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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ARGUMENT
TIRÉ DU QUATRIÈME ET CINQUIÈME LIVRE DES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE.

«Cassiope, femme de Céphée, roi d'Éthiopie, fut si vaine de sa beauté, qu'elle osa la préférer à celle des Néréides, dont ces nymphes irritées firent sortir de la mer un monstre, qui fit de si étranges ravages sur les terres de l'obéissance du Roi son mari, que les forces humaines ne pouvant donner aucun remède à des misères si grandes, on recourut à l'oracle de Jupiter Ammon. La réponse qu'en reçurent ces malheureux princes fut un commandement d'exposer à ce monstre Andromède, leur fille unique, pour en être dévorée. Il fallut exécuter ce triste arrêt; et cette illustre victime fut attachée à un rocher, où elle n'attendoit que la mort, lorsque Persée, fils de Jupiter et de Danaé, passant par hasard, jeta les yeux sur elle: il revenoit de la conquête glorieuse de la tête de Méduse, qu'il portoit sous son bouclier, et voloit au milieu de l'air au moyen des ailes qu'il avoit attachées aux deux pieds, de la façon qu'on nous peint Mercure. Ce fut d'elle-même qu'il apprit la cause de sa disgrâce; et l'amour que ses premiers regards lui donnèrent lui fit en même temps former le dessein de combattre ce monstre, pour conserver des jours qui lui étoient devenus si précieux. Avant que d'entrer au combat, il eut loisir de tirer parole de ses parents que les fruits en seroient pour lui, et reçut les effets de cette promesse sitôt qu'il eut tué le monstre. Le Roi et la Reine donnèrent avec grande joie leur fille à son libérateur; mais la magnificence des noces fut troublée par la violence que voulut faire Phinée, frère du Roi, et oncle de la Princesse, à qui elle avait été promise avant son malheur. Il se jeta dans le palais royal avec une troupe de gens armés; et Persée s'en défendit quelque temps sans autre secours [496] que celui de sa valeur et de quelques amis généreux; mais se voyant près de succomber sous le nombre [497], il se servit enfin de cette tête de Méduse, qu'il tira de sous [498] son bouclier; et l'exposant aux yeux de Phinée et des assassins qui le suivoient, cette fatale vue les convertit en autant de statues de pierre, qui servirent d'ornement au même palais qu'ils vouloient teindre du sang de ce héros [499]

Voilà comme Ovide raconte cette fable, où j'ai changé beaucoup de choses, tant par la liberté de l'art que par la nécessité des ordres du théâtre, et pour lui donner plus d'agrément.

En premier lieu, j'ai cru plus à propos de faire Cassiope vaine de la beauté de sa fille que de la sienne propre, d'autant qu'il est fort extraordinaire qu'une femme dont la fille est en âge d'être mariée ait encore d'assez beaux restes pour s'en vanter si hautement, et qu'il n'est pas vraisemblable que cet orgueil de Cassiope pour elle-même eût attendu si tard à éclater, vu que c'est dans la jeunesse que la beauté étant plus parfaite et le jugement moins formé, donnent plus de lieu à des vanités de cette nature, et non pas alors que cette même beauté commence d'être sur le retour, et que l'âge a mûri l'esprit de la personne qui s'en seroit enorgueillie en un autre temps.

Ensuite, j'ai supposé que l'oracle d'Ammon n'avoit pas condamné précisément Andromède à être dévorée par le monstre, mais qu'il avoit ordonné seulement qu'on lui exposât tous les mois une fille, qu'on tirât au sort pour voir celle qui lui devoit être livrée, et que cet ordre ayant déjà été exécuté cinq fois, on étoit au jour qu'il le falloit suivre pour la sixième.

J'ai introduit Persée comme un chevalier errant qui s'est arrêté depuis un mois dans la cour de Céphée, et non pas comme se rencontrant par hasard dans le temps qu'Andromède est attachée au rocher. Je lui ai donné de l'amour pour elle, qu'il n'ose découvrir, parce qu'il la voit promise à Phinée, mais qu'il nourrit toutefois d'un peu d'espoir, parce qu'il voit son mariage différé jusques à la fin des malheurs publics. Je l'ai fait plus généreux qu'il n'est dans Ovide, où il n'entreprend la délivrance de cette princesse qu'après que ses parents l'ont assuré qu'elle l'épouseroit sitôt qu'il l'auroit délivrée. J'ai changé aussi la qualité de Phinée, que j'ai fait seulement neveu du Roi, dont Ovide le nomme frère, le mariage de deux cousins me semblant plus supportable dans nos façons de vivre que celui de l'oncle et de la nièce, qui eût pu sembler un peu plus étrange à mes auditeurs.

Les peintres, qui cherchent à faire paroître leur art dans les nudités, ne manquent jamais à nous représenter [500] Andromède nue au pied du rocher où elle est attachée, quoique Ovide n'en parle point. Ils me pardonneront si je ne les ai pas suivis en cette invention, comme j'ai fait en celle du cheval Pégase, sur lequel ils montent Persée pour combattre le monstre, quoique Ovide ne lui donne que des ailes aux talons. Ce changement donne lieu à une machine toute extraordinaire et merveilleuse, et empêche que Persée ne soit pris pour Mercure; outre qu'ils ne le mettent pas en cet équipage sans fondement, vu que le même Ovide raconte que sitôt que Persée eut coupé la monstrueuse tête de Méduse, Pégase tout ailé sortit de cette Gorgone, et que Persée s'en put saisir dès lors pour faire ses courses par le milieu de l'air.

Nos globes célestes, où l'on marque pour constellations Céphée, Cassiope, Persée et Andromède, m'ont donné jour à les faire enlever tous quatre au ciel sur la fin de la pièce, pour y faire les noces de ces amants, comme si la terre n'en étoit pas digne [501].

Au reste, comme Ovide ne nomme point la ville où il fait arriver cette aventure [502], je ne me suis non plus enhardi à la nommer. Il dit pour toute chose que Céphée régnoit en Éthiopie, sans désigner sous quel climat [503]. La topographie moderne de ces contrées-là [504] n'est pas fort connue, et celle du temps de Céphée encore moins. Je me contenterai donc de vous dire qu'il falloit que Céphée régnât en quelque pays maritime, que sa ville capitale fût sur le bord de la mer, et que ses peuples fussent blancs, quoique Éthiopiens. Ce n'est pas que les Mores [505] les plus noirs n'ayent leurs beautés à leur mode; mais il n'est pas vraisemblable que Persée, qui étoit Grec, et né dans Argos [506], fût devenu amoureux d'Andromède, si elle eût été de leur teint. J'ai pour moi le consentement de tous les peintres et surtout l'autorité du grand Héliodore, qui ne fonde la blancheur de sa divine Chariclée que sur un tableau d'Andromède [507]. Ma scène sera donc, s'il vous plaît, dans la ville capitale de Céphée, proche de la mer; et pour le nom, vous le lui donnerez tel qu'il vous plaira [508].

Vous trouverez cet ordre gardé dans les changements de théâtre, que chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière, et du moins une machine volante, avec un concert de musique, que je n'ai employée [509] qu'à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s'attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourroient dire les acteurs, comme fait le combat de Persée contre le monstre; mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l'intelligence de la pièce, parce que communément les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu'y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auroient fait une grande obscurité dans le corps de l'ouvrage, si elles avoient eu à instruire l'auditeur de quelque chose d'important [510]. Il n'en va pas de même des machines, qui ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments [511] détachés; elles en font le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires, que vous n'en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l'édifice. J'ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poëme; mais aussi faut-il que j'avoue que le sieur Torrelli [512] s'est surmonté lui-même à en exécuter les desseins, et qu'il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos: de sorte que s'il m'est dû quelque gloire pour avoir introduit cette Vénus dans le premier acte, qui fait le nœud de cette tragédie par l'oracle ingénieux qu'elle prononce, il lui en est dû bien davantage pour l'avoir fait venir de si loin, et descendre au milieu de l'air dans cette magnifique étoile, avec tant d'art et de pompe qu'elle remplit tout le monde d'étonnement et d'admiration. Il en faut dire autant des autres que j'ai introduites, et dont il a inventé l'exécution, qui en a rendu le spectacle si merveilleux qu'il sera malaisé d'en faire un plus beau de cette nature. Pour moi, je confesse ingénument que, quelque effort d'imagination que j'aye fait depuis, je n'ai pu découvrir encore un sujet capable de tant d'ornements extérieurs, et où les machines pussent être distribuées avec tant de justesse; je n'en désespère pas toutefois, et peut-être que le temps en fera éclater quelqu'un assez brillant et assez heureux pour me faire dédire de ce que j'avance. En attendant, recevez celui-ci comme le plus achevé qui aye encore paru sur nos théâtres; et souffrez que la beauté de la représentation supplée au manque des beaux vers, que vous n'y trouverez pas en si grande quantité que dans Cinna ou dans Rodogune, parce que mon principal but ici a été de satisfaire la vue par l'éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l'esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions. Ce n'est pas que j'en aye fui ou négligé aucunes occasions; mais il s'en est rencontré si peu, que j'aime mieux avouer que cette pièce n'est que pour les yeux.

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