Œuvres de P. Corneille, Tome 05
NOTICE.
Les frères Parfait, cherchant à déterminer la date de la première représentation d'Héraclius [198], rapportent l'extrait suivant d'une lettre adressée par Conrart à Félibien [199] le 16 août 1647: «Nous n'avons à présent aucune nouveauté que deux volumes de Lettres de M. de Balzac et l'Héraclius de M. Corneille.» Les frères Parfait s'arrêtent ici; mais en continuant la lecture de la lettre de Conrart, on s'aperçoit que la conséquence qu'on en a tirée est complétement fausse; en effet, il ajoute: «Si vous voulez que je vous les envoie, ou quelque autre chose, vous n'aurez qu'à me donner une adresse et je vous les ferai tenir aussitôt.» C'est donc de la publication de la pièce qu'il s'agit, et non de sa première représentation. Elle remonte beaucoup plus haut, car une phrase de Corneille, trop peu remarquée jusqu'ici, prouve qu'elle est antérieure au 31 janvier 1647. Dans l'Avertissement de Rodogune, dont l'achevé d'imprimer porte cette date, notre poëte, après avoir parlé de la liberté qu'il a prise de modifier l'histoire dans cet ouvrage, ajoute: «Je l'ai poussée encore plus loin dans Héraclius, que je viens de mettre sur le théâtre [200].»
Si l'on songe qu'il a fallu quelque temps pour imprimer Rodogune, et que ce n'est pas sans doute la veille du jour où Corneille en écrivait l'Avertissement qu'Héraclius a été représenté, on se convaincra qu'on serait très-fondé à considérer cette dernière tragédie comme ayant été donnée à la fin de 1646; cependant nous n'avons pas cru devoir changer la date, généralement adoptée, de 1647, puisque la première représentation pourrait, à la rigueur, être des premiers jours de l'année.
La pièce fut jouée à l'hôtel de Bourgogne [201], mais on ignore par quels acteurs. Corneille nous expose en ces termes, avec sa sincérité habituelle, et le succès qu'a obtenu cet ouvrage, et le genre de défauts qu'on lui a reprochés: «Le poëme est si embarrassé qu'il demande une merveilleuse attention. J'ai vu de fort bons esprits, et des personnes des plus qualifiées de la cour, se plaindre de ce que sa représentation fatiguoit autant l'esprit qu'une étude sérieuse. Elle n'a pas laissé de plaire; mais je crois qu'il l'a fallu voir plus d'une fois pour en remporter une entière intelligence [202];» et ailleurs: «Il y a des intriques qui commencent dès la naissance du héros, comme celui d'Héraclius; mais ces grands efforts d'imagination en demandent un extraordinaire à l'attention du spectateur et l'empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, tant ils le fatiguent [203].»
Boileau ne faisait guère que mettre en vers ces critiques de Corneille lorsqu'il disait dans l'Art poétique [204]:
Je me ris d'un auteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut d'abord ne sait pas m'informer,
Et qui débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
Le succès d'Héraclius, quoique fort grand, n'approcha pas de celui du Thémistocle de du Ryer, représenté vers la même époque au théâtre du Marais [205]. Dans une scène du Déniaisé, comédie de Gillet de la Tessonnerie, dont le privilége est daté du 9 mars 1647, deux amants qui se disputent à qui a le mieux régalé sa belle et lui a fait le plus de présents, s'expriment de la sorte [206]:
J'ai fait voir à Daphnis dix fois Héraclius.
—Moi, vingt fois Thémistocle, et peut-être encor plus.
Héraclius fut publié peu de temps après la première représentation: le privilége, accordé à Toussaint Quinet, est «donné à Paris le dix-septième jour d'avril 1647;» l'achevé d'imprimer porte la date du 28 de juin. Voici le titre exact de l'ouvrage:
Heraclius, empereur d'Orient, tragedie.—Imprimé à Roüen, et se vend à Paris, chez Augustin Courbé, au Palais, M.DC.XLVII. Auec priuilege du Roy. Le volume, de format in-4o, se compose de 6 feuillets, de 126 pages, et d'un feuillet de privilége.
Il y eut pour cette pièce, comme pour beaucoup de celles dont nous avons déjà parlé, une édition in-12 qui parut en même temps que l'édition in-4o. C'est un exemplaire de cette édition plus portative que Conrart devait faire parvenir à Félibien: «Je tiendrai le petit Héraclius tout prêt pour vous l'envoyer par la première commodité d'ami qui se présentera,» lui dit-il dans une lettre du 10 octobre 1647 [207]. Les libraires associés pour la publication de l'ouvrage eurent un procès dont nous ignorons les détails, mais dont Scarron nous a conservé le souvenir dans les vers suivants [208]:
Si l'on ne payoit point les Muses,
Elles deviendroient bien camuses;
On ne feroit plus rogatums,
On n'imprimeroit que factums;
Courbé, Quinet et Sommaville
Finiroient leur guerre civile,
Et ne s'entre-plaideroient plus
Pour Cassandre et l'Héraclius.
Héraclius est une des pièces qui furent reprises par la troupe de Molière; le témoignage suivant, qu'on trouve dans une ancienne clef des caractères de la Bruyère, imprimée en 1731 dans l'édition de Coste [209], ne permet point d'en douter: «Il (Molière) réussit si mal la première fois qu'il parut à la tragédie d'Héraclius, dont il faisoit le principal personnage, qu'on lui jeta des pommes cuites qui se vendoient à la porte, et il fut obligé de quitter.»
La reprise de cette pièce en 1724 donna lieu à une dissertation intitulée: Lettre aux auteurs du Mercure au sujet de la tragédie d'Héraclius. Cette lettre, qui est anonyme, mais que les frères Parfait attribuent à l'abbé Pellegrin, a paru en deux parties (février et mars 1724). On y trouve l'extrait de la pièce de Calderon intitulée: En esta vida, todo es verdad y todo mentira («en cette vie tout est vérité et tout mensonge»), qui présente des rapports évidents avec l'Héraclius de Corneille, et elle se termine par la promesse de l'examen approfondi de la question de priorité entre les deux auteurs. Le numéro du mois de mai contient une nouvelle Lettre écrite aux auteurs du Mercure sur la tragédie d'Héraclius; elle est datée du 23 avril 1724; on y lit ce qui suit: «L'auteur de la dissertation ne nous tient pas.... la promesse qu'il fait de décider si le sujet de cette tragédie a été bien traité par Calderon avant Corneille ou au contraire, pendant que la manière dont les deux tragédies espagnole et fançoise sont traitées, ne laisse aucun lieu de douter que l'un des deux auteurs a pris quelque chose de l'autre.
«Cette question me semble facile à décider, et je suis persuadé que Calderon a fait paroître sa pièce avant celle de Corneille; que ce dernier doit à l'Espagnol, sinon le plan entier de sa tragédie, au moins l'idée de son sujet; enfin que Corneille a imité des morceaux entiers de Calderon, lorsqu'il a trouvé lieu de les accommoder à son sujet.
«Ce tissu de puérilités dont la pièce espagnole est remplie (comme notre critique l'a fort bien dit) sont des preuves manifestes de sa priorité en ordre de date. Il n'est pas vraisemblable que Calderon eût défiguré de la sorte un sujet aussi beau, s'il avoit eu devant les yeux l'ouvrage de notre poëte françois. Au contraire, il est naturel que Corneille, frappé des grandes beautés que faisoit naître un sujet susceptible par lui-même du pathétique sublime qui caractérise la tragédie, s'en est emparé, l'a purgé de ce merveilleux surnaturel qui révolte l'esprit, a retenu le fonds principal avec les noms de Phocas, d'Héraclius, de Léonce, et de Maurice, a écarté les événements qui tiennent plus du songe que de la réalité, pour en substituer d'autres plus vraisemblables, et former en un mot une idée régulière, sinon en toutes ses parties, au moins dans le plus grand nombre.
«Je trouve, dans l'une et l'autre pièce, des morceaux brillants, absolument semblables. Il paroît impossible même que des pensées si conformes soient venues en même temps à deux auteurs différents, et qu'ils se soient exprimés en des termes si semblables sans que l'un ait vu l'ouvrage de l'autre. Je me contenterai d'en rapporter deux exemples [210].
«Dans la pièce espagnole, c'est Astolphe qui seul a connoissance du destin des deux princes dont la confusion fait le nœud de la pièce. Phocas cherche à les connoître, et pour y parvenir, menace Astolphe de le faire mourir s'il ne lui révèle quel est le véritable fils de Maurice. Astolphe, se moquant de ses vaines menaces, répond:
Asi que dura el secreto,
en seguridad mayor,
que los secretos un muerto
es quien los guarda mejor [211].
«Dans la pièce françoise, Léontine, qui se trouve dans une situation pareille à celle d'Astolphe, dans la scène quatrième du quatrième acte [212], s'exprime ainsi:
Tandis qu'autour des deux tu perdras ton étude,
Mon âme jouira de ton inquiétude;
Je rirai de ta peine; ou si tu m'en punis,
Tu perdras avec moi le secret de ton fils.
«Je ne sais si Calderon n'emporte pas ici le prix pour la vivacité et l'étendue de l'expression, pendant que Corneille a l'avantage d'avoir placé ces vers plus heureusement dans la bouche de Léontine, qui produit cette pensée d'elle-même, sans y être forcée par les menaces du tyran.
«Venons à un autre morceau: Phocas, outré de l'incertitude où il se trouve pour reconnoître son fils, et piqué au vif de l'empressement des deux princes à se dire fils de Maurice, fait cette exclamation chez Calderon:
Ha infeliz Focas! Quien viò
que para reynar, no quiera
ser hijo de mi valor,
uno, y que quieran del tuyo
serlo, para morir, dos?
«La même situation se trouve scène troisième de l'acte quatrième [213] de Corneille, où Phocas dit:
Hélas! je ne puis voir qui des deux est mon fils.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
O malheureux Phocas! ô trop heureux Maurice!
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi,
Et je n'en puis trouver pour régner après moi!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Malgré la beauté des vers de notre poëte, je ne puis m'empêcher de reconnoître encore plus d'élévation et de noblesse dans la pensée, plus de précision dans l'expression de l'étranger [214]. Corneille a paraphrasé Calderon; d'où je conclus que Calderon a écrit le premier, et que Corneille a travaillé après lui. Je m'imagine que vous penserez de même. Je suis, etc.»
On voit bien par cette lettre qu'il y a du rapport entre l'Héraclius de Corneille et celui de Calderon, mais rien n'établit la priorité de ce dernier.
Le P. Tournemine, jésuite français fort au courant des moindres détails de notre histoire littéraire, s'efforça d'éclaircir ce point, et communiqua ses renseignements à Jolly, qui en profita dans l'Avertissement des Œuvres de Corneille, publiées par lui en 1738 [215].
«Il y a plusieurs années, dit le P. Tournemine, que j'ai cherché à détruire la fausse accusation qui rendoit M. Corneille copiste de Calderon dans les plus beaux endroits de son Héraclius. J'ai écrit en Espagne à un de mes amis, et je lui ai demandé deux choses: l'une, en quelle année la pièce de Calderon avoit été représentée; et l'autre si cet auteur n'étoit pas venu en France. On ne me fit point une réponse positive sur la première: on m'assura seulement que son édition avoit été faite après 1647; mais on me marqua bien positivement que Calderon étoit venu en France, même à Paris, et qu'il y avoit fait des vers espagnols à la louange de la reine régente Anne d'Autriche.»
Les frères Parfait trouvent à bon droit ces allégations en faveur de Corneille presque aussi vagues que l'accusation dirigée contre lui. Mieux inspirés, ils invoquent le témoignage du poëte même, qui a dit dans l'Examen d'Héraclius [216]: «Cette tragédie a encore plus d'effort d'invention que celle de Rodogune, et je puis dire que c'est un heureux original, dont il s'est fait beaucoup de belles copies sitôt qu'il a paru.»
«Tout le monde sait, disent les frères Parfait, quel étoit le caractère de M. Corneille. Pourra-t-on s'imaginer qu'il eût osé parler en ces termes, sans être l'inventeur de ce sujet, qu'il élève même au-dessus de celui de Rodogune? On a trop de preuves de sa bonne foi et de sa délicatesse à cet égard. Il suffit de remarquer ce qu'il dit au sujet du Cid, du Menteur, de la Suite du Menteur et de Don Sanche d'Aragon. Et si par une dissimulation, dont il n'est pas possible de le soupçonner, il avoit voulu s'attribuer injustement cette gloire, croira-t-on que ses ennemis et ses rivaux, qui ne cherchoient que les occasions pour diminuer sa réputation, n'eussent pas aussitôt saisi celle-ci [217]?»
C'est aussi à Corneille lui-même que M. Viguier a emprunté des arguments sans réplique pour juger en dernier ressort cet important débat, et il nous a raconté ainsi, dans ses intéressantes Anecdotes littéraires [218], comment notre grand tragique trouvait une tragédie:
«C'est à l'histoire, comme on sait, qu'il voulait, autant que possible, être redevable de ses sujets, sauf à se l'accommoder selon ses vues, avec infiniment de scrupule et infiniment de hardiesse respectueuse.
«Or il lisait en ce temps-là [219] les nombreux in-folios latins du cardinal Baronius, Annales ecclesiastici, qui ne fatiguaient pas beaucoup, je pense, l'attention du capellan mayor Calderon de la Barca. Arrivé à l'an 602, treizième du pontificat de Grégoire le Grand, dix-septième du règne de l'empereur Maurice, il voit ce malheureux prince égorgé par Phocas après avoir assisté au massacre de quatre de ses fils; plus loin, sa veuve et ses filles immolées également, ainsi que son fils aîné, qui s'est trouvé absent lors du premier massacre; mais cette dernière mort fut révoquée en doute par l'affection des peuples, et le bruit de l'existence du prince inquiéta plus d'une fois le tyran....
«Parmi les circonstances du meurtre des jeunes princes, Corneille est frappé de celle-ci: la nourrice du dernier de ces princes, encore à la mamelle, s'avise, par un rare dévouement (la chose n'est pas si improbable qu'on l'a dit), de soustraire aux bourreaux le nourrisson impérial, en leur présentant son propre enfant. Mais, dit Baronius, Maurice, qui était présent [220], reconnut à temps cette fraude, et se résignant devant Dieu à toute l'étendue de son malheur, il ne voulut point la laisser consommer; il réclama son véritable enfant pour le livrer à la mort. Tout finit là dans l'histoire. Mais le poëte qui rêve en lisant, que pense-t-il?... Si la substitution de cette nourrice avait eu son effet! Si le prince avait été réservé par cette femme pour l'heure de la justice! Il y aurait là de la tragédie! Mais il faut lui donner le temps de grandir: c'est dommage que l'usurpateur Phocas n'ait régné que huit ans encore. S'il ne tient qu'à cela, nous le ferons régner une douzaine d'années de plus.... Mais ce n'est pas tout. Cette nourrice, c'est une femme forte qu'il faut garder pour notre conspiration. Il faut que nous la relevions en dignité: c'est convenable. Son action, dit Corneille, est «assez généreuse pour mériter une personne plus illustre à la produire [221].» Je ferai «de cette nourrice une gouvernante [222].» Elle s'appellera Léontine, c'est un nom que nous retrouvons dans Baronius, aux alentours de cette histoire; quant au vrai nom impérial de ce fils de Maurice réservé au trône, nous ne pouvons pas l'inventer, ce sera Héraclius, car il vaut mieux supposer à l'Héraclius de l'histoire, qui venait d'Afrique, une telle naissance, que de changer la succession authentique des empereurs de Constantinople.
«L'action n'est pas encore suffisamment implexe, mais les vues lointaines et mystérieuses dont cette gouvernante est capable peuvent la compliquer beaucoup; puisqu'elle a paru à Phocas empressée de livrer le petit Héraclius, elle aura obtenu sa confiance, et le tyran lui aura donné à élever Martian, son propre fils. Je sais bien qu'il n'avait qu'une fille, mariée à Crispus, dont je puis faire un confident [223]; mais attribuons-lui ce fils, et voilà les héritiers des deux empereurs confiés aux mêmes mains! Et qui empêche Léontine, lorsque Phocas revient de ses longues campagnes, de lui rendre pour prince impérial, non pas son nouveau pupille, mais l'ancien, mais le fils de Maurice, tout en gardant chez elle, comme le sien, le fils de Phocas, Martian, qu'elle appelle Léonce, du nom de cet enfant secrètement sacrifié par elle à la place d'Héraclius?...
«Cependant il nous faut des rôles de femmes; il faut bien que ces princes soient amoureux. Baronius nous dit que Phocas a massacré les trois filles avec leur mère Constantine, aussi bien que les cinq fils et le père; mais il est bien simple de ne supposer qu'une princesse au lieu de trois, et d'admettre qu'au lieu de l'immoler, Phocas, en profond politique, a recueilli soigneusement à sa cour cette jeune Pulchérie, pour la faire épouser un jour à celui qu'il prend pour son fils, afin de légitimer le plus possible sa dynastie. Corneille ne pouvait oublier ces conseils de la raison d'État. La veuve de Maurice, Constantine, n'aura pas été égorgée non plus; elle aura vécu quelques années encore dans la retraite, afin de voir grandir sa fille, de lui transmettre la fierté de sa race, et de laisser un écrit fort utile pour le dénoûment. La jeune Pulchérie, digne fille de Corneille, brave le tyran; elle estime le prince qu'on veut lui faire épouser, sans savoir qu'il est son frère; mais elle aime l'ami de ce dernier, le vrai fils de Phocas, celui qui passe pour le fils de Léontine. De son côté, le prince héritier de Maurice devra, au dénoûment, faire impératrice une fille de Léontine, confidente du grand secret de sa mère, et moins forte dans son silence. Il faut l'appeler Eudoxie, puisque, d'après Baronius, ce fut le nom de l'impératrice, femme d'Héraclius [224]. Quelque indiscrétion d'Eudoxie éveillera la rage du tyran; mais Léontine, qui le voit impatient de verser le sang d'un fils de Maurice, est en mesure de lui dire que c'est l'un des deux princes, et que l'autre est son fils à lui-même:
Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses [225]!
«Le reste est le résultat de ces mêmes données puissamment méditées et retournées sur elles-mêmes. Mais il n'y a pas jusqu'au sénateur Exupère que certains traits du texte historique n'aient pu suggérer comme le type de ces conspirateurs de palais, qui attendent le moment d'étouffer le despote, tout en paraissant le servir aveuglément....
«Donc, quant à l'Héraclius, depuis l'invention semi-historique du personnage de Léontine, ce premier germe de la tragédie, jusqu'au moindre détail, jusqu'à cet enfant dont la plaie dégoutta de lait au lieu de sang, Corneille a tout trouvé par les seules voies qui pussent amener une pensée à de telles combinaisons....
«Après avoir démontré qu'il est nécessaire que l'auteur de la combinaison principale de cette pièce soit Corneille, on pourrait démontrer par l'absurde, comme en géométrie, qu'il est impossible que ce soit Calderon....
«Nous ferons, le moins que nous pourrons, un récit de la pièce (espagnole); mais nous ne promettons pas de ne pas éprouver un peu le courage du lecteur qui veut s'instruire.
«La vie sauvage d'enfants allaités par les bêtes, nourris de leur chair et couverts de leurs peaux, est une fantaisie dont on s'est avisé dans une multitude de ballets et d'arlequinades. Telle a été la vie de Phocas, délaissé parmi les serpents et les loups jusqu'à sa jeunesse; puis il est devenu condottiere, puis empereur. Telle est aussi la vie d'Héraclius et de son frère de lait, que Phocas vient chercher, en Sicile, dans les cavernes de l'Etna, à vingt ans de distance de leur naissance et de leur enlèvement. Dans ces contrées, l'Empereur reconnaît un sauvage tout hérissé (description gongoresque) pour être le vieux seigneur qui a dérobé jadis à sa vengeance le petit Héraclius; il veut frapper les deux pupilles de ce vieillard, mais celui-ci l'embarrasse, en déclarant que l'un des deux est son fils, fils naturel de la jeunesse de Phocas.
«C'est encore une fantaisie amusante, et à laquelle Shakspeare avait donné bien du charme dans la Tempête, de représenter le jeune sauvage, homme ou femme, rencontrant, pour la première fois, une jeune figure de l'autre sexe, et de faire naître ainsi des instincts naïfs et délicats. Sans faire beaucoup de psychologie, Calderon s'y était pris plus heureusement dans La vie est un songe. Mais ici les deux sauvages, en partie carrée avec la princesse de Sicile et une autre jeune fille, font l'amour avec des madrigaux tout musqués du plus fin marinisme, dès les premiers mots jusqu'aux mariages du dénoûment....
«Voici maintenant la magie. Un enchanteur fort insignifiant, sans intérêt à l'action, et surtout très-maladroit, est chargé de prolonger la situation indécise fournie par Corneille; il improvise un tremblement de terre mêlé de tonnerres et de ténèbres, pour disperser tous les personnages au moment où il voit Phocas furieux, sans aucun scrupule paternel, prêt à massacrer les trois sauvages à la fois. (Première journée.)
«Mais le bon tyran se réconcilie bientôt avec tout le monde; sa férocité est adoucie par un plaidoyer de Cintia, la princesse, qui allègue l'indulgence du droit romain dans les cas douteux de personnes, et il ne conserve sa curiosité, dans le cas présent, que pour l'amusement des spectateurs. Le magicien voudrait bien la satisfaire, car, malgré sa puissance, il tient à faire fortune à la cour; mais Cintia, par deux mots de menaces très vagues, l'oblige à se taire; le puissant Lisipo s'ingénie alors pour créer un prestige au moyen duquel le mystère puisse se révéler de lui-même à Phocas; peu importe que ce prestige n'aboutisse à rien, après qu'on y aura trouvé de l'amusement. Il élève donc un palais féerique, où il habille les deux jeunes sauvages en princes très-élégants; là se prononce quelque différence native entre les deux caractères: l'un, doux et modéré, c'est le fils de Maurice; l'autre, arrogant et dur, c'est le vrai sang de Phocas: mais le bon tyran est aussi charmé de l'un que de l'autre, et sa curiosité n'est pas satisfaite après qu'il a longtemps feint de dormir pour les mieux observer.
«A la fin de la seconde journée, on sépare les princes en train de se battre, parce que l'ingrat Léonide veut maltraiter le vieux tuteur défendu par Héraclius. Mais l'analyse risque de trop accuser ces nuances morales, auxquelles l'auteur n'attache pas une grande importance. Héraclius se montre, à son tour, très-dur dans l'acte suivant.
«Bientôt, au terme fatal d'une année écoulée en quelques quarts d'heure, le palais de vérité-mensonge s'évanouit. Cette chimère est la partie amusante et ingénieuse de l'ouvrage, mais rien n'explique si c'est tout le monde qui est enfermé dans ce rêve, ou seulement les deux jeunes gens, tandis que les autres personnages, dûment avertis, resteraient éveillés et complices du magicien. Calderon laisse tout indécis dans cet essai pénible et négligé en même temps.
«Quand le palais a disparu, Héraclius et son compagnon se retrouvent dans la forêt avec leurs accoutrements de peaux, ne comprenant rien à leurs brillants souvenirs. Le magicien, à bout d'expédients, en revient à la parole pour révéler le véritable fils de Maurice, mais il tâche de faire courir cette parole à l'oreille des uns et des autres, de manière qu'on ne sache point qui a parlé. Voltaire, dans son analyse-traduction, n'a rien compris à ces obscures manœuvres....
«Passons au dénoûment; j'y reconnais des moyens déjà employés dans la fameuse Fuerza lastimosa [226] de Lope, et qui depuis avaient pu être reproduits je ne sais combien de fois.
«Un duc de Calabre, cousin germain d'Héraclius, est venu, sous l'apparence de son propre ambassadeur (autre lieu commun espagnol), réclamer de Phocas la couronne impériale, comme héritier légitime, à défaut du fils de Maurice. Repoussé, ainsi qu'on peut le croire, il prépare une grande expédition pour débarquer en Sicile. Pendant ce temps, l'identité d'Héraclius est reconnue; Phocas l'invite à rester près de lui comme l'un des siens; mais le jeune homme, par un accès inattendu de philosophie, s'y refuse obstinément; il veut vivre dans la retraite pour n'être plus exposé aux déceptions de la vérité-mensonge. Il faut bien alors, pour amener la catastrophe, que le débonnaire Phocas reprenne toute sa férocité. Il veut tuer le prince, mais Cintia lui rappelle sa promesse de renoncer à ce meurtre; alors, par un détour très-connu sur la scène espagnole, le tyran se contente de faire embarquer Héraclius et son vieux tuteur dans une nacelle, dont on perce le fond par son ordre et sans réclamation de la part de la belle Cintia. Les malheureux, bientôt submergés en pleine mer, nagent de leur mieux, et sont repêchés, près du rivage, par le duc de Calabre, qui vient de débarquer avec son armée. Dès qu'il se nomme, Héraclius reçoit l'hommage de ce généreux cousin, qui combat dès lors pour sa cause. Phocas périt; on proclame le nouvel empereur, et l'on se marie. Respirons; toutefois, rappelons encore que deux paysans graciosos viennent de temps en temps nuancer les scènes par d'insipides quolibets....
«Je m'aperçois que j'aurais tort de quitter cette analyse sans recommander aux curieux de chercher dans Voltaire, à défaut de mieux, le passage où Calderon a enchâssé le mot de Corneille, et sans les prémunir contre de notables faux sens de Voltaire à cet endroit. Ils remarqueront d'abord la valeur des motifs prêtés aux jeunes princes, pour amener cette mémorable exclamation. Héraclius ne veut pas être bâtard de Phocas et d'une paysanne (nulle considération de la justice, de la tyrannie, d'amitié héroïque, etc.: cet ordre d'idées serait trop sérieux); quant à Léonide, il pourrait s'accommoder de cette origine, mais il ne veut pas être moins qu'Héraclius. «Maurice est donc le plus noble (lo mas)? dit le tyran.—Tous deux ensemble: Oui!—Et Phocas!—Ensemble: Non! (Rien! dans Voltaire est un contre-sens.)—Ah, fortuné Maurice! ah, malheureux Phocas!... etc.» C'est ainsi qu'est amené le mot sublime de Corneille. Phocas alors veut faire torturer le vieux Astolfe, pour lui arracher son secret. «Qu'on l'arrête.—Les jeunes gens ensemble: Tu nous verras d'abord acharnés à le défendre. (Restados en su favor. Voltaire: «Tu nous verras auparavant morts sur la place.»)—Phocas: C'est vouloir que, renonçant à l'amour paternel, qui m'a fait chercher l'un de vous deux, ma colère se venge sur l'un et l'autre. Qu'on les arrête tous les trois.»
«Ici le contre-sens de Voltaire est énorme (sans compter qu'il est triple), parce qu'il introduit un mouvement tragique dans une pièce où il n'y en a pas trace, si ce n'est le seul trait, si rapetissé, qui vient d'être emprunté tout à l'heure à Corneille. Voltaire fait donc dire à Phocas, au lieu de ce que nous venons de traduire: «Ah! c'est là aimer, Hélas! je cherchais aussi à aimer l'un des deux. Que mon indignation se venge «sur l'un et sur l'autre, et qu'elle s'en prenne à tous trois.»
«Ceux qui lisent un peu l'espagnol nous en voudraient de ne pas rapporter le texte de cette curieuse bévue, qui en contient trois ou quatre.
FOCAS.
Eso es querer
que, abandonado el amor,
con que al uno busqué, en ambos
se vengue mi indignacion.
A todos tres los prended.»
Du reste le peu de connaissance qu'il avait de la langue espagnole n'est pas le seul motif des faux jugements de Voltaire; malgré quelques contre-sens, il avait entre les mains plus de preuves qu'il n'en fallait pour décider en faveur de Corneille, s'il eût apporté dans son examen plus de bonne foi et de sincérité; mais il est bien évident au contraire que son parti est pris d'avance contre son illustre prédécesseur tragique, et, comme nous allons le voir dans la suite de la curieuse étude de M. Viguier, qui reste pour nous le dernier mot de la discussion, il ne néglige aucun moyen de combattre l'effet du témoignage de son ancien maître, le P. Tournemine.
«Il fait passer à Madrid, par l'entremise de ses amis, mais avec mystère, une note portant une série de questions qui ne se sont point conservées. Le consul général de France à Madrid remit ces questions aux bibliothécaires de la cour, notamment à la Huerta, poëte estimé, critique ignorant et très-violent, qui, par aversion pour l'école française, déclina le soin d'y répondre [227]. On les transmit alors à l'ex-bibliothécaire Gregorio Mayans y Siscar, grand jurisconsulte et polygraphe infatigable, dont la vanité aspirait à une réputation européenne en fait d'érudition. Ce fut lui qui répondit, charmé sans doute d'avoir à satisfaire M. de Voltaire, et il devait se montrer fort enclin à y mettre de la complaisance, en suivant la direction et la pente des questions, quand même il eût été possible à un Espagnol de ne pas revendiquer pour sa nation toutes les priorités imaginables d'invention littéraire. Du reste, je ne pense pas qu'il fût bien fanatique de poésie espagnole, ni qu'il eût eu beaucoup de temps à donner dans sa vie aux ouvrages dramatiques. Toutefois il faudrait que cet ex-bibliothécaire royal eût été de la dernière ignorance, pour répondre les choses que Voltaire lui attribua. Un fidèle extrait de cette réponse de Mayans aurait dû trouver place dans la dissertation finale ou dans la préface que Voltaire ajouta à sa traduction d'Heraclius: de tels renseignements se reproduisent à la lettre ou à peu près. Point du tout: l'érudition espagnole de Voltaire se para du nom de ce savant, sans oser lui faire dire expressément tout ce qu'elle voulait faire croire au public, et la Huerta s'abstient très-justement de rendre son docte devancier responsable de tous ces absurdos, comme il les appelle dans l'écrit déjà indiqué.
«Personne mieux que Voltaire ne sut jamais faire diverse mesure, selon l'occurrence, au public, aux gens de lettres, aux correspondants divers: il est curieux de voir la manière dont il distribue ses renseignements sur l'Héraclius de Calderon. Avec Duclos, dans ses communications semi-officielles à l'Académie, il sait imperturbablement la date de cette pièce, et il la donne presque comme s'il l'avait vue: c'est qu'il était bien aise de mater ces Messieurs, et qu'avec une date rondement articulée, il a de quoi fermer la bouche à toute l'Académie française sur l'originalité de Corneille, qui y trouvait sans doute quelques défenseurs; en face du public, il affirmera vaguement cette date sans dire de quelle part [228]. Avec le docte Mayans il convient tout net qu'on l'ignore. Comparez les textes de la même époque. Tout serait piquant dans ces citations: le concours de tant de petites faussetés inégalement réparties mériterait un examen détaillé; bornons-nous à quelques lignes: «Je me suis mis,» dit-il à Duclos, le 23 avril 1762, «je me suis mis à traduire l'Héraclius espagnol, imprimé à Madrid, en 1643, sous ce titre: La Famosa Comedia En esta vida todo es verdad y todo es (sic) MENTIRA, fiesta que se representó á sus Magestades en el salon real del [229] Palacio. Le savant qui m'a déterré cette édition prodigieusement rare prétend que sus Magestades veut dire Philippe et Élisabeth, fille de Henri IV, qui aimait passionnément la comédie, et qui y menait son grave mari. Elle s'en repentit, continue-t-il, car Philippe IV devint amoureux d'une comédienne, et en eut don Juan d'Autriche. Il devint dévot et n'alla plus au spectacle après la mort d'Élisabeth. Or Élisabeth mourut en 1644, et mon savant prétend que la Famosa Comedia, jouée en 1640, fut imprimée en 1643; mais comme mon exemplaire est sans date, il faut en croire mon savant sur sa parole. Le fait est que cette tragédie est à faire mourir de rire d'un bout à l'autre.... etc.»
«Quelques semaines après (15 juin), Voltaire, se souvenant de ses obligations à don Gregorio Mayans, lui écrit une lettre de remercîments, qui est une perle d'impertinence demi-railleuse, où il dit entre autres choses: «Entre nous, je crois que Corneille a puisé tout le sujet d'Héraclius dans Calderon. Ce Calderon me paraît une tête si chaude (sauf respect), si extravagante, et quelquefois si sublime, qu'il est impossible que ce ne soit pas la nature pure.» Plus loin, il ajoute innocemment: «Je crois qu'il suffit de mettre sous les yeux la Famosa Comedia, pour faire voir que Calderon ne l'a pas volée.» Mais voici le meilleur: «Le point important est de savoir en quelle année la Famosa Comedia fut jouée devant ambas Magestades. C'est ce que je vous ai demandé, et je vois qu'il est impossible de le savoir.»
«Cela est clair: le blanc et le noir ne peuvent s'appliquer plus nettement sur un même fait. Voici maintenant la demi-teinte employée à l'usage du public, dans la Dissertation sur l'Héraclius espagnol. Je soupçonnerais que Mayans, passant condamnation dans sa réponse sur l'époque trop réelle de la pièce imprimée (1664), ne pouvait pas être mis en avant sur ce point; mais il avait bien pu, à l'aide d'arguments très-puérils, se retrancher sur la possibilité de la pièce jouée dès avant 1646. La ressource est chétive, mais Voltaire saura bien en tirer parti. «On ne sait pas précisément en quelle année la Famosa Comedia [230] fut jouée; mais on est sûr que ce ne peut être plus tôt qu'en 1637, et plus tard qu'en 1640. Elle se trouve citée, dit-on, dans des romances de 1641.» Ce dit-on est charmant, ainsi que ces romances citant ces représentations.... Mayans aurait cité infailliblement, et Voltaire aurait transcrit la citation décisive; il en aurait parlé à l'Académie, s'il n'y avait pas là une de ces erreurs bénévoles que personne ne viendra contrôler, du moins on l'espère, et dont on se réserve l'excuse à la faveur d'une méprise de détail. Il paraît que Mayans avait répondu en latin, par courtoisie; ses termes de littérature moderne devaient être un peu confus. Mais après cette preuve, qui, si elle était sérieuse, serait péremptoire, autant Voltaire vient de glisser rapidement sur le point décisif, autant il s'étendra sur l'argument le plus futile. Celui-là, il le doit réellement à don Gregorio: il lui demande dans sa lettre la permission de s'en servir, indice de la réserve presque honteuse du critique espagnol, réduit à de pareilles inductions. C'est une phrase d'un éloge de Calderon, composé après sa mort par un prêtre de ses amis; un de ces éloges qu'on fabriquait pour les approbations de livres, et auprès desquels nos plus mauvaises amplifications de rhétorique sont des modèles de simplicité.
«Ce que j'admire le plus dans ce rare génie, dit le panégyriste de Calderon, c'est qu'il n'imita personne.»
«Voyez dans Voltaire le soin avec lequel il développe ce grave argument en faveur de l'Héraclius espagnol, et dites si vous croyez qu'il pût en être dupe. Il oublie d'ailleurs de donner au public cette date triomphante de l'impression, 1643, qu'il a donnée à l'Académie selon son bon plaisir, ou sur la foi de son savant, quoique son exemplaire soit sans date. Le public se contentera des romances de 1641....
«Calderon avait laissé bien souvent imprimer ses pièces isolées par des libraires qui les joignaient à d'autres de divers auteurs. Cependant une lettre intéressante qui reste de lui, précisément en tête du volume où son Héraclius se présente le premier, nous apprend qu'il voulut défendre, le plus possible en ce temps-là, ses droits de propriété. Il mourut ne laissant que quatre volumes remplis de comédies exclusivement de lui, à douze par volume, selon l'usage, plus un seul tome de ses Autos sacramentales. La comédie En esta vida.... est la première du troisième volume (tercera parte): elle ne figure, que je sache, dans aucun recueil antérieur, et ce volume est daté de 1664. Si l'exemplaire prodigieusement rare est sans date, c'est tout simplement parce que ces sortes de livres en Espagne, toujours imprimés sous forme compacte, petit in-4o à deux colonnes, sont disposés de manière à pouvoir être disloqués par tirages partiels, et débités en autant de cahiers qu'ils contiennent de comédies, et que la date figure seulement sur le frontispice général, ainsi que dans les feuilles d'approbations, priviléges, taxes, erratas certifiés, etc., valables pour tout le volume. Cet usage économique a devancé nos livraisons compactes les plus populaires, et subsiste encore à peu près le même en Espagne. Or la preuve m'est acquise par le développement du titre de Voltaire: Fiesta que se representó.... que ce fragment de volume envoyé à Voltaire ne provient pas même du volume original donné sous les yeux de Calderon en 1664, car cette circonstance de la représentation devant Leurs Majestés (il s'agit de Philippe IV et de Marie-Anne d'Autriche, sa seconde femme) n'y est pas jointe au titre; et, d'une autre part, la preuve presque complète m'est également acquise que les comédies de ce volume, et notamment celle dont il s'agit, ne figuraient point dans les recueils antérieurs, quelle que fût alors la facilité laissée aux libraires d'anticiper sur les éditions originales de comédies, ou de les contrefaire après coup. Cette preuve, que je veux bien appeler presque complète, résulte des explications données par Calderon lui-même en tête du volume en question: voir sa dédicace et la lettre qui la suit, à lui adressée par son éditeur, portant que cette publication est destinée à préserver ces comédies du destin qu'ont éprouvé tant d'autres pièces de l'auteur, défigurées par des impressions frauduleuses, hurtadas, agenas y defectuosas. Une preuve semblable pourrait résulter d'une recherche dans les nombreux recueil de comedias sueltas (isolées), antérieurs non-seulement à 1664, mais (si l'on songe encore à constater matériellement la priorité de Corneille) antérieurs à 1647. Quelque superflue que me paraisse cette recherche, j'en ai constaté le résultat négatif sur un bon nombre de ces recueils; mais qui pourrait les atteindre tous?
«Que si don Gregorio Mayans, qui était fort occupé, s'est borné à faire acheter cette rare édition, ce cahier d'impression commune et malpropre, dans ces échoppes à prix fixe où l'on en trouve par milliers en Espagne, le même Gregorio n'avait pas non plus fait autant de frais en critique que Voltaire veut bien nous le faire croire. Où donc aurait-il pu voir, et jamais Espagnol a-t-il pu dire que ce roi si passionné pour le théâtre, que Philippe IV cessa par dévotion d'aller à la comédie? Mais c'est là une hypothèse toute française, empruntée des souvenirs, familiers à Voltaire, de la vieillesse de Louis XIV. Toute sa vie le beau-père de Louis XIV demeura fidèle au théâtre. Quand il fut moins occupé de galanteries, ce monarque, qui ne régnait guère par lui-même, mais qui gouverna constamment ses poëtes dramatiques, comme faisait en France le cardinal de Richelieu, semble en effet avoir commandé un peu plus fréquemment des comedias santas à Calderon, à Moreto, à Solis, à d'autres ingenios plus jeunes et fort médiocres, tels que Diamante, Matos Fragoso, Zavaleta, Zarate, etc.; mais, saintes ou profanes, héroïques, galantes ou bouffonnes....il lui fallut toujours des comédies.... Or, pour s'expliquer cette rare, mais indubitable imitation du français dans l'Héraclius espagnol, il me semble permis de conjecturer que Philippe IV y fut pour quelque chose; que, disposé depuis la paix et les conférences des Pyrénées à traiter gracieusement les arts et les idées françaises, il voulut avoir sur son théâtre quelque échantillon du nôtre; qu'enfin il chargea son plus habile poëte, probablement aussi étranger que lui-même à notre langue, d'affubler à l'espagnole une pensée du célèbre Corneille, au risque d'humilier la France, dans cette lutte nouvelle, de toute la supériorité du style culto et de l'entortillage castillan. On avait été assez rudement éprouvé sur d'autres champs de bataille pour se permettre sans inconvénient cette pacifique revanche.»
Nous avons cru devoir puiser largement dans l'excellent travail de M. Viguier, et nous avons conservé ses propres termes, en nous permettant seulement de temps à autre la suppression de quelques passages, fort curieux pour l'histoire de la littérature espagnole, mais qui peuvent, suivant nous, être retranchés sans inconvénient dans une édition de Corneille. Cette belle étude, acceptée comme définitive par le public français, a soulevé à l'étranger des réclamations aussi vives que peu fondées. Sur notre demande, M. Viguier a bien voulu se charger de résumer et de clore ici cette nouvelle discussion.
LETTRE DE M. VIGUIER
A M. MARTY-LAVEAUX.
Monsieur, vous avez bien voulu dire, au sujet de ce vieux procès sur l'originalité de l'Héraclius de Corneille, que la discussion vous paraissait épuisée dans un petit écrit que je donnais à mes amis, il y a plus de seize ans, et qui n'appartient pas autrement à la publicité. Quelqu'une de ces feuilles est passée en Espagne, à ce qu'il paraît, et a par malheur réveillé chez des compatriotes de Calderon la susceptibilité d'un certain point d'honneur littéraire propre à cette nation. Avant cela, en Allemagne, le savant et intéressant historien du théâtre espagnol, M. Ad-Fried. von Schack, touchait à ce débat en même temps que moi, dans son troisième volume publié en 1846; et par malheur encore, ses préventions anti-françaises lui ont fait rencontrer sur ce sujet de nouvelles pierres d'achoppement, après celles que nous avons déjà brièvement signalées au tome IVe (p. 272, note 1) de la présente édition. Une sorte de fatalité le condamne, comme dans l'incident relatif au Diamante, à rétracter des faits avancés par lui-même, pour corriger une erreur par une autre plus grave encore. Ainsi, à la page 177 de ce troisième volume, M. de Schack affirme que la pièce de Calderon: En esta vida.... etc., fait partie d'un tome second publié par le poëte en 1637. Tout serait dit si le fait était vrai; mais bientôt, à la page 289, il reconnaît s'être trompé, et confesse que la pièce apparaît pour la première fois dans un tome troisième, daté de vingt-sept ans plus tard, en 1664. Néanmoins il n'a garde de lâcher prise pour si peu: «Dessenungeachtet.... nonobstant cela, dit-il, attendu la grande probabilité, accordée même par Voltaire, de la supposition que l'Héraclius de Corneille est imité de l'Héraclius espagnol, nous croyons devoir admettre (annehmen) l'existence d'une impression isolée de la pièce (espagnole) antérieurement à 1647.» Or M. de Schack n'a jamais vu cette impression isolée, supposition aussi gratuite que son erreur précédente sur le tome de 1637. Il ajoute: «Voltaire, dont, il est vrai, les allégations ne sont pas très-dignes de confiance, dit aussi que la pièce de Calderon aurait déjà été mentionnée dans un recueil de romances de 1641.» C'est là tout. On peut bien se dispenser de chercher un recueil si rare de romances; mais M. de Schack se trouve raffermi définitivement dans son préjugé depuis que le critique espagnol, don Eugenio Harzenbusch, s'est chargé de la cause et lui a révélé de nouveaux arguments, qu'il nous sera permis de ne pas trouver meilleurs.... C'est ainsi qu'il dit dans un Supplément à son Histoire [231], publié en 1854: «Harzenbusch, dans son édition de Calderon, a prouvé jusqu'à l'évidence que le drame En esta vida.... etc., a été écrit dès l'année 1622; de sorte que tous les doutes qu'on a pu élever sur la priorité de cette pièce par rapport à l'Héraclius de Corneille sont écartés désormais.»
Après un si éclatant témoignage, il faut entendre M. Harzenbusch. Mais si l'on est encore disposé à douter, il faut d'abord reconnaître que ce nouvel arbitre est un poëte et un critique estimable, directeur de la Bibliothèque royale de Madrid; qu'il a très bien mérité de Calderon par des Appendices historiques et anecdotiques joints à son édition [232], et qu'il aura rendu un service réel à la littérature espagnole, s'il lui donne traduit l'ouvrage de M. de Schack, ainsi qu'il l'a promis. Une pareille traduction en français me semble également désirable, malgré tous nos griefs nationaux, si légitimes quelquefois.
Que dit donc M. Harzenbusch, puisqu'il veut bien m'adresser personnellement une ample réfutation à l'endroit de l'Héraclius? Franchement, c'est assez curieux.
On réduit mes preuves à trois, mais en oubliant la plus importante et la plus développée, savoir cette analyse de l'invention et de ses sources minutieusement donnée par Corneille, d'où il résulte avec tant d'évidence qu'il a réellement élaboré lui-même les combinaisons de son drame. On pourrait, je l'avoue, échapper à cette preuve décisive (tout autant que les dates, qui sont pour nous), en attribuant à Corneille la profonde perversité d'un plagiaire effronté qui, pour rendre authentique son œuvre de seconde main, la renforcerait après coup d'un exposé, naïf en apparence, de ses lectures originales et de ses procédés d'inventeur. Le plus simple bon sens suffit à repousser l'hypothèse d'une telle malice. Il ne faudrait pas moins que l'autorité des dates pour la faire admettre. Or pas une date sérieuse n'est opposée à celle de 1647 de Corneille, pas une, depuis la consultation de Voltaire auprès du bibliothécaire don Gregorio Mayans. Il fallait bien tenir compte de cet autre argument. Pour en venir à bout, on affirme que la pièce de Calderon a dû être écrite bien auparavant, et, pour donner un chiffre, en 1622, vingt-deuxième année du poëte espagnol, dix-septième de Philippe IV, et deuxième de son règne (ces rapprochements synchroniques auraient dû déjà embarrasser un vrai connaisseur dans ses suppositions hardies). Tel est le millésime assigné, non pas à la publication, mais à la composition de cette comédie, par M. Harzenbusch, dans un Essai, d'ailleurs utilement compilé, sur la chronologie des ouvrages de Calderon; mais ce millésime, posé à son rang avec tant d'assurance, ne s'appuie sur aucun texte qu'on puisse produire. On veut absolument que l'impression ait dû être faite isolément peu après la composition..., mais toute trace en est perdue. Cet emploi du verbe devoir comme potentiel, ne rappelle-t-il pas certaine repartie bouffonne devenue proverbiale? On ne recule pas même devant la supposition que le manuscrit de Calderon, soit en minute, soit en copie, aura pu s'échapper d'Espagne, et venir en temps utile se loger dans le portefeuille de Corneille. Quant à ces impressions perdues de pièces isolées, l'argument serait assez plausible en Espagne pour le premier tiers du dix-septième siècle, si ce n'était aussi une ressource trop commode et toujours disponible dans une cause désespérée. Vous êtes bibliothécaire d'Espagne, et vous en êtes encore à trouver cette rareté! Il est vrai que vous ignoriez, chose plus surprenante, ainsi que M. de Schack, l'édition originale, officielle de Calderon, au tome III, 1664 [233], que notre Bibliothèque impériale de Paris [234], et tant d'autres sans doute, vous auraient facilement présentée, puisqu'elle manque à celle de Madrid!
Je voudrais pouvoir, Monsieur, si ces arguties étaient moins frivoles, vous exposer tous les arguments de même force donnés par M. Harzenbusch, et qui ont si puissamment entraîné la conviction de M. de Schack: mais il serait plus piquant de relever, dans l'analyse intelligente que ce dernier a donnée de la pièce espagnole, son admiration juste et passionnée en citant la scène et le passage où précisément il se trouve sans le savoir sur la trace de Corneille (car c'est le seul endroit imité d'un peu près par Calderon), et où il exprime en homme de goût le candide regret que Calderon n'ait pas continué dans le même esprit [235]. «S'il eût ainsi continué, s'écrie-t-il, ce drame serait l'un des plus remarquables de Calderon; mais le poëte, au milieu de son ouvrage, a transporté l'action dans un monde de rêveries fantastiques, destinées à rendre sensible l'idée que dans cette vie tout est mensonge ainsi que vérité. Quelque hardiesse, quelque hauteur de poésie qu'on ait encore à admirer dans cette partie (ceci me paraît une réserve exagérée par l'enthousiasme trop habituel de M. de Schack), on ne peut cependant que regretter le caprice qui a fait prendre la tournure d'un opéra à une situation si grande et vraiment tragique.» On ne pouvait mieux dire: c'est l'hommage involontaire rendu à Corneille par un ennemi déclaré. La déception est piquante, moins pourtant que celle du même critique refusant de reconnaître une traduction dans el Honrador de su padre de Diamante, à force d'y trouver partout le goût original du terroir espagnol. L'évidence chronologique, incontestée aujourd'hui, a bien dû à la longue désabuser le trop fin connaisseur de ce prétendu goût de terroir. C'est ainsi que les erreurs de la critique la plus spirituelle offrent assez souvent quelque chose de très-comique.
Pressé de finir, j'abandonne toutes celles de M. Harzenbusch, pour vous recommander, Monsieur, quelques observations qui me semblent essentielles sur l'invention tragique propre à Corneille, en n'y cherchant que ce qui intéresse l'art. Si compliquée, si historique et si arbitraire en même temps, qu'elle soit, cette invention n'est pourtant pas tout à fait aussi entière, comme travail individuel, que nous avons pu le croire. Corneille l'aurait certainement déclaré lui-même, si de son temps il avait pu pressentir nos scrupuleuses curiosités d'origines historiques et dramatiques. Pour nous, ce qu'il nous convient de reconnaître après ce conflit, c'est que le premier embryon du sujet en question, savoir l'idée de faire de l'empereur Héraclius le fils longtemps ignoré et le vengeur de l'infortuné Maurice, cette idée romanesque était un fruit naturel de la tradition et de la légende; que Corneille l'a trouvée toute faite et en circulation, nous ne savons dans quels récits, depuis l'Orient jusque chez nous et en Espagne. L'origine de cette légende est indiquée dans Baronius d'après les historiens byzantins, lorsque après les détails du meurtre accompli en Asie par l'ordre de Phocas sur le prince Théodose, le véritable fils aîné de Maurice, il ajoute: «Verum ista de Theodosio neque tunc temporis ita credita, sed alium in ejus locum ad necem suppositum, jactatum fuit: unde et factum est ut novæ fabricarentur contra imperatorem (Phocam) insidiæ [236].» Ces suppositions d'enfants ou de personnages crus assassinés, et destinés à reparaître, sont le thème obligé, depuis la comédie et le roman grecs, de mille récits populaires. Celui-ci peut remonter jusqu'en Perse, car le redoutable ennemi de l'Empire, Chosroès, s'appliqua longtemps à le propager. Pour agiter l'opinion et tirer parti des crimes de Phocas, il prétendait avoir auprès de lui le jeune prince, et vouloir le rétablir sur le trône de Byzance [237]. C'est plus de la moitié de la fiction nécessaire pour faire d'Héraclius le fils de Maurice. Corneille aurait pu dire encore, s'il l'avait su, ce que je ne pense pas, que cette fausse filiation d'Héraclius se trouvait déjà dans un drame espagnol, de Mica de Mescua, amas fort bizarre d'aventures extravagantes, bien jugé par M. de Schack, intitulé la Rueda de la Fortuna (la Roue de la Fortune) [238]. Les dernières époques du règne de Maurice remplissent plus des trois quarts de cet ouvrage, que terminent, accumulés en quelques coups de théâtre, l'élévation de Phocas, sa chute, et l'avénement d'Héraclius. Cette communauté de noms historiques suffit à nos critiques espagnols pour leur faire dire bien faussement que Calderon, avant de transmettre un sujet de tragédie à Corneille, l'avait pris lui-même dans Mira de Mescua. Rien de plus captieux et de plus facile, quand on ne fait pas attention à la réalité intérieure, que de renvoyer des ouvrages dramatiques d'un auteur à un autre à raison de quelques noms propres employés en commun. Cet abus sophistique vaut celui des éditions disparues et des manuscrits égarés.
Remarquons en terminant que le nom de l'empereur Héraclius est devenu tout à fait légendaire dès le commencement du moyen âge, auquel il appartient déjà par son époque. Un roman poétique d'Eracle a existé dans notre plus vieil idiome, et a passé bientôt dans une traduction germanique, exhumée et publiée de nos jours. Celle de ces légendes qui se rattache de plus près à l'histoire, c'est la seconde invention par Héraclius de la vraie Croix reperdue, depuis sainte Hélène, lors de la prise de Jérusalem par les Perses. Calderon en a fait le sujet d'un drame fort inégal, la Exaltacion de la Cruz, où il entre beaucoup de prestiges magiques, avec la conversion finale d'un magicien persan moins puissant que les anges du Seigneur. Ceci est bon à observer comme indiquant l'association grecque et orientale des contes de magie à la plupart des histoires de cette époque, et ultérieurement, la liaison d'idées, le caprice regretté par M. de Schack, amenant Calderon à introduire la magie dans le sujet de Corneille, qui n'en avait que faire.—Vous ne voulez pas, Monsieur, que je m'arrête à cet autre argument de M. Harzenbusch, prétendant que comme la Exaltacion de la Cruz est un drame de Calderon antérieur à l'Héraclius de Corneille, et comme la comédie En esta vida.... traite d'un événement antérieur dans l'histoire au pieux exploit d'Héraclius devenu empereur, la raison chronologique veut que cette comédie ait été composée avant la Exaltacion.
Veuillez agréer, Monsieur, etc.
Viguier.