Œuvres de P. Corneille, Tome 05
NOTICE.
Tous les historiens de notre scène et tous les éditeurs de Corneille s'accordent à dire que Théodore fut mise au théâtre en 1645 [1]. Elle n'y demeura pas longtemps. «La représentation de cette tragédie n'a pas eu grand éclat,» dit notre poëte avec sa franchise habituelle [2]. A en croire l'auteur du Journal du Théâtre françois [3], cette pièce fut jouée par «les comédiens du Roi» et n'eut que cinq représentations. Il est certain du moins qu'elle n'a pas été reprise à Paris. En effet, Corneille, après avoir remarqué, dans l'Examen de la Suite du Menteur [4], que cette dernière pièce y fut rejouée, mais qu'elle ne fut pas représentée par les comédiens de province, ajoute: «Le contraire est arrivé de Théodore, que les troupes de Paris n'y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais que celles des provinces y ont fait assez passablement réussir.»
«On ne put souffrir dans Théodore, dit Fontenelle, la seule idée du péril de la prostitution, et si le public étoit devenu si délicat, à qui M. Corneille devoit-il s'en prendre qu'à lui-même [5]?» A cette occasion Fontenelle rappelle les singulières libertés de Hardy. Peut-être eût-il mieux valu citer la Tragedie de sainte Agnès, par le sieur d'Aves, qui nous montre comment on osait traiter un sujet tout à fait analogue à celui de Théodore, trente ans avant la représentation de cette pièce. Quoique, dans la dédicace adressée «A noble et vertueuse dame Françoise d'Averton,» l'auteur nous apprenne qu'il n'agit que pour remplir les ordres de cette sainte personne, et qu'il n'a eu «d'autre but que l'honneur de la gloire de Dieu,» on trouve dans son ouvrage des scènes que nous n'oserions citer, et dont l'Argument placé dans l'Appendice qui suit Théodore donnera une idée plus que suffisante. Cette tragédie, imprimée à Rouen par David du Petit Val, en 1615, forme un volume in-12; Pierre Troterel, sieur d'Aves, qui en est l'auteur, n'a pas composé moins d'une dizaine de pièces, dont la dernière est de 1627. On ne sait presque rien sur lui, mais dans l'épigramme suivante il nous a appris lui-même qu'il était Normand [6]:
Il faut, lecteur, que je te die
Que je demeure en Normandie.
Le lieu de ma nativité
Est près Falaise, du côté
Où le soleil commence à luire,
A l'opposite du zéphire.
Il semble bien difficile que Corneille n'ait pas entendu parler de lui et n'ait pas connu son Agnès [7]; peut-être y a-t-il puisé la malheureuse idée de mettre en scène une vierge chrétienne condamnée à la prostitution; en tout cas, il n'y a pas pris autre chose, car son plan est tout différent, et le détail que nous allons rappeler, le seul qui puisse donner lieu à un rapprochement, se présente assez naturellement pour qu'il soit inutile de supposer une réminiscence du pitoyable ouvrage du sieur d'Aves.
Dans la pièce de Corneille [8], Théodore dit au prince dont elle est aimée:
Un obstacle éternel à vos desirs s'oppose.
Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux....
On doit croire que l'acteur fait un geste d'étonnement qui n'est pas signalé par Corneille dans les jeux de scène, très-peu nombreux, qu'il a indiqués. Aussitôt la jeune fille reprend:
Mais, Seigneur, à ce mot ne soyez pas jaloux.
Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,
Il est plus grand que vous; mais ce n'est point un homme:
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois.
Dans la pièce du sieur d'Aves, cette courte méprise, si discrètement indiquée par Corneille, se prolonge outre mesure. Sainte Agnès commence par s'exprimer ainsi [9]:
Je ne suis plus à moi, je suis à mon époux,
Lequel vous passe autant en vertus et richesse,
En parfaites beautés, en esprit, en adresse,
En pouvoir, en justice, en superbe grandeur,
Voire en ferme constance et amoureuse ardeur,
Que l'on voit surpasser un prince magnifique
Un simple gentilhomme ou bien quelque rustique;
Bref, qu'en dirai-je plus? son père est le vrai Dieu,
Et lui-même est tenu pour tel en ce bas lieu.
Elle amplifie encore fort longuement cette déclaration si claire; mais le Prince n'y comprend rien, et dans la scène suivante il s'écrie:
Oui, par le dieu Pluton, je le ferai mourir,
Quand bien un escadron, viendroit le secourir,
Ce mignon, ce beau fils que son âme trop folle
Appelle son grand Dieu, son sauveur, son idole,
Tant le vin de l'amour qu'elle a humé sans eau
A donné dans son casque [10] et troublé son cerveau.
Une telle citation dispense de toute autre, et personne après cela ne nous fera un reproche de ne pas nous arrêter davantage à la Sainte Agnès de Troterel.
On comprend qu'on n'ait point gardé le souvenir des acteurs qui ont joué d'original dans Théodore. On ne trouve nulle part le moindre renseignement à ce sujet.
La première édition de la pièce de Corneille a pour titre: Théodore, vierge et martyre, tragédie chrestienne. Imprimé à Roüen, et se vend à Paris, chez Antoine de Sommauille, au Palais.... M.DC.LXVI. Auec priuilege du Roy.
Elle forme un volume in-4o de 4 feuillets et 128 pages. L'achevé d'imprimer est du dernier jour d'octobre; le privilége a été accordé le 17 avril à Toussainct Quinet, qui «a associé avec lui» Antoine de Sommaville et Augustin Courbé.
«Saint Polyeucte, a dit Corneille, est un martyr dont... beaucoup ont plutôt appris le nom à la comédie qu'à l'église [11].» Cette réflexion pourrait s'appliquer tout aussi bien à Théodore; et il est permis de croire que, malgré son peu de succès, la pièce de Corneille ajouta un intérêt tout profane à la pieuse curiosité qu'excita la translation des reliques de la sainte dans le monastère des Ursulines de Caen.
L'auteur d'une relation contemporaine, où l'on trouve, comme il arrive trop souvent, plus de prétentions oratoires que de faits et de détails curieux, s'exprime en ces termes au sujet de cette translation: «Un excellent religieux.... ayant porté aux pieds du saint-père le pape Alexandre VII les humbles devoirs et respects de ces vertueuses filles (les Ursulines de Caen), et lui ayant demandé pour elles, avec sa bénédiction, quelque portion de tant d'aimables et pieux trésors, pour enrichir leur église et enflammer leur dévotion, ce digne successeur du nom aussi bien que des vertus et de la chaire de celui qui gagna autrefois à Dieu le cœur de sainte Théodore, lui en accorda le corps pour ces dames [12].» L'instrument qui constate l'authenticité des reliques est daté de Rome du 19 décembre 1655, et le procès-verbal de l'ouverture de la châsse en la chapelle des Ursulines de Caen, du 22 juillet 1656; il constate que cette cérémonie a eu lieu en présence de Son Altesse [13] et de Mme de Longueville avec la plus grande solennité [14].