Œuvres de P. Corneille, Tome 05
DON SANCHE D'ARAGON.
COMÉDIE HÉROIQUE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
D. LÉONOR, D. ELVIRE.
S'est résolu, ma fille, à nous faire justice:
Notre Aragon, pour nous presque tout révolté,
Enlève à nos tyrans [736] ce qu'ils nous ont ôté,
Brise les fers honteux de leurs injustes chaînes, 5
Se remet sous nos lois, et reconnoît ses reines;
Et par ses députés, qu'aujourd'hui l'on attend,
Rend d'un si long exil le retour éclatant.
Comme nous, la Castille attend cette journée
Qui lui doit de sa reine assurer l'hyménée: 10
Nous l'allons voir ici faire choix d'un époux.
Que ne puis-je, ma fille, en dire autant de vous!
Nous allons en des lieux sur qui vingt ans d'absence
Nous laissent une foible et douteuse puissance:
Le trouble règne encore où vous devez régner; 15
Le peuple vous rappelle, et peut vous dédaigner,
Si vous ne lui portez, au retour de Castille,
Que l'avis d'une mère et le nom d'une fille.
D'un mari valeureux les ordres et le bras
Sauroient bien mieux que nous assurer vos États, 20
Et par des actions nobles, grandes et belles,
Dissiper les mutins, et dompter les rebelles.
Vous ne pouvez manquer d'amants dignes de vous [737];
On aime votre sceptre, on vous aime; et sur tous,
Du comte don Alvar la vertu non commune 25
Vous aima dans l'exil et durant l'infortune.
Qui vous aima sans sceptre et se fit votre appui,
Quand vous le recouvrez, est bien digne de lui.
D. ELVIRE.
Ce comte est généreux, et me l'a fait paroître;
Aussi le ciel pour moi l'a voulu reconnoître; 30
Puisque les Castillans l'ont mis entre les trois
Dont à leur grande reine ils demandent le choix;
Et comme ses rivaux lui cèdent en mérite,
Un espoir à présent plus doux le sollicite;
Il régnera sans nous. Mais, Madame, après tout, 35
Savez-vous à quel choix l'Aragon se résout,
Et quels troubles nouveaux j'y puis faire renaître,
S'il voit que je lui mène un étranger pour maître?
Montons, de grâce, au trône; et de là beaucoup mieux
Sur le choix d'un époux nous baisserons les yeux. 40
D. LÉONOR.
Vous les abaissez trop; une secrète flamme
A déjà malgré moi fait ce choix dans votre âme:
De l'inconnu Carlos l'éclatante valeur
Aux mérites du comte a fermé votre cœur.
Tout est illustre en lui, moi-même je l'avoue; 45
Mais son sang, que le ciel n'a formé que de boue,
Et dont il cache exprès la source obstinément....
D. ELVIRE.
Vous pourriez en juger plus favorablement;
Sa naissance inconnue est peut-être sans tache:
Vous la présumez basse à cause qu'il la cache; 50
Mais combien a-t-on vu de princes déguisés
Signaler leur vertu sous des noms supposés,
Dompter des nations, gagner des diadèmes,
Sans qu'aucun les connût, sans se connoître eux-mêmes!
D. LÉONOR.
Quoi? voilà donc enfin de quoi vous vous flattez! 55
D. ELVIRE.
J'aime et prise en Carlos ses rares qualités.
Il n'est point d'âme noble à qui tant de vaillance
N'arrache cette estime et cette bienveillance;
Et l'innocent tribut de ces affections [738]
Que doit toute la terre aux belles actions, 60
N'a rien qui déshonore une jeune princesse.
En cette qualité, je l'aime et le caresse;
En cette qualité, ses devoirs assidus
Me rendent les respects à ma naissance dus.
Il fait sa cour chez moi comme un autre peut faire: 65
Il a trop de vertus pour être téméraire;
Et si jamais ses vœux s'échappoient jusqu'à moi,
Je sais ce que je suis, et ce que je me doi.
D. LÉONOR.
Daigne le juste ciel vous donner le courage
De vous en souvenir et le mettre en usage! 70
D. ELVIRE.
Vos ordres sur mon cœur sauront toujours régner.
Cependant ce Carlos vous doit accompagner,
Doit venir jusqu'aux lieux de votre obéissance,
Vous rendre ces respects dus à votre naissance [739],
Vous faire, comme ici, sa cour tout simplement? 75
D. ELVIRE.
De ses pareils la guerre est l'unique élément:
Accoutumés d'aller de victoire en victoire,
Ils cherchent en tous lieux les dangers et la gloire,
La prise de Séville, et les Mores défaits,
Laissent à la Castille une profonde paix: 80
S'y voyant sans emploi, sa grande âme inquiète
Veut bien de don Garcie achever la défaite,
Et contre les efforts d'un reste de mutins
De toute sa valeur hâter nos bons destins.
D. LÉONOR.
Mais quand il vous aura dans le trône affermie, 85
Et jeté sous vos pieds la puissance ennemie,
S'en ira-t-il soudain aux climats étrangers
Chercher tout de nouveau la gloire et les dangers?
D. ELVIRE.
Madame, la Reine entre.
SCÈNE II.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, BLANCHE.
D. LÉONOR.
Aujourd'hui donc, Madame,
Vous allez d'un héros rendre heureuse la flamme, 90
Et d'un mot satisfaire aux plus ardents souhaits
Que poussent vers le ciel vos fidèles sujets.
D. ISABELLE.
Dites, dites plutôt qu'aujourd'hui, grandes reines,
Je m'impose à vos yeux la plus dure des gênes,
Et fais dessus moi-même un illustre attentat 95
Pour me sacrifier au repos de l'État.
Que c'est un sort fâcheux et triste que le nôtre,
De ne pouvoir régner que sous les lois d'un autre;
Et qu'un sceptre soit cru d'un si grand poids pour nous,
Que pour le soutenir il nous faille un époux! 100
A peine ai-je deux mois porté le diadème,
Que de tous les côtés j'entends dire qu'on m'aime,
Si toutefois sans crime et sans m'en indigner
Je puis nommer amour une ardeur de régner.
L'ambition des grands à cet espoir ouverte 105
Semble pour m'acquérir s'apprêter à ma perte;
Et pour trancher le cours de leurs dissensions,
Il faut fermer la porte à leurs prétentions;
Il m'en faut choisir un; eux-mêmes m'en convient,
Mon peuple m'en conjure, et mes États m'en prient;
Et même par mon ordre ils m'en proposent trois,
Dont mon cœur à leur gré peut faire un digne choix.
Don Lope de Gusman, don Manrique de Lare,
Et don Alvar de Lune, ont un mérite rare;
Mais que me sert ce choix qu'on fait en leur faveur, 115
Si pas un d'eux enfin n'a celui de mon cœur?
D. LÉONOR.
On vous les a nommés, mais sans vous les prescrire;
On vous obéira, quoi qu'il vous plaise élire:
Si le cœur a choisi, vous pouvez faire un roi.
D. ISABELLE.
Madame, je suis reine, et dois régner sur moi. 120
Le rang que nous tenons, jaloux de notre gloire,
Souvent dans un tel choix nous défend de nous croire,
Jette sur nos desirs un joug impérieux,
Et dédaigne l'avis et du cœur et des yeux.
Qu'on ouvre. Juste ciel, vois ma peine et m'inspire 125
Et ce que je dois faire, et ce que je dois dire.
SCÈNE III.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, BLANCHE, D. LOPE, D. MANRIQUE, D. ALVAR, CARLOS.
D. ISABELLE.
Avant que de choisir je demande un serment,
Comtes, qu'on agréera mon choix aveuglément;
Que les deux méprisés, et tous les trois peut-être,
De ma main, quel qu'il soit, accepteront un maître; 130
Car enfin je suis libre à disposer de moi;
Le choix de mes États ne m'est point une loi;
D'une troupe importune il m'a débarrassée,
Et d'eux tous sur vous trois détourné ma pensée,
Mais sans nécessité de l'arrêter sur vous. 135
J'aime à savoir par là qu'on vous préfère à tous;
Vous m'en êtes plus chers et plus considérables:
J'y vois de vos vertus les preuves honorables;
J'y vois la haute estime où sont vos grands exploits;
Mais quoique mon dessein soit d'y borner mon choix, 140
Le ciel en un moment quelquefois nous éclaire.
Je veux, en le faisant, pouvoir ne le pas faire,
Et que vous avouiez que pour devenir roi,
Quiconque me plaira n'a besoin que de moi.
D. LOPE.
C'est une autorité qui vous demeure entière; 145
Votre État avec vous n'agit que par prière,
Et ne vous a pour nous fait voir ses sentiments
Que par obéissance à vos commandements.
Ce n'est point ni son choix ni l'éclat de ma race
Qui me font, grande reine, espérer cette grâce: 150
Je l'attends de vous seule et de votre bonté,
Comme on attend un bien qu'on n'a pas mérité,
Et dont, sans regarder service, ni famille [740],
Vous pouvez faire part au moindre de Castille.
C'est à nous d'obéir, et non d'en murmurer; 155
Mais vous nous permettrez toutefois d'espérer
Que vous ne ferez choir cette faveur insigne,
Ce bonheur d'être à vous, que sur le moins indigne;
Et que votre vertu vous fera trop savoir
Qu'il n'est pas bon d'user de tout votre pouvoir. 160
Voilà mon sentiment.
D. ISABELLE.
Parlez, vous, don Manrique.
D. MANRIQUE.
Madame, puisqu'il faut qu'à vos yeux je m'explique [741],
Quoique votre discours nous ai fait des leçons
Capables d'ouvrir l'âme à de justes soupçons,
Je vous dirai pourtant, comme à ma souveraine, 165
Que pour faire un vrai roi vous le fassiez en reine,
Que vous laisser borner, c'est vous-même affoiblir
La dignité du rang qui le doit ennoblir;
Et qu'à prendre pour loi le choix qu'on vous propose,
Le roi que vous feriez vous devroit peu de chose, 170
Puisqu'il tiendroit les noms de monarque et d'époux
Du choix de vos États aussi bien que de vous.
Pour moi, qui vous aimai sans sceptre et sans couronne,
Qui n'ai jamais eu d'yeux que pour votre personne,
Que même le feu Roi daigna considérer 175
Jusqu'à souffrir ma flamme et me faire espérer,
J'oserai me promettre un sort assez propice
De cet aveu d'un frère et quatre ans de service;
Et sur ce doux espoir dussé-je me trahir,
Puisque vous le voulez, je jure d'obéir. 180
D. ISABELLE.
C'est comme il faut m'aimer. Et don Alvar de Lune?
D. ALVAR.
Je ne vous ferai point de harangue importune.
Choisissez hors des trois, tranchez absolument:
Je jure d'obéir, Madame, aveuglément.
D. ISABELLE.
Sous les profonds respects de cette déférence 185
Vous nous cachez peut-être un peu d'indifférence;
Et comme votre cœur n'est pas sans autre amour,
Vous savez des deux parts faire bien votre cour.
D. ALVAR.
Madame....
D. ISABELLE.
C'est assez; que chacun prenne place.
(Ici les trois reines prennent chacune un fauteuil [742], et après que les trois comtes et le reste des grands qui sont présents se sont assis sur des bancs préparés exprès, Carlos, y voyant une place vide, s'y veut seoir, et D. Manrique l'en empêche.)
D. MANRIQUE.
Tout beau, tout beau, Carlos! d'où vous vient cette audace?
Et quel titre en ce rang a pu vous établir [743]?
CARLOS.
J'ai vu la place vide, et cru la bien remplir.
D. MANRIQUE.
Un soldat bien remplir une place de comte!
Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte.
Depuis plus de six ans il ne s'est fait combat 195
Qui ne m'ait bien acquis ce grand nom de soldat:
J'en avois pour témoin le feu Roi votre frère,
Madame; et par trois fois....
D. MANRIQUE.
Nous vous avons vu faire,
Et savons mieux que vous ce que peut votre bras.
D. ISABELLE.
Vous en êtes instruits, et je ne la suis pas [744]: 200
Laissez-le me l'apprendre. Il importe aux monarques
Qui veulent aux vertus rendre de dignes marques,
De les savoir connoître, et ne pas ignorer
Ceux d'entre leurs sujets qu'ils doivent honorer.
D. MANRIQUE.
Je ne me croyois pas être ici pour l'entendre. 205
D. ISABELLE.
Comte, encore une fois, laissez-le me l'apprendre.
Nous aurons temps pour tout. Et vous, parlez, Carlos.
CARLOS.
Je dirai qui je suis, Madame, en peu de mots.
On m'appelle soldat: je fais gloire de l'être [745];
Au feu Roi par trois fois je le fis bien paroître. 210
L'étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé:
Cette seule action rétablit la bataille,
Fit rechasser le More au pied de sa muraille,
Et rendant le courage aux plus timides cœurs, 215
Rappela les vaincus, et défit les vainqueurs.
Ce même roi me vit dedans l'Andalousie
Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
Quand tout percé de coups, sur un monceau de morts,
Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps, 220
Qu'enfin autour de lui ses troupes ralliées,
Celles qui l'enfermoient furent sacrifiées;
Et le même escadron qui vint le secourir [746]
Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
Je montai le premier sur les murs de Séville, 225
Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
Je ne vous parle point d'assez d'autres exploits,
Qui n'ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois.
Tel me voit et m'entend, et me méprise encore,
Qui gémiroit sans moi dans les prisons du More. 230
D. MANRIQUE.
Nous parlez-vous, Carlos, pour don Lope et pour moi?
CARLOS.
Je parle seulement de ce qu'a vu le Roi,
Seigneur; et qui voudra parle à sa conscience.
Voilà dont le feu Roi me promit récompense;
Mais la mort le surprit comme il la résolvoit. 235
D. ISABELLE.
Il se fût acquitté de ce qu'il vous devoit;
Et moi, comme héritant son sceptre et sa couronne,
Je prends sur moi sa dette, et je vous la fais bonne.
Seyez-vous [747], et quittons ces petits différends.
D. LOPE.
Souffrez qu'auparavant il nomme ses parents. 240
Nous ne contestons point l'honneur de sa vaillance,
Madame; et s'il en faut notre reconnoissance,
Nous avouerons tous deux qu'en ces combats derniers
L'un et l'autre, sans lui, nous étions prisonniers;
Mais enfin la valeur, sans l'éclat de la race, 245
N'eut jamais aucun droit d'occuper cette place.
CARLOS.
Se pare qui voudra des noms de ses aïeux:
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connoître. 250
Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits:
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.
D. LOPE.
Vous le voyez, Madame, et la preuve en est claire:
Sans doute il n'est pas noble.
D. ISABELLE.
Eh bien! je l'anoblis [748], 255
Quelle que soit sa race et de qui qu'il soit fils.
Qu'on ne conteste plus.
D. MANRIQUE.
Encore un mot, de grâce.
D. ISABELLE.
Don Manrique, à la fin, c'est prendre trop d'audace.
Ne puis-je l'anoblir si vous n'y consentez?
D. MANRIQUE.
Oui, mais ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités; 260
Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.
D. ISABELLE, à Carlos.
(D. Manrique et D. Lope se lèvent, et Carlos se sied.)
D. MANRIQUE.
Achevez, achevez; faites-le roi, Madame:
Par ces marques d'honneur l'élever jusqu'à nous,
C'est moins nous l'égaler que l'approcher de vous.
Ce préambule adroit n'étoit pas sans mystère;
Et ces nouveaux serments qu'il nous a fallu faire 270
Montroient bien dans votre âme un tel choix préparé.
Enfin vous le pouvez, et nous l'avons juré.
Je suis prêt d'obéir; et loin d'y contredire,
Je laisse entre ses mains et vous et votre empire.
Je sors avant ce choix, non que j'en sois jaloux, 275
Mais de peur que mon front n'en rougisse pour vous.
D. ISABELLE.
Arrêtez, insolent: votre reine pardonne
Ce qu'une indigne crainte imprudemment soupçonne;
Et pour la démentir, veut bien vous assurer
Qu'au choix de ses États elle veut demeurer [749]; 280
Que vous tenez encor même rang dans son âme;
Qu'elle prend vos transports pour un excès de flamme,
Et qu'au lieu d'en punir le zèle injurieux,
Sur un crime d'amour elle ferme les yeux.
D. MANRIQUE.
Madame, excusez donc si quelque antipathie.... 285
D. ISABELLE.
Ne faites point ici de fausse modestie:
J'ai trop vu votre orgueil pour le justifier,
Et sais bien les moyens de vous humilier.
Soit que j'aime Carlos, soit que par simple estime
Je rende à ses vertus un honneur légitime, 290
Vous devez respecter, quels que soient mes desseins,
Ou le choix de mon cœur, ou l'œuvre de mes mains.
Je l'ai fait votre égal; et quoiqu'on s'en mutine,
Sachez qu'à plus encor ma faveur le destine.
Je veux qu'aujourd'hui même il puisse plus que moi:
J'en ai fait un marquis, je veux qu'il fasse un roi.
S'il a tant de valeur que vous-mêmes le dites,
Il sait quelle est la vôtre, et connoît vos mérites,
Et jugera de vous avec plus de raison
Que moi, qui n'en connois que la race et le nom. 300
Marquis, prenez ma bague, et la donnez pour marque
Au plus digne des trois, que j'en fasse un monarque.
Je vous laisse y penser tout ce reste du jour.
Rivaux, ambitieux, faites-lui votre cour [750]:
Qui me rapportera l'anneau que je lui donne 305
Recevra sur-le-champ ma main et ma couronne [751].
Allons, reines, allons, et laissons-les juger
De quel côté l'amour avoit su m'engager.
SCÈNE IV.
D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR, CARLOS.
D. LOPE.
Eh bien! seigneur marquis, nous direz-vous, de grâce [752],
Ce que, pour vous gagner, il est besoin qu'on fasse?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.
CARLOS.
Vous y pourriez peut-être assez mal réussir.
Quittez ces contre-temps de froide raillerie.
D. MANRIQUE.
Il n'en est pas saison, quand il faut qu'on vous prie.
CARLOS.
Ne raillons, ni prions, et demeurons amis. 315
Je sais ce que la Reine en mes mains a remis;
J'en userai fort bien: vous n'avez rien à craindre,
Et pas un de vous trois n'aura lieu de se plaindre.
Je n'entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux: 320
Je serois téméraire, et m'en sens incapable;
Et peut-être quelqu'un m'en tiendroit récusable.
Je m'en récuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner;
Ce sera votre épée et votre bras lui-même. 325
Comtes, de cet anneau dépend le diadème:
Il vaut bien un combat; vous avez tous du cœur,
Et je le garde....
D. LOPE.
A qui, Carlos?
A mon vainqueur.
Qui pourra me l'ôter l'ira rendre à la Reine:
Ce sera du plus digne une preuve certaine. 330
Prenez entre vous l'ordre et du temps et du lieu;
Je m'y rendrai sur l'heure, et vais l'attendre. Adieu.
SCÈNE V.
D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR.
D. LOPE.
Vous voyez l'arrogance [753].
D. ALVAR.
Ainsi les grands courages
Savent en généreux repousser les outrages.
D. MANRIQUE.
Il se méprend pourtant, s'il pense qu'aujourd'hui 335
Nous daignions mesurer notre épée avec lui.
D. ALVAR.
Refuser un combat!
D. LOPE.
Des généraux d'armée,
Jaloux de leur honneur et de leur renommée,
Ne se commettent point contre un aventurier.
D. ALVAR.
Ne mettez point si bas un si vaillant guerrier: 340
Qu'il soit ce qu'en voudra présumer votre haine,
Il doit être pour nous ce qu'a voulu la Reine [754].
D. LOPE.
La Reine qui nous brave, et sans égard au sang,
Ose souiller ainsi l'éclat de notre rang!
Les rois de leurs faveurs ne sont jamais comptables; 345
Ils font, comme il leur plaît, et défont nos semblables.
D. MANRIQUE.
Envers les majestés [755] vous êtes bien discret.
Voyez-vous cependant qu'elle l'aime en secret?
D. ALVAR.
Dites, si vous voulez, qu'ils sont d'intelligence,
Qu'elle a de sa valeur si haute confiance, 350
Qu'elle espère par là faire approuver son choix,
Et se rendre avec gloire au vainqueur de tous trois,
Qu'elle nous hait dans l'âme autant qu'elle l'adore:
C'est à nous d'honorer ce que la Reine honore.
D. MANRIQUE.
Vous la respectez fort; mais y prétendez-vous? 355
On dit que l'Aragon a des charmes si doux....
D. ALVAR.
Qu'ils me soient doux ou non, je ne crois pas sans crime
Pouvoir de mon pays désavouer l'estime;
Et puisqu'il m'a jugé digne d'être son roi,
Je soutiendrai partout l'état qu'il fait de moi. 360
Je vais donc disputer, sans que rien me retarde,
Au marquis don Carlos cet anneau qu'il nous garde;
Et si sur sa valeur je le puis emporter,
J'attendrai de vous deux qui voudra me l'ôter:
Le champ vous sera libre.
D. LOPE.
A la bonne heure, comte;
Nous vous irons alors le disputer sans honte:
Nous ne dédaignons point un si digne rival;
Mais pour votre marquis, qu'il cherche son égal.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
D. ISABELLE, BLANCHE.
D. ISABELLE.
Blanche, as-tu rien connu d'égal à ma misère?
Tu vois tous mes desirs condamnés à se taire, 370
Mon cœur faire un beau choix sans l'oser accepter,
Et nourrir un beau feu sans l'oser écouter.
Vois par là ce que c'est, Blanche, que d'être reine [756]:
Comptable de moi-même au nom de souveraine,
Et sujette à jamais du trône où je me voi, 375
Je puis tout pour tout autre et ne puis rien pour moi.
O sceptres! s'il est vrai que tout vous soit possible,
Pourquoi ne pouvez-vous rendre un cœur insensible?
Pourquoi permettez-vous qu'il soit d'autres appas,
Ou que l'on ait des yeux pour ne les croire pas? 380
BLANCHE.
Je présumois tantôt que vous les alliez croire:
J'en ai plus d'une fois tremblé pour votre gloire.
Ce qu'à vos trois amants vous avez fait jurer
Au choix de don Carlos sembloit tout préparer:
Je le nommois pour vous. Mais enfin par l'issue 385
Ma crainte s'est trouvée heureusement déçue;
L'effort de votre amour a su se modérer;
Vous l'avez honoré sans vous déshonorer,
Et satisfait ensemble, en trompant mon attente,
La grandeur d'une reine et l'ardeur d'une amante. 390
D. ISABELLE.
Dis que pour honorer sa générosité,
Mon amour s'est joué de mon autorité,
Et qu'il a fait servir, en trompant ton attente,
Le pouvoir de la Reine au courroux de l'amante.
D'abord par ce discours, qui t'a semblé suspect, 395
Je voulois seulement essayer leur respect,
Soutenir jusqu'au bout la dignité de reine;
Et comme enfin ce choix me donnoit de la peine,
Perdre quelques moments, choisir un peu plus tard:
J'allois nommer pourtant, et nommer au hasard; 400
Mais tu sais quel orgueil ont lors montré les comtes,
Combien d'affronts pour lui, combien pour moi de hontes.
Certes, il est bien dur à qui se voit régner
De montrer quelque estime, et la voir dédaigner.
Sous ombre de venger sa grandeur méprisée, 405
L'amour à la faveur trouve une pente aisée;
A l'intérêt du sceptre aussitôt attaché,
Il agit d'autant plus qu'il se croit bien caché,
Et s'ose imaginer qu'il ne fait rien paroître
Que ce change de nom ne fasse méconnoître. 410
J'ai fait Carlos marquis, et comte, et gouverneur;
Il doit à ses jaloux tous ces titres d'honneur:
M'en voulant faire avare, ils m'en faisoient prodigue;
Ce torrent grossissoit, rencontrant cette digue:
C'étoit plus les punir que le favoriser. 415
L'amour me parloit trop, j'ai voulu l'amuser;
Par ces profusions j'ai cru le satisfaire,
Et l'ayant satisfait, l'obliger à se taire;
Mais, hélas! en mon cœur il avoit tant d'appui,
Que je n'ai pu jamais prononcer contre lui, 420
Et n'ai mis en ses mains ce don du diadème [757]
Qu'afin de l'obliger à s'exclure lui-même.
Ainsi, pour apaiser les murmures du cœur,
Mon refus a porté les marques de faveur;
Et revêtant de gloire un invisible outrage, 425
De peur d'en faire un roi je l'ai fait davantage:
Outre qu'indifférente aux vœux de tous les trois
J'espérois que l'amour pourrait suivre son choix,
Et que le moindre d'eux, de soi-même estimable,
Recevroit de sa main la qualité d'aimable. 430
Voilà, Blanche, où j'en suis; voilà ce que j'ai fait;
Voilà les vrais motifs dont tu voyois l'effet;
Car mon âme pour lui, quoique ardemment pressée,
Ne sauroit se permettre une indigne pensée [758];
Et je mourrois encore avant que m'accorder 435
Ce qu'en secret mon cœur ose me demander.
Mais enfin je vois bien que je me suis trompée
De m'en être remise à qui porte une épée,
Et trouve occasion, dessous cette couleur,
De venger le mépris qu'on fait de sa valeur [759]. 440
Je devois par mon choix étouffer cent querelles;
Et l'ordre que j'y tiens en forme de nouvelles,
Et jette entre les grands, amoureux de mon rang,
Une nécessité de répandre du sang.
Mais j'y saurai pourvoir.
BLANCHE.
C'est un pénible ouvrage 445
D'arrêter un combat qu'autorise l'usage,
Que les lois ont réglé, que les rois vos aïeux
Daignoient assez souvent honorer de leurs yeux [760]:
On ne s'en dédit point sans quelque ignominie,
Et l'honneur aux grands cœurs est plus cher que la vie.
D. ISABELLE.
Je sais ce que tu dis, et n'irai pas de front
Faire un commandement qu'ils prendroient pour affront.
Lorsque le déshonneur souille l'obéissance [761],
Les rois peuvent douter de leur toute-puissance:
Qui la hasarde alors n'en sait pas bien user, 455
Et qui veut pouvoir tout ne doit pas tout oser.
Je romprai ce combat feignant de le permettre,
Et je le tiens rompu si je puis le remettre [762].
Les reines d'Aragon pourront même m'aider.
Voici déjà Carlos que je viens de mander: 460
Demeure, et tu verras avec combien d'adresse [763]
Ma gloire de mon âme est toujours la maîtresse.
SCÈNE II.
D. ISABELLE, CARLOS, BLANCHE.
D. ISABELLE.
Vous avez bien servi, marquis, et jusqu'ici
Vos armes ont pour nous dignement réussi:
Je pense avoir aussi bien payé vos services. 465
Malgré vos envieux et leurs mauvais offices,
J'ai fait beaucoup pour vous, et tout ce que j'ai fait
Ne vous a pas coûté seulement un souhait.
Si cette récompense est pourtant si petite
Qu'elle ne puisse aller jusqu'à votre mérite, 470
S'il vous en reste encor quelque autre à souhaiter,
Parlez, et donnez-moi moyen de m'acquitter.
CARLOS.
Après tant de faveurs à pleines mains versées,
Dont mon cœur n'eût osé concevoir les pensées,
Surpris, troublé, confus, accablé de bienfaits, 475
Que j'osasse former encor quelques souhaits!
D. ISABELLE.
Vous êtes donc content; et j'ai lieu de me plaindre.
CARLOS.
De moi?
D. ISABELLE.
De vous, marquis. Je vous parle sans feindre:
Écoutez. Votre bras a bien servi l'État,
Tant que vous n'avez eu que le nom de soldat; 480
Dès que je vous fais grand, sitôt que je vous donne
Le droit de disposer de ma propre personne,
Ce même bras s'apprête à troubler son repos,
Comme si le marquis cessoit d'être Carlos,
Ou que cette grandeur ne fût qu'un avantage 485
Qui dût à sa ruine armer votre courage.
Les trois comtes en sont les plus fermes soutiens:
Vous attaquez en eux ses appuis et les miens;
C'est son sang le plus pur que vous voulez répandre;
Et vous pouvez juger l'honneur qu'on leur doit rendre,
Puisque ce même État, me demandant un roi,
Les a jugés eux trois les plus dignes de moi.
Peut-être un peu d'orgueil vous a mis dans la tête
Qu'à venger leur mépris ce prétexte est honnête:
Vous en avez suivi la première chaleur; 495
Mais leur mépris va-t-il jusqu'à votre valeur [764]?
N'en ont-ils pas rendu témoignage à ma vue?
Ils ont fait peu d'état d'une race inconnue,
Ils ont douté d'un sort que vous voulez cacher:
Quand un doute si juste auroit dû vous toucher, 500
J'avois pris quelque soin de vous venger moi-même.
Remettre entre vos mains le don du diadème,
Ce n'étoit pas, marquis, vous venger à demi.
Je vous ai fait leur juge, et non leur ennemi,
Et si sous votre choix j'ai voulu les réduire, 505
C'est pour vous faire honneur et non pour les détruire.
C'est votre seul avis, non leur sang que je veux;
Et c'est m'entendre mal que vous armer contre eux.
N'auriez-vous point pensé que si ce grand courage
Vous pouvoit sur tous trois donner quelque avantage,
On diroit que l'État, me cherchant un époux,
N'en auroit pu trouver de comparable à vous?
Ah! si je vous croyois si vain, si téméraire....
CARLOS.
Madame, arrêtez là votre juste colère;
Je suis assez coupable, et n'ai que trop osé, 515
Sans choisir pour me perdre un crime supposé.
Je ne me défends point des sentiments d'estime
Que vos moindres sujets auroient pour vous sans crime.
Lorsque je vois en vous les célestes accords
Des grâces de l'esprit et des beautés du corps, 520
Je puis, de tant d'attraits l'âme toute ravie,
Sur l'heur de votre époux jeter un œil d'envie;
Je puis contre le ciel en secret murmurer
De n'être pas né roi pour pouvoir espérer;
Et les yeux éblouis de cet éclat suprême, 525
Baisser soudain la vue, et rentrer en moi-même;
Mais que je laisse aller d'ambitieux soupirs,
Un ridicule espoir, de criminels desirs!...
Je vous aime, Madame, et vous estime en reine;
Et quand j'aurois des feux dignes de votre haine, 530
Si votre âme, sensible à ces indignes feux,
Se pouvoit oublier jusqu'à souffrir mes vœux;
Si par quelque malheur que je ne puis comprendre,
Du trône jusqu'à moi je la voyois descendre,
Commençant aussitôt à vous moins estimer, 535
Je cesserois sans doute aussi de vous aimer.
L'amour que j'ai pour vous est tout à votre gloire:
Je ne vous prétends point pour fruit de ma victoire;
Je combats vos amants, sans dessein d'acquérir
Que l'heur d'en faire voir le plus digne, et mourir; 540
Et tiendrois mon destin assez digne d'envie,
S'il le faisoit connoître aux dépens de ma vie.
Seroit-ce à vos faveurs répondre pleinement
Que hasarder ce choix à mon seul jugement?
Il vous doit un époux, à la Castille un maître: 545
Je puis en mal juger, je puis les mal connoître.
Je sais qu'ainsi que moi le démon des combats
Peut donner au moins digne et vous et vos États:
Mais du moins, si le sort des armes journalières
En laisse par ma mort de mauvaises lumières, 550
Elle m'en ôtera la honte et le regret;
Et même si votre âme en aime un en secret,
Et que ce triste choix rencontre mal le vôtre,
Je ne vous verrai point, entre les bras d'un autre,
Reprocher à Carlos par de muets soupirs 555
Qu'il est l'unique auteur de tous vos déplaisirs.
D. ISABELLE.
Ne cherchez point d'excuse à douter de ma flamme,
Marquis; je puis aimer, puisqu'enfin je suis femme;
Mais, si j'aime, c'est mal me faire votre cour
Qu'exposer au trépas l'objet de mon amour; 560
Et toute votre ardeur se seroit modérée
A m'avoir dans ce doute assez considérée:
Je le veux éclaircir, et vous mieux éclairer,
Afin de vous apprendre à me considérer.
Je ne le cèle point; j'aime, Carlos, oui, j'aime; 565
Mais l'amour de l'État, plus fort que de moi-même,
Cherche, au lieu de l'objet le plus doux à mes yeux,
Le plus digne héros de régner en ces lieux;
Et craignant que mes feux osassent me séduire,
J'ai voulu m'en remettre à vous pour m'en instruire. 570
Mais je crois qu'il suffit que cet objet d'amour
Perde le trône et moi sans perdre encor le jour;
Et mon cœur qu'on lui vole en souffre assez d'alarmes,
Sans que sa mort pour moi me demande des larmes.
CARLOS.
Ah! si le ciel tantôt me daignoit inspirer 575
En quel heureux amant je vous dois révérer,
Que par une facile et soudaine victoire....
D. ISABELLE.
Ne pensez qu'à défendre et vous et votre gloire [765].
Quel qu'il soit, les respects qui l'auroient épargné
Lui donneroient un prix qu'il auroit mal gagné; 580
Et céder à mes feux plutôt qu'à son mérite
Ne seroit que me rendre au juge que j'évite.
Je n'abuserai point du pouvoir absolu,
Pour défendre un combat entre vous résolu;
Je blesserois par là l'honneur de tous les quatre: 585
Les lois vous l'ont permis, je vous verrai combattre;
C'est à moi, comme reine, à nommer le vainqueur.
Dites-moi, cependant, qui montre plus de cœur?
Qui des trois le premier éprouve la fortune?
CARLOS.
Don Alvar.
Don Alvar!
CARLOS.
Oui, don Alvar de Lune. 590
D. ISABELLE.
On dit qu'il aime ailleurs.
CARLOS.
On le dit; mais enfin [766]
Lui seul jusqu'ici tente un si noble destin.
D. ISABELLE.
Je devine à peu près quel intérêt l'engage;
Et nous verrons demain quel sera son courage.
CARLOS.
Vous ne m'avez donné que ce jour pour ce choix. 595
D. ISABELLE.
J'aime mieux au lieu d'un vous en accorder trois.
CARLOS.
Madame, son cartel marque cette journée.
D. ISABELLE.
C'est peu que son cartel, si je ne l'ai donnée;
Qu'on le fasse venir pour la voir différer.
Je vais pour vos combats faire tout préparer. 600
Adieu: souvenez-vous surtout de ma défense;
Et vous aurez demain l'honneur de ma présence.
SCÈNE III.
CARLOS.
Consens-tu qu'on diffère, honneur? le consens-tu?
Cet ordre n'a-t-il rien qui souille ma vertu?
N'ai-je point à rougir de cette déférence 605
Que [767] d'un combat illustre achète la licence?
Tu murmures, ce semble? Achève; explique-toi.
La Reine a-t-elle droit de te faire la loi?
Tu n'es point son sujet, l'Aragon m'a vu naître [768].
O ciel! je m'en souviens, et j'ose encor paroître! 610
Et je puis, sous les noms de comte et de marquis,
D'un malheureux pêcheur reconnoître le fils!
Honteuse obscurité, qui seule me fais craindre!
Injurieux destin, qui seul me rends à plaindre!
Plus on m'en fait sortir, plus je crains d'y rentrer, 615
Et crois ne t'avoir fui que pour te rencontrer.
Ton cruel souvenir sans fin me persécute;
Du rang où l'on m'élève il me montre la chute.
Lasse-toi désormais de me faire trembler;
Je parle à mon honneur, ne viens point le troubler [769]. 620
Laisse-le sans remords m'approcher des couronnes,
Et ne viens point m'ôter plus que tu ne me donnes.
Je n'ai plus rien à toi: la guerre a consumé
Tout cet indigne sang dont tu m'avois formé;
J'ai quitté jusqu'au nom que je tiens de ta haine, 625
Et ne puis.... Mais voici ma véritable reine.
SCÈNE IV.
D. ELVIRE, CARLOS.
D. ELVIRE
Ah! Carlos, car j'ai peine à vous nommer marquis,
Non qu'un titre si beau ne vous soit bien acquis,
Non qu'avecque justice il ne vous appartienne,
Mais parce qu'il vous vient d'autre main que la mienne,
Et que je présumois n'appartenir qu'à moi
D'élever votre gloire au rang où je la voi.
Je me consolerois toutefois avec joie
Des faveurs que sans moi le ciel sur vous déploie,
Et verrois sans envie agrandir un héros, 635
Si le marquis tenoit ce qu'a promis Carlos,
S'il avoit comme lui son bras à mon service.
Je venois à la Reine en demander justice;
Mais puisque je vous vois, vous m'en ferez raison.
Je vous accuse donc, non pas de trahison, 640
Pour un cœur généreux cette tache est trop noire,
Mais d'un peu seulement de manque de mémoire.
CARLOS.
Moi, Madame?
D. ELVIRE.
Écoutez mes plaintes en repos.
Je me plains du marquis, et non pas de Carlos:
Carlos de tout son cœur me tiendroit sa parole [770]; 645
Mais ce qu'il m'a donné, le marquis me le vole:
C'est lui seul qui dispose ainsi du bien d'autrui,
Et prodigue son bras quand il n'est plus à lui.
Carlos se souviendroit que sa haute vaillance
Doit ranger don Garcie à mon obéissance, 650
Qu'elle doit affermir mon sceptre dans ma main,
Qu'il doit m'accompagner peut-être dès demain;
Mais ce Carlos n'est plus, le marquis lui succède,
Qu'une autre soif de gloire, un autre objet possède,
Et qui du même bras que m'engageoit sa foi [771], 655
Entreprend trois combats pour une autre que moi.
Hélas! si ces honneurs dont vous comble la Reine
Réduisent mon espoir en une attente vaine;
Si les nouveaux desseins que vous en concevez
Vous ont fait oublier ce que vous me devez, 660
Rendez-lui ces honneurs qu'un tel oubli profane,
Rendez-lui Pennafiel, Burgos, et Santillane;
L'Aragon a de quoi vous payer ces refus,
Et vous donner encor quelque chose de plus.
CARLOS.
Et Carlos, et marquis, je suis à vous, Madame: 665
Le changement de rang ne change point mon âme;
Mais vous trouverez bon que par ces trois défis
Carlos tâche à payer ce que doit le marquis.
Vous réserver mon bras noirci d'une infamie,
Attireroit sur vous la fortune ennemie, 670
Et vous hasarderoit, par cette lâcheté,
Au juste châtiment qu'il auroit mérité.
Quand deux occasions pressent un grand courage [772],
L'honneur à la plus proche avidement l'engage,
Et lui fait préférer, sans le rendre inconstant, 675
Celle qui se présente à celle qui l'attend.
Ce n'est pas, toutefois, Madame, qu'il l'oublie,
Mais bien que je vous doive immoler don Garcie [773],
J'ai vu que vers la Reine on perdoit le respect,
Que d'un indigne amour son cœur étoit suspect; 680
Pour m'avoir honoré je l'ai vue outragée,
Et ne puis m'acquitter qu'après l'avoir vengée.
D. ELVIRE.
C'est me faire une excuse où je ne comprends rien,
Sinon que son service est préférable au mien,
Qu'avant que de me suivre on doit mourir pour elle,
Et qu'étant son sujet, il faut m'être infidèle [774].
CARLOS.
Ce n'est point en sujet que je cours au combat:
Peut-être suis-je né dedans quelque autre État;
Mais par un zèle entier et pour l'une et pour l'autre,
J'embrasse également son service et le vôtre, 690
Et les plus grands périls n'ont rien de hasardeux
Que j'ose refuser pour aucune des deux.
Quoique engagé demain à combattre pour elle,
S'il falloit aujourd'hui venger votre querelle,
Tout ce que je lui dois ne m'empêcheroit pas 695
De m'exposer pour vous à plus de trois combats.
Je voudrois toutes deux pouvoir vous satisfaire [775],
Vous, sans manquer vers elle; elle, sans vous déplaire:
Cependant je ne puis servir elle ni vous
Sans de l'une ou de l'autre allumer le courroux. 700
Je plaindrois un amant qui souffriroit mes peines,
Et tel pour deux beautés que je suis pour deux reines,
Se verroit déchiré par un égal amour,
Tel que sont mes respects dans l'une et l'autre cour:
L'âme d'un tel amant, tristement balancée, 705
Sur d'éternels soucis voit flotter sa pensée;
Et ne pouvant résoudre à quels vœux se borner,
N'ose rien acquérir, ni rien abandonner:
Il n'aime qu'avec trouble, il ne voit qu'avec crainte;
Tout ce qu'il entreprend donne sujet de plainte; 710
Ses hommages partout ont de fausses couleurs,
Et son plus grand service est un grand crime ailleurs.
D. ELVIRE.
Aussi sont-ce d'amour les premières maximes,
Que partager son âme est le plus grand des crimes.
Un cœur n'est à personne alors qu'il est à deux; 715
Aussitôt qu'il les offre il dérobe ses vœux;
Ce qu'il a de constance, à choisir trop timide [776],
Le rend vers l'une ou l'autre incessamment perfide;
Et comme il n'est enfin ni rigueurs, ni mépris [777]
Qui d'un pareil amour ne soient un digne prix [778], 720
Il ne peut mériter d'aucun œil qui le charme,
En servant, un regard; en mourant, une larme.
CARLOS.
Vous seriez bien sévère envers un tel amant [779].
D. ELVIRE.
Allons voir si la Reine agiroit autrement,
S'il en devroit attendre un plus léger supplice. 725
Cependant don Alvar le premier entre en lice;
Et vous savez l'amour qu'il m'a toujours fait voir [780].
CARLOS.
Je sais combien sur lui vous avez de pouvoir.
D. ELVIRE.
Quand vous le combattrez, pensez à ce que j'aime,
Et ménagez son sang comme le vôtre même. 730
CARLOS.
Quoi? m'ordonneriez-vous qu'ici j'en fisse un roi?
D. ELVIRE.
Je vous dis seulement que vous pensiez à moi.
FIN DU SECOND ACTE.