Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
PRUSIAS, FLAMINIUS, LAODICE.
PRUSIAS.
Reine, puisque ce titre a pour vous tant de charmes,
Sa perte vous devroit donner quelques alarmes:
Qui tranche trop du roi ne règne pas longtemps.
LAODICE.
J'observerai, Seigneur, ces avis importants; 750
Et si jamais je règne, on verra la pratique
D'une si salutaire et noble politique.
PRUSIAS.
Vous vous mettez fort mal au chemin de régner.
LAODICE.
Seigneur, si je m'égare, on peut me l'enseigner.
PRUSIAS.
Vous méprisez trop Rome, et vous devriez faire755
Plus d'estime d'un roi qui vous tient lieu de père.
LAODICE.
Vous verriez qu'à tous deux je rends ce que je doi [929],
Si vous vouliez mieux voir ce que c'est qu'être roi.
Recevoir ambassade en qualité de reine,
Ce seroit à vos yeux faire la souveraine, 760
Entreprendre sur vous, et dedans votre État
Sur votre autorité commettre un attentat:
Je la refuse donc, Seigneur, et me dénie
L'honneur qui ne m'est dû que dans mon Arménie.
C'est là que sur mon trône avec plus de splendeur765
Je puis honorer Rome en son ambassadeur,
Faire réponse en reine, et comme le mérite
Et de qui l'on me parle, et qui m'en sollicite.
Ici c'est un métier que je n'entends pas bien,
Car hors de l'Arménie enfin je ne suis rien; 770
Et ce grand nom de reine ailleurs ne m'autorise [930]
Qu'à n'y voir point de trône à qui je sois soumise,
A vivre indépendante, et n'avoir en tous lieux
Pour souverains que moi, la raison, et les Dieux.
PRUSIAS.
Ces Dieux, vos souverains, et le Roi votre père, 775
De leur pouvoir sur vous m'ont fait dépositaire;
Et vous pourrez peut-être apprendre une autre fois
Ce que c'est en tous lieux que la raison des rois.
Pour en faire l'épreuve allons en Arménie:
Je vais vous y remettre en bonne compagnie; 780
Partons; et dès demain, puisque vous le voulez,
Préparez-vous à voir vos pays désolés;
Préparez-vous à voir par toute votre terre
Ce qu'ont de plus affreux les fureurs de la guerre,
Des montagnes de morts [931], des rivières de sang. 785
LAODICE.
Je perdrai mes États et garderai mon rang;
Et ces vastes malheurs où mon orgueil me jette
Me feront votre esclave et non votre sujette:
Ma vie est en vos mains, mais non ma dignité [932].
PRUSIAS.
Nous ferons bien changer ce courage indompté [933]; 790
Et quand vos yeux, frappés de toutes ces misères,
Verront Attale assis au trône de vos pères,
Alors peut-être, alors vous le prierez en vain
Que pour y remonter il vous donne la main.
LAODICE.
Si jamais jusque-là votre guerre m'engage, 795
Je serai bien changée et d'âme et de courage.
Mais peut-être, Seigneur vous n'irez pas si loin:
Les Dieux de ma fortune auront un peu de soin;
Ils vous inspireront, ou trouveront un homme
Contre tant de héros que vous prêtera Rome. 800
PRUSIAS.
Sur un présomptueux vous fondez votre appui;
Mais il court à sa perte, et vous traîne avec lui.
Pensez-y bien, Madame, et faites-vous justice:
Choisissez d'être reine, ou d'être Laodice;
Et pour dernier avis que vous aurez de moi, 805
Si vous voulez régner, faites Attale roi.
Adieu.
SCÈNE II.
FLAMINIUS, LAODICE.
FLAMINIUS.
Madame, enfin une vertu parfaite....
LAODICE.
Suivez le Roi, Seigneur, votre ambassade est faite;
Et je vous dis encor, pour ne vous point flatter,
Qu'ici je ne la dois ni la veux écouter [934]. 810
FLAMINIUS.
Et je vous parle aussi, dans ce péril extrême,
Moins en ambassadeur qu'en homme qui vous aime,
Et qui touché du sort que vous vous préparez,
Tâche à rompre le cours des maux où vous courez.
J'ose donc comme ami vous dire en confidence 815
Qu'une vertu parfaite a besoin de prudence,
Et doit considérer, pour son propre intérêt,
Et les temps où l'on vit, et les lieux où l'on est.
La grandeur de courage en une âme royale
N'est sans cette vertu qu'une vertu brutale, 820
Que son mérite aveugle, et qu'un faux jour d'honneur
Jette en un tel divorce avec le vrai bonheur [935],
Qu'elle-même se livre à ce qu'elle doit craindre,
Ne se fait admirer que pour se faire plaindre,
Que pour nous pouvoir dire, après un grand soupir:
«J'avois droit de régner, et n'ai su m'en servir.»
Vous irritez un roi dont vous voyez l'armée
Nombreuse, obéissante, à vaincre accoutumée;
Vous êtes en ses mains, vous vivez dans sa cour.
LAODICE.
Je ne sais si l'honneur eut jamais un faux jour, 830
Seigneur; mais je veux bien vous répondre en amie.
Ma prudence n'est pas tout à fait endormie;
Et sans examiner par quel destin jaloux
La grandeur de courage est si mal avec vous,
Je veux vous faire voir que celle que j'étale 835
N'est pas tant qu'il vous semble une vertu brutale;
Que si j'ai droit au trône, elle s'en veut servir,
Et sait bien repousser qui me le veut ravir.
Je vois sur la frontière une puissante armée,
Comme vous l'avez dit, à vaincre accoutumée; 840
Mais par quelle conduite, et sous quel général?
Le Roi, s'il s'en fait fort, pourroit s'en trouver mal;
Et s'il vouloit passer de son pays au nôtre,
Je lui conseillerois de s'assurer d'une autre.
Mais je vis dans sa cour, je suis dans ses États [936], 845
Et j'ai peu de raison de ne le craindre pas.
Seigneur, dans sa cour même, et hors de l'Arménie,
La vertu trouve appui contre la tyrannie.
Tout son peuple a des yeux pour voir quel attentat
Font sur le bien public les maximes d'État: 850
Il connoît Nicomède, il connoît sa marâtre,
Il en sait, il en voit la haine opiniâtre;
Il voit la servitude où le Roi s'est soumis,
Et connoît d'autant mieux les dangereux amis [937].
Pour moi, que vous croyez au bord du précipice, 855
Bien loin de mépriser Attale par caprice,
J'évite les mépris qu'il recevroit de moi,
S'il tenoit de ma main la qualité de roi.
Je le regarderois comme une âme commune,
Comme un homme mieux né pour une autre fortune,
Plus mon sujet qu'époux, et le nœud conjugal
Ne le tireroit pas de ce rang inégal.
Mon peuple à mon exemple en feroit peu d'estime.
Ce seroit trop, Seigneur, pour un cœur magnanime:
Mon refus lui fait grâce, et malgré ses desirs, 865
J'épargne à sa vertu d'éternels déplaisirs.
FLAMINIUS.
Si vous me dites vrai, vous êtes ici reine:
Sur l'armée et la cour je vous vois souveraine;
Le Roi n'est qu'une idée, et n'a de son pouvoir
Que ce que par pitié vous lui laissez avoir. 870
Quoi? même vous allez jusques à faire grâce!
Après cela, Madame, excusez mon audace;
Souffrez que Rome enfin vous parle par ma voix:
Recevoir ambassade est encor de vos droits;
Ou si ce nom vous choque ailleurs qu'en Arménie, 875
Comme simple Romain souffrez que je vous die
Qu'être allié de Rome, et s'en faire un appui,
C'est l'unique moyen de régner aujourd'hui;
Que c'est par là qu'on tient ses voisins en contrainte,
Ses peuples en repos, ses ennemis en crainte; 880
Qu'un prince est dans son trône à jamais affermi
Quand il est honoré du nom de son ami;
Qu'Attale avec ce titre est plus roi, plus monarque
Que tous ceux dont le front ose en porter la marque;
Et qu'enfin....
LAODICE.
Il suffit; je vois bien ce que c'est: 885
Tous les rois ne sont rois qu'autant comme il vous plaît;
Mais si de leurs États Rome à son gré dispose,
Certes pour son Attale elle fait peu de chose;
Et qui tient en sa main tant de quoi lui donner
A mendier pour lui devroit moins s'obstiner. 890
Pour un prince si cher sa réserve m'étonne [938];
Que ne me l'offre-t-elle avec une couronne?
C'est trop m'importuner en faveur d'un sujet,
Moi qui tiendrois un roi pour un indigne objet,
S'il venoit par votre ordre, et si votre alliance 895
Souilloit entre ses mains la suprême puissance.
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir:
Je ne veux point de rois qui sachent obéir;
Et puisque vous voyez mon âme toute entière,
Seigneur, ne perdez plus menace ni prière. 900
FLAMINIUS.
Puis-je ne pas vous plaindre en cet aveuglement?
Madame, encore un coup, pensez-y mûrement:
Songez mieux ce qu'est Rome et ce qu'elle peut faire;
Et si vous vous aimez, craignez de lui déplaire.
Carthage étant détruite, Antiochus défait, 905
Rien de nos volontés ne peut troubler l'effet:
Tout fléchit sur la terre, et tout tremble sur l'onde;
Et Rome est aujourd'hui la maîtresse du monde.
LAODICE.
La maîtresse du monde! Ah! vous me feriez peur,
S'il ne s'en falloit pas l'Arménie et mon cœur, 910
Si le grand Annibal n'avoit qui lui succède,
S'il ne revivoit pas au prince Nicomède,
Et s'il n'avoit laissé dans de si dignes mains
L'infaillible secret de vaincre les Romains.
Un si vaillant disciple aura bien le courage 915
D'en mettre jusqu'au bout les leçons en usage:
L'Asie en fait l'épreuve, où trois sceptres conquis
Font voir en quelle école il en a tant appris.
Ce sont des coups d'essai, mais si grands que peut-être
Le Capitole a droit d'en craindre un coup de maître [939], 920
Et qu'il ne puisse un jour....
FLAMINIUS.
Ce jour est encor loin,
Madame, et quelques-uns vous diront, au besoin,
Quels dieux du haut en bas renversent les profanes,
Et que même au sortir de Trébie et de Cannes,
Son ombre épouvanta votre grand Annibal. 925
Mais le voici, ce bras à Rome si fatal [940].
SCÈNE III.
NICOMÈDE, LAODICE, FLAMINIUS.
NICOMÈDE.
Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.
FLAMINIUS.
Je sais quel est mon ordre, et si j'en sors ou non,
C'est à d'autres qu'à vous que j'en rendrai raison. 930
NICOMÈDE.
Allez-y donc, de grâce, et laissez à ma flamme
Le bonheur à son tour d'entretenir Madame:
Vous avez dans son cœur fait de si grands progrès,
Et vos discours pour elle ont de si grands attraits,
Que sans de grands efforts je n'y pourrai détruire 935
Ce que votre harangue y vouloit introduire.
FLAMINIUS.
Les malheurs où la plonge une indigne amitié
Me faisoient lui donner un conseil par pitié.
NICOMÈDE.
Lui donner de la sorte un conseil charitable,
C'est être ambassadeur et tendre et pitoyable. 940
Vous a-t-il conseillé beaucoup de lâchetés,
Madame?
FLAMINIUS.
Ah! c'en est trop; et vous vous emportez.
Je m'emporte?
FLAMINIUS.
Sachez qu'il n'est point de contrée
Où d'un ambassadeur la dignité sacrée....
NICOMÈDE.
Ne nous vantez plus tant son rang et sa splendeur: 945
Qui fait le conseiller n'est plus ambassadeur;
Il excède sa charge, et lui-même y renonce.
Mais dites-moi, Madame, a-t-il eu sa réponse?
LAODICE.
Oui, Seigneur.
NICOMÈDE.
Sachez donc que je ne vous prends plus
Que pour l'agent d'Attale, et pour Flaminius; 950
Et si vous me fâchiez, j'ajouterois peut-être
Que pour l'empoisonneur d'Annibal, de mon maître.
Voilà tous les honneurs que vous aurez de moi:
S'ils ne vous satisfont, allez vous plaindre au Roi.
FLAMINIUS.
Il me fera justice, encor qu'il soit bon père,955
Ou Rome à son refus se la saura bien faire.
NICOMÈDE.
Allez de l'un et l'autre embrasser les genoux.
FLAMINIUS.
Les effets répondront. Prince, pensez à vous.
SCÈNE IV.
NICOMÈDE, LAODICE.
NICOMÈDE.
Cet avis est plus propre à donner à la Reine.
Ma générosité cède enfin à sa haine: 960
Je l'épargnois assez pour ne découvrir pas
Les infâmes projets de ses assassinats;
Mais enfin on m'y force, et tout son crime éclate.
J'ai fait entendre au Roi Zénon et Métrobate;
Et comme leur rapport a de quoi l'étonner, 965
Lui-même il prend le soin de les examiner [941].
LAODICE.
Je ne sais pas, Seigneur, quelle en sera la suite;
Mais je ne comprends point toute cette conduite,
Ni comme à cet éclat la Reine vous contraint.
Plus elle vous doit craindre, et moins elle vous craint;
Et plus vous la pouvez accabler d'infamie,
Plus elle vous attaque en mortelle ennemie.
NICOMÈDE.
Elle prévient ma plainte, et cherche adroitement
A la faire passer pour un ressentiment;
Et ce masque trompeur de fausse hardiesse 975
Nous déguise sa crainte et couvre sa foiblesse.
LAODICE.
Les mystères de cour souvent sont si cachés
Que les plus clairvoyants y sont bien empêchés.
Lorsque vous n'étiez point ici pour me défendre,
Je n'avois contre Attale aucun combat à rendre; 980
Rome ne songeoit point à troubler notre amour:
Bien plus, on ne vous souffre ici que ce seul jour,
Et dans ce même jour Rome, en votre présence,
Avec chaleur pour lui presse mon alliance.
Pour moi, je ne vois goutte en ce raisonnement, 985
Qui n'attend point le temps de votre éloignement,
Et j'ai devant les yeux toujours quelque nuage
Qui m'offusque la vue et m'y jette un ombrage.
Le roi chérit sa femme, il craint Rome; et pour vous,
S'il ne voit vos hauts faits d'un œil un peu jaloux [942], 990
Du moins, à dire tout, je ne saurois vous taire
Qu'il est trop bon mari pour être assez bon père.
Voyez quel contre-temps Attale prend ici!
Qui l'appelle avec nous? quel projet? quel souci?
Je conçois mal, Seigneur, ce qu'il faut que j'en pense;
Mais j'en romprai le coup, s'il y faut ma présence.
Je vous quitte.
SCÈNE V.
NICOMÈDE, ATTALE, LAODICE.
ATTALE.
Madame, un si doux entretien
N'est plus charmant pour vous quand j'y mêle le mien.
LAODICE.
Votre importunité, que j'ose dire extrême,
Me peut entretenir en un autre moi-même: 1000
Il connoît tout mon cœur, et répondra pour moi,
Comme à Flaminius il a fait pour le Roi.
SCÈNE VI.
NICOMÈDE, ATTALE [943].
ATTALE.
Puisque c'est la chasser, Seigneur, je me retire.
NICOMÈDE.
Non, non; j'ai quelque chose aussi bien à vous dire,
Prince. J'avois mis bas, avec le nom d'aîné, 1005
L'avantage du trône où je suis destiné;
Et voulant seul ici défendre ce que j'aime,
Je vous avois prié de l'attaquer de même,
Et de ne mêler point surtout dans vos desseins
Ni le secours du Roi, ni celui des Romains. 1010
Mais ou vous n'avez pas la mémoire fort bonne,
Ou vous n'y mettez rien de ce qu'on vous ordonne.
ATTALE.
Seigneur, vous me forcez à m'en souvenir mal,
Quand vous n'achevez pas de rendre tout égal:
Vous vous défaites bien de quelques droits d'aînesse;
Mais vous défaites-vous du cœur de la Princesse,
De toutes les vertus qui vous en font aimer,
Des hautes qualités qui savent tout charmer,
De trois sceptres conquis, du gain de six batailles,
Des glorieux assauts de plus de cent murailles? 1020
Avec de tels seconds rien n'est pour vous douteux.
Rendez donc la Princesse égale entre nous deux:
Ne lui laissez plus voir ce long amas de gloire
Qu'à pleines mains sur vous a versé la victoire;
Et faites qu'elle puisse oublier une fois 1025
Et vos rares vertus, et vos fameux exploits;
Ou contre son amour, contre votre vaillance,
Souffrez Rome et le Roi dedans l'autre balance:
Le peu qu'ils ont gagné vous fait assez juger
Qu'ils n'y mettront jamais qu'un contre-poids léger.
NICOMÈDE.
C'est n'avoir pas perdu tout votre temps à Rome,
Que vous savoir ainsi défendre en galant homme:
Vous avez de l'esprit, si vous n'avez du cœur.
SCÈNE VII.
ARSINOÉ, NICOMÈDE, ATTALE, ARASPE.
ARASPE.
Seigneur, le Roi vous mande.
NICOMÈDE.
Il me mande?
ARASPE.
Oui, Seigneur.
ARSINOÉ.
Prince, la calomnie est aisée à détruire. 1035
NICOMÈDE.
J'ignore à quel sujet vous m'en venez instruire,
Moi qui ne doute point de cette vérité,
Madame.
ARSINOÉ.
Si jamais vous n'en aviez douté,
Prince, vous n'auriez pas, sous l'espoir qui vous flatte,
Amené de si loin Zénon et Métrobate. 1040
NICOMÈDE.
Je m'obstinois, Madame, à tout dissimuler;
Mais vous m'avez forcé de les faire parler.
ARSINOÉ.
La vérité les force, et mieux que vos largesses.
Ces hommes du commun tiennent mal leurs promesses:
Tous deux en ont plus dit qu'ils n'avoient résolu [944]. 1045
NICOMÈDE.
J'en suis fâché pour vous, mais vous l'avez voulu.
ARSINOÉ.
Je le veux bien encore, et je n'en suis fâchée
Que d'avoir vu par là votre vertu tachée,
Et qu'il faille ajouter à vos titres d'honneur
La noble qualité de mauvais suborneur. 1050
NICOMÈDE.
Je les ai subornés contre vous à ce conte [945]?
ARSINOÉ.
J'en ai le déplaisir, vous en aurez la honte.
NICOMÈDE.
Et vous pensez par là leur ôter tout crédit?
ARSINOÉ.
Non, Seigneur: je me tiens à ce qu'ils en ont dit.
NICOMÈDE.
Qu'ont-ils dit qui vous plaise, et que vous vouliez croire?
ARSINOÉ.
Deux mots de vérité qui vous comblent de gloire.
NICOMÈDE.
Peut-on savoir de vous ces deux mots importants?
ARASPE.
Seigneur, le Roi s'ennuie, et vous tardez longtemps.
ARSINOÉ.
Vous les saurez de lui, c'est trop le faire attendre.
NICOMÈDE.
Je commence, Madame, enfin à vous entendre: 1060
Son amour conjugal, chassant le paternel,
Vous fera l'innocente, et moi le criminel.
Mais....
ARSINOÉ.
Achevez, Seigneur; ce mais, que veut-il dire?
NICOMÈDE.
Deux mots de vérité qui font que je respire.
ARSINOÉ.
Peut-on savoir de vous ces deux mots importants? 1065
NICOMÈDE.
Vous les saurez du Roi, je tarde trop longtemps [946].
SCÈNE VIII.
ARSINOÉ, ATTALE.
ARSINOÉ.
Nous triomphons, Attale; et ce grand Nicomède
Voit quelle digne issue à ses fourbes succède.
Les deux accusateurs que lui-même a produits,
Que pour l'assassiner je dois avoir séduits, 1070
Pour me calomnier subornés par lui-même,
N'ont su bien soutenir un si noir stratagème.
Tous deux m'ont accusée, et tous deux avoué
L'infâme et lâche tour qu'un prince m'a joué.
Qu'en présence des rois les vérités sont fortes! 1075
Que pour sortir d'un cœur elles trouvent de portes!
Qu'on en voit le mensonge aisément confondu!
Tous deux vouloient me perdre, et tous deux l'on perdu.
ATTALE.
Je suis ravi de voir qu'une telle imposture
Ait laissé votre gloire et plus grande et plus pure; 1080
Mais pour l'examiner et bien voir ce que c'est,
Si vous pouviez vous mettre un peu hors d'intérêt,
Vous ne pourriez jamais sans un peu de scrupule,
Avoir pour deux méchants une âme si crédule.
Ces perfides tous deux se sont dits aujourd'hui 1085
Et subornés par vous, et subornés par lui:
Contre tant de vertus, contre tant de victoires,
Doit-on quelque croyance à des âmes si noires?
Qui se confesse traître est indigne de foi.
ARSINOÉ.
Vous êtes généreux, Attale, et je le voi, 1090
Même de vos rivaux la gloire vous est chère.
Si je suis son rival, je suis aussi son frère [947];
Nous ne sommes qu'un sang, et ce sang dans mon cœur
A peine à le passer pour calomniateur.
ARSINOÉ.
Et vous en avez moins à me croire assassine, 1095
Moi dont la perte est sûre, à moins que sa ruine?
ATTALE.
Si contre lui j'ai peine à croire ces témoins,
Quand ils vous accusoient je les croyois bien moins [948].
Votre vertu, Madame, est au-dessus du crime.
Souffrez donc que pour lui je garde un peu d'estime: 1100
La sienne dans la cour lui fait mille jaloux,
Dont quelqu'un a voulu le perdre auprès de vous;
Et ce lâche attentat n'est qu'un trait de l'envie
Qui s'efforce à noircir une si belle vie.
Pour moi, si par soi-même on peut juger d'autrui, 1105
Ce que je sens [949] en moi, je le présume en lui.
Contre un si grand rival j'agis à force ouverte,
Sans blesser son honneur, sans pratiquer sa perte.
J'emprunte du secours, et le fais hautement;
Je crois qu'il n'agit pas moins généreusement, 1110
Qu'il n'a que les desseins où sa gloire l'invite,
Et n'oppose à mes vœux que son propre mérite.
ARSINOÉ.
Vous êtes peu du monde, et savez mal la cour.
ATTALE.
Est-ce autrement qu'en prince on doit traiter l'amour?
ARSINOÉ.
Vous le traitez, mon fils, et parlez en jeune homme. 1115
Madame, je n'ai vu que des vertus à Rome.
ARSINOÉ.
Le temps vous apprendra par de nouveaux emplois
Quelles vertus il faut à la suite des rois.
Cependant, si le Prince est encor votre frère,
Souvenez-vous aussi que je suis votre mère; 1120
Et malgré les soupçons que vous avez conçus,
Venez savoir du Roi ce qu'il croit là-dessus.
FIN DU TROISIÈME ACTE.