquise? 745

D. ALVAR.

Qu'étant né son sujet jamais je la méprise!

D. ELVIRE.

Que me voulez-vous donc? Vaincu par don Carlos,

Aurez-vous quelque grâce à troubler mon repos?

En serez-vous plus digne? et par cette victoire,

Répandra-t-il sur vous un rayon de sa gloire? 750

D. ALVAR.

Que j'ose présenter ma défaite à vos yeux!

D. ELVIRE.

Que me veut donc enfin ce cœur ambitieux?

D. ALVAR.

Que vous preniez pitié de l'état déplorable

Où votre long refus réduit un misérable.

Mes vœux mieux écoutés, par un heureux effet, 755

M'auroient su garantir de l'honneur qu'on m'a fait;

Et l'État par son choix ne m'eût pas mis en peine

De manquer à ma gloire, ou d'acquérir ma reine.

Votre refus m'expose à cette dure loi

D'entreprendre un combat qui n'est que contre moi:

J'en crains également l'une et l'autre fortune.

Et le moyen aussi que j'en souhaite aucune?

Ni vaincu, ni vainqueur, je ne puis être à vous:

Vaincu, j'en suis indigne, et vainqueur, son époux;

Et le destin m'y traite avec tant d'injustice, 765

Que son plus beau succès me tient lieu de supplice.

Aussi, quand mon devoir ose la disputer,

Je ne veux l'acquérir que pour vous mériter,

Que pour montrer qu'en vous j'adorois la personne,

Et me pouvois ailleurs promettre une couronne. 770

Fasse le juste ciel que j'y puisse, ou mourir [781],

Ou ne la mériter que pour vous acquérir!

D. ELVIRE.

Ce sont vœux superflus de vouloir un miracle

Où votre gloire oppose un invincible obstacle;

Et la Reine pour moi vous saura bien payer 775

Du temps qu'un peu d'amour vous fit mal employer.

Ma couronne est douteuse, et la sienne affermie;

L'avantage du change en ôte l'infamie.

Allez; n'en perdez pas la digne occasion,

Poursuivez-la sans honte et sans confusion. 780

La légèreté même où tant d'honneur engage

Est moins légèreté que grandeur de courage;

Mais gardez que Carlos ne me venge de vous.

D. ALVAR.

Ah! laissez-moi, Madame, adorer ce courroux.

J'avois cru jusqu'ici mon combat magnanime; 785

Mais je suis trop heureux s'il passe pour un crime,

Et si, quand de vos lois l'honneur me fait sortir,

Vous m'estimez assez pour vous en ressentir.

De ce crime vers vous quels que soient les supplices,

Du moins il m'a valu plus que tous mes services, 790

Puisqu'il me fait connoître, alors qu'il vous déplaît,

Que vous daignez en moi prendre quelque intérêt.

D. ELVIRE.

Le crime, don Alvar, dont je semble irritée,

C'est qu'on me persécute après m'avoir quittée;

Et pour vous dire encor quelque chose de plus [782], 795

Je me fâche d'entendre accuser mes refus.

Je suis reine sans sceptre, et n'en ai que le titre;

Le pouvoir m'en est dû, le temps en est l'arbitre.

Si vous m'avez servie en généreux amant

Quand j'ai reçu du ciel le plus dur traitement, 800

J'ai tâché d'y répondre avec toute l'estime

Que pouvoit en attendre un cœur si magnanime.

Pouvois-je en cet exil davantage sur moi?

Je ne veux point d'époux que je n'en fasse un roi;

Et je n'ai pas une âme assez basse et commune 805

Pour en faire un appui de ma triste fortune.

C'est chez moi, don Alvar, dans la pompe et l'éclat,

Que me le doit choisir le bien de mon État.

Il falloit arracher mon sceptre à mon rebelle,

Le remettre en ma main pour le recevoir d'elle: 810

Je vous aurois peut-être alors considéré

Plus que ne m'a permis un sort si déploré;

Mais une occasion plus prompte et plus brillante

A surpris cependant votre amour chancelante;

Et soit que votre cœur s'y trouvât disposé, 815

Soit qu'un si long refus l'y laissât exposé,

Je ne vous blâme point de l'avoir acceptée:

De plus constants que vous l'auroient bien écoutée.

Quelle qu'en soit pourtant la cause ou la couleur [783],

Vous pouviez [784] l'embrasser avec moins de chaleur, 820

Combattre le dernier, et par quelque apparence,

Témoigner que l'honneur vous faisoit violence:

De cette illusion l'artifice secret

M'eût forcée à vous plaindre et vous perdre à regret;

Mais courir au-devant, et vouloir bien qu'on voie 825

Que vos vœux mal reçus m'échappent avec joie!

D. ALVAR.

Vous auriez donc voulu que l'honneur d'un tel choix

Eût montré votre amant le plus lâche des trois?

Que pour lui cette gloire eût eu trop peu d'amorces,

Jusqu'à ce qu'un rival eût épuisé ses forces? 830

Que....

D. ELVIRE.

Vous achèverez au sortir du combat,

Si toutefois Carlos vous en laisse en état.

Voilà vos deux rivaux avec qui je vous laisse,

Et vous dirai demain pour qui je m'intéresse.

D. ALVAR.

Hélas! pour le bien voir je n'ai que trop de jour. 835

SCÈNE II.

D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR.

D. MANRIQUE.

Qui vous traite le mieux, la fortune ou l'amour?

La Reine charme-t-elle auprès de donne [785] Elvire?

D. ALVAR.

Si j'emporte la bague, il faudra vous le dire.

D. LOPE.

Carlos vous nuit partout, du moins à ce qu'on croit.

D. ALVAR.

Il fait plus d'un jaloux, du moins à ce qu'on voit. 840

D. LOPE.

Il devroit par pitié vous céder l'une ou l'autre [786].

D. ALVAR.

Plaignant mon intérêt, n'oubliez pas le vôtre.

D. MANRIQUE.

De vrai, la presse est grande à qui le fera roi.

D. ALVAR.

Je vous plains fort tous deux, s'il vient à bout de moi.

D. MANRIQUE.

Mais si vous le vainquez, serons-nous fort à plaindre?

D. ALVAR.

Quand je l'aurai vaincu, vous aurez fort à craindre.

D. LOPE.

Oui, de vous voir longtemps hors de combat pour nous.

D. ALVAR.

Nous aurons essuyé les plus dangereux coups.

D. MANRIQUE.

L'heure nous tardera d'en voir l'expérience.

D. ALVAR.

On pourra vous guérir de cette impatience. 850

D. LOPE.

De grâce, faites donc que ce soit promptement.

SCÈNE III.

D. ISABELLE, D. MANRIQUE, D. ALVAR, D. LOPE.

D. ISABELLE.

Laissez-moi, don Alvar, leur parler un moment:

Je n'entreprendrai rien à votre préjudice;

Et mon dessein ne va qu'à vous faire justice,

Qu'à vous favoriser plus que vous ne voulez. 855

D. ALVAR.

Je ne sais qu'obéir alors que vous parlez.

SCÈNE IV.

D. ISABELLE, D. MANRIQUE, D. LOPE.

D. ISABELLE.

Comtes, je ne veux plus donner lieu qu'on murmure

Que choisir par autrui c'est me faire une injure;

Et puisque de ma main le choix sera plus beau,

Je veux choisir moi-même, et reprendre l'anneau. 860

Je ferai plus pour vous: des trois qu'on me propose,

J'en exclus don Alvar; vous en savez la cause:

Je ne veux point gêner un cœur plein d'autres feux,

Et vous ôte un rival pour le rendre à ses vœux.

Qui n'aime que par force aime qu'on le néglige; 865

Et mon refus du moins autant que vous l'oblige.

Vous êtes donc les seuls que je veux regarder;

Mais avant qu'à choisir j'ose me hasarder [787],

Je voudrais voir en vous quelque preuve certaine

Qu'en moi c'est moi qu'on aime, et non l'éclat de reine.

L'amour n'est, ce dit-on, qu'une union d'esprits;

Et je tiendrois des deux celui-là mieux épris

Qui favoriseroit ce que je favorise,

Et ne mépriseroit que ce que je méprise,

Qui prendroit en m'aimant même cœur, mêmes yeux:

Si vous ne m'entendez, je vais m'expliquer mieux [788].

Aux vertus de Carlos j'ai paru libérale:

Je voudrois en tous deux voir une estime égale,

Qu'il trouvât même honneur, même justice en vous,

Car ne présumez pas que je prenne un époux 880

Pour m'exposer moi-même à ce honteux outrage

Qu'un roi fait de ma main détruise mon ouvrage;

N'y pensez l'un ni l'autre, à moins qu'un digne effet

Suive de votre part ce que pour lui j'ai fait,

Et que par cet aveu je demeure assurée 885

Que tout ce qui m'a plu doit être de durée.

D. MANRIQUE.

Toujours Carlos, Madame! et toujours son bonheur

Fait dépendre de lui le nôtre et votre cœur!

Mais puisque c'est par là qu'il faut enfin vous plaire,

Vous-même apprenez-nous ce que nous pouvons faire.

Nous l'estimons tous deux un des braves guerriers

A qui jamais la guerre ait donné des lauriers;

Notre liberté même est due à sa vaillance;

Et quoiqu'il ait tantôt montré quelque insolence,

Dont nous a dû piquer l'honneur de notre rang, 895

Vous avez suppléé l'obscurité du sang.

Ce qu'il vous plaît qu'il soit, il est digne de l'être.

Nous lui devons beaucoup, et l'allions reconnoître,

L'honorer en soldat, et lui faire du bien;

Mais après vos faveurs nous ne pouvons plus rien: 900

Qui pouvoit pour Carlos ne peut rien pour un comte [789];

Il n'est rien en nos mains qu'il en reçût sans honte;

Et vous avez pris soin de le payer pour nous.

D. ISABELLE.

Il en est en vos mains, des présents assez doux,

Qui purgeroient vos noms de toute ingratitude; 905

Et mon âme pour lui de toute inquiétude;

Il en est dont sans honte il seroit possesseur:

En un mot, vous avez l'un et l'autre une sœur;

Et je veux que le roi qu'il me plaira de faire

En recevant ma main, le fasse son beau-frère; 910

Et que par cet hymen son destin affermi

Ne puisse en mon époux trouver son ennemi.

Ce n'est pas, après tout, que j'en craigne la haine;

Je sais qu'en cet État je serai toujours reine,

Et qu'un tel roi jamais, quel que soit son projet, 915

Ne sera sous ce nom que mon premier sujet;

Mais je ne me plais pas à contraindre personne,

Et moins que tous un cœur à qui le mien se donne.

Répondez donc tous deux: n'y consentez-vous pas?

D. MANRIQUE.

Oui, Madame, aux plus longs et plus cruels trépas, 920

Plutôt qu'à voir jamais de pareils hyménées

Ternir en un moment l'éclat de mille années.

Ne cherchez point par là cette union d'esprits:

Votre sceptre, Madame, est trop cher à ce prix;

Et jamais....

D. ISABELLE.

Ainsi donc vous me faites connoître 925

Que ce que je l'ai fait il est digne de l'être,

Que je puis suppléer l'obscurité du sang?

D. MANRIQUE.

Oui, bien pour l'élever jusques à notre rang.

Jamais un souverain ne doit compte à personne

Des dignités qu'il fait, et des grandeurs qu'il donne:

S'il est d'un sort indigne ou l'auteur ou l'appui,

Comme il le fait lui seul, la honte est toute à lui.

Mais disposer d'un sang que j'ai reçu sans tache!

Avant que le souiller il faut qu'on me l'arrache:

J'en dois compte aux aïeux dont il est hérité, 935

A toute leur famille, à la postérité.

D. ISABELLE.

Et moi, Manrique, et moi, qui n'en dois aucun conte [790],

J'en disposerai seule, et j'en aurai la honte.

Mais quelle extravagance a pu vous figurer 940

Que je me donne à vous pour vous déshonorer,

Que mon sceptre en vos mains porte quelque infamie?

Si je suis jusque-là de moi-même ennemie,

En quelle qualité, de sujet, ou d'amant,

M'osez-vous expliquer ce noble sentiment?

Ah! si vous n'apprenez pas à parler d'autre sorte.... 945

D. LOPE.

Madame, pardonnez à l'ardeur qui l'emporte;

Il devoit s'excuser avec plus de douceur.

Nous avons, en effet, l'un et l'autre une sœur;

Mais si j'ose en parler avec quelque franchise,

A d'autres qu'au marquis l'une et l'autre est promise.

D. ISABELLE.

A qui, don Lope?

D. MANRIQUE.

A moi, Madame.

D. ISABELLE.

Et l'autre?

D. LOPE.

A moi.

D. ISABELLE.

J'ai donc tort parmi vous de vouloir faire un roi.

Allez, heureux amants, allez voir vos maîtresses;

Et parmi les douceurs de vos dignes caresses,

N'oubliez pas de dire à ces jeunes esprits 955

Que vous faites du trône un généreux mépris.

Je vous l'ai déjà dit, je ne force personne,

Et rends grâce à l'État des amants qu'il me donne.

D. LOPE.

Écoutez-nous, de grâce.

D. ISABELLE.

Et que me direz-vous?

Que la constance est belle au jugement de tous? 960

Qu'il n'est point de grandeurs qui la doivent séduire?

Quelques autres que vous m'en sauront mieux instruire;

Et si cette vertu ne se doit point forcer,

Peut-être qu'à mon tour je saurai l'exercer.

D. LOPE.

Exercez-la, Madame, et souffrez qu'on s'explique. 965

Vous connoîtrez du moins don Lope et don Manrique,

Qu'un vertueux amour qu'ils ont tous deux pour vous,

Ne pouvant rendre heureux sans en faire un jaloux,

Porte à tarir ainsi la source des querelles

Qu'entre les grands rivaux on voit si naturelles. 970

Ils se sont l'un et l'autre attachés par ces nœuds [791]

Qui n'auront leur effet que pour le malheureux:

Il me devra sa sœur, s'il faut qu'il vous obtienne;

Et si je suis à vous, je lui devrai la mienne.

Celui qui doit vous perdre, ainsi, malgré son sort, 975

A s'approcher de vous fait encor son effort;

Ainsi, pour consoler l'une ou l'autre infortune,

L'une et l'autre est promise, et nous n'en devons qu'une:

Nous ignorons laquelle et vous la choisirez,

Puisqu'enfin c'est la sœur du roi que vous ferez. 980

Jugez donc si Carlos en peut être beau-frère,

Et si vous devez rompre un nœud si salutaire,

Hasarder un repos à votre État si doux,

Qu'affermit sous vos lois la concorde entre nous.

D. ISABELLE.

Et ne savez-vous point qu'étant ce que vous êtes, 985

Vos sœurs, par conséquent, mes premières sujettes,

Les donner sans mon ordre, et même malgré moi,

C'est dans mon propre État m'oser faire la loi?

D. MANRIQUE.

Agissez donc enfin, Madame, en souveraine,

Et souffrez qu'on s'excuse, ou commandez en reine; 990

Nous vous obéirons, mais sans y consentir;

Et pour vous dire tout avant que de sortir,

Carlos est généreux, il connoît sa naissance;

Qu'il se juge en secret sur cette connoissance;

Et s'il trouve son sang digne d'un tel honneur, 995

Qu'il vienne, nous tiendrons l'alliance à bonheur;

Qu'il choisisse des deux, et l'épouse, s'il l'ose.

Nous n'avons plus, Madame, à vous dire autre chose:

Mettre en un tel hasard le choix de leur époux,

C'est jusqu'où nous pouvons nous abaisser pour vous;

Mais, encore une fois, que Carlos y regarde,

Et pense à quels périls cet hymen le hasarde.

D. ISABELLE.

Vous-même gardez bien, pour le trop dédaigner,

Que je ne montre enfin comme je sais régner.

SCÈNE V.

D. ISABELLE.

Quel est ce mouvement qui tous deux les mutine, 1005

Lorsque l'obéissance au trône les destine?

Est-ce orgueil? est-ce envie? est-ce animosité,

Défiance, mépris, ou générosité?

N'est-ce point que le ciel ne consent qu'avec peine

Cette triste union d'un sujet à sa reine, 1010

Et jette un prompt obstacle aux plus aisés desseins

Qui laissent choir mon sceptre en leurs indignes mains?

Mes yeux n'ont-ils horreur d'une telle bassesse

Que pour s'abaisser trop lorsque je les abaisse?

Quel destin à ma gloire oppose mon ardeur? 1015

Quel destin à ma flamme oppose ma grandeur?

Si ce n'est que par là que je m'en puis défendre,

Ciel, laisse-moi donner ce que je n'ose prendre;

Et puisqu'enfin pour moi tu n'as point fait de rois,

Souffre de mes sujets le moins indigne choix. 1020

SCÈNE VI.

D. ISABELLE, BLANCHE.

D. ISABELLE.

Blanche, j'ai perdu temps.

BLANCHE.

Je l'ai perdu de même.

D. ISABELLE.

Les comtes à ce prix fuyent le diadème.

BLANCHE.

Et Carlos ne veut point de fortune à ce prix.

D. ISABELLE.

Rend-il haine pour haine, et mépris pour mépris?

BLANCHE.

Non, Madame; au contraire, il estime ces dames 1025

Dignes des plus grands cœurs et des plus belles flammes.

D. ISABELLE.

Et qui l'empêche donc d'aimer et de choisir?

BLANCHE.

Quelque secret obstacle arrête son desir.

Tout le bien qu'il en dit ne passe point l'estime;

Charmantes qu'elles sont, les aimer c'est un crime. 1030

Il ne s'excuse point sur l'inégalité;

Il semble plutôt craindre une infidélité;

Et ses discours obscurs, sous un confus mélange,

M'ont fait voir malgré lui comme une horreur du change,

Comme une aversion qui n'a pour fondement [792] 1035

Que les secrets liens d'un autre attachement.

D. ISABELLE.

Il aimeroit ailleurs!

BLANCHE.

Oui, si je ne m'abuse,

Il aime en lieu plus haut que n'est ce qu'il refuse;

Et si je ne craignois votre juste courroux,

J'oserois deviner, Madame, que c'est vous. 1040

D. ISABELLE.

Ah! ce n'est pas pour moi qu'il est si téméraire;

Tantôt dans ses respects j'ai trop vu le contraire:

Si l'éclat de mon sceptre avoit pu le charmer,

Il ne m'auroit jamais défendu de l'aimer.

S'il aime en lieu si haut, il aime donne Elvire; 1045

Il doit l'accompagner jusque dans son empire,

Et fait à mes amants ces défis généreux,

Non pas pour m'acquérir, mais pour se venger d'eux.

Je l'ai donc agrandi pour le voir disparoître,

Et qu'une reine, ingrate à l'égal de ce traître, 1050

M'enlève, après vingt ans de refuge en ces lieux,

Ce qu'avoit mon État de plus doux à mes yeux!

Non, j'ai pris trop de soin de conserver sa vie.

Qu'il combatte, qu'il meure, et j'en serai ravie.

Je saurai par sa mort à quels vœux m'engager, 1055

Et j'aimeroi des trois qui m'en saura venger [793].

BLANCHE.

Que vous peut offenser sa flamme ou sa retraite,

Puisque vous n'aspirez qu'à vous en voir défaite?

Je ne sais pas s'il aime ou donne Elvire ou vous,

Mais je ne comprends point ce mouvement jaloux. 1060

D. ISABELLE.

Tu ne le comprends point! et c'est ce qui m'étonne:

Je veux donner son cœur, non que son cœur le donne;

Je veux que son respect l'empêche de m'aimer,

Non des flammes qu'une autre a su mieux allumer [794];

Je veux bien plus: qu'il m'aime, et qu'un juste silence

Fasse à des feux pareils pareille violence;

Que l'inégalité lui donne même ennui;

Qu'il souffre autant pour moi que je souffre pour lui;

Que par le seul dessein d'affermir sa fortune,

Et non point par amour, il se donne à quelqu'une; 1070

Que par mon ordre seul il s'y laisse obliger;

Que ce soit m'obéir, et non me négliger;

Et que voyant ma flamme à l'honorer trop prompte,

Il m'ôte de péril sans me faire de honte.

Car enfin il l'a vue, et la connoît trop bien; 1075

Mais il aspire au trône, et ce n'est pas au mien;

Il me préfère une autre, et cette préférence

Forme de son respect la trompeuse apparence:

Faux respect qui me brave, et veut régner sans moi!

BLANCHE.

Pour aimer donne Elvire, il n'est pas encor roi. 1080

D. ISABELLE.

Elle est reine, et peut tout sur l'esprit de sa mère [795].

BLANCHE.

Si ce n'est un faux bruit, le ciel lui rend un frère:

Don Sanche n'est point mort, et vient ici, dit-on,

Avec les députés qu'on attend d'Aragon:

C'est ce qu'en arrivant leurs gens ont fait entendre. 1085

D. ISABELLE.

Blanche, s'il est ainsi, que d'heur j'en dois attendre!

L'injustice du ciel, faute d'autres objets,

Me forçoit d'abaisser mes yeux sur mes sujets,

Ne voyant point de prince égal à ma naissance,

Qui ne fût sous l'hymen, ou More, ou dans l'enfance;

Mais s'il lui rend un frère, il m'envoie un époux.

Comtes, je n'ai plus d'yeux pour Carlos ni pour vous;

Et devenant par là reine de ma rivale,

J'aurai droit d'empêcher qu'elle ne se ravale [796],

Et ne souffrirai pas qu'elle ait plus de bonheur [797] 1095

Que ne m'en ont permis ces tristes lois d'honneur.

BLANCHE.

La belle occasion que votre jalousie,

Douteuse encor qu'elle est, a promptement saisie!

D. ISABELLE.

Allons l'examiner, Blanche, et tâchons de voir

Quelle juste espérance on peut en concevoir [798]. 1100

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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