Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE IV.
DÉCORATION DU QUATRIÈME ACTE.
Les vagues fondent sous le théâtre; et ces hideuses masses de pierres dont elles battoient le pied font place à la magnificence [622] d'un palais royal. On ne le voit pas tout entier, on n'en voit que le vestibule, ou plutôt la grande salle [623], qui doit servir aux noces de Persée et d'Andromède. Deux rangs de colonnes de chaque côté, l'un de rondes, et l'autre de carrées, en font les ornements: elles sont enrichies de statues de marbre blanc d'une grandeur naturelle, et leurs bases, corniches [624], amortissements, étalent tout ce que peut la justesse de l'architecture. Le frontispice suit le même ordre; et par trois portes dont il est percé, il fait voir [625] trois allées de cyprès où l'œil s'enfonce à perte de vue [626].
SCÈNE PREMIÈRE.
ANDROMÈDE, PERSÉE, chœur de Nymphes, suite de Persée.
PERSÉE.
Que me permettez-vous, Madame, d'espérer?
Mon amour jusqu'à vous a-t-il lieu d'aspirer [627]?
Et puis-je, en cet illustre et charmante journée,
Prétendre jusqu'au cœur que possédoit Phinée? 1055
ANDROMÈDE.
Laissez-moi l'oublier, puisqu'on me donne à vous;
Et s'il l'a possédé, n'en soyez point jaloux [628].
Le choix du Roi l'y mit, le choix du Roi l'en chasse;
Ce même choix du Roi vous y donne sa place;
N'exigez rien de plus: je ne sais point haïr, 1060
Je ne sais point aimer, mais je sais obéir:
Je sais porter ce cœur à tout ce qu'on m'ordonne,
Il suit aveuglément la main qui vous le donne:
De sorte, grand héros, qu'après le choix du Roi,
Ce que vous demandez est plus à vous qu'à moi. 1065
PERSÉE.
Que je puisse abuser ainsi de sa puissance!
Hasarder vos plaisirs sur votre obéissance!
Et de libérateur de vos rares beautés
M'élever en tyran dessus vos volontés!
Princesse, mon bonheur vous auroit mal servie, 1070
S'il vous faisoit esclave en vous rendant la vie,
Et s'il n'avoit sauvé des jours si précieux [629]
Que pour les attacher sous un joug odieux.
C'est aux courages bas, c'est aux amants vulgaires,
A faire agir pour eux l'autorité des pères. 1075
Souffrez à mon amour des chemins différents.
J'ai vu parler pour moi les Dieux et vos parents;
Je sens que mon espoir s'enfle de leur suffrage;
Mais je n'en veux enfin tirer autre avantage
Que de pouvoir ici faire hommage à vos yeux [630] 1080
Du choix de vos parents et du vouloir des Dieux.
Ils vous donnent à moi, je vous rends à vous-même;
Et comme enfin c'est vous, et non pas moi, que j'aime [631],
J'aime mieux m'exposer à perdre un bien si doux,
Que de vous obtenir d'un autre que de vous. 1085
Je garde cet espoir et hasarde le reste,
Et me soit votre choix ou propice ou funeste,
Je bénirai l'arrêt qu'en feront vos desirs,
Si ma mort vous épargne un peu de déplaisirs.
Remplissez mon espoir ou trompez mon attente, 1090
Je mourrai sans regret, si vous vivez contente;
Et mon trépas n'aura que d'aimables moments,
S'il vous ôte un obstacle à vos contentements.
ANDROMÈDE.
C'est trop d'être vainqueur dans la même journée
Et de ma retenue et de ma destinée. 1095
Après que par le Roi vos vœux sont exaucés,
Vous parler d'obéir c'étoit vous dire assez;
Mais vous voulez douter, afin que je m'explique,
Et que votre victoire en devienne publique.
Sachez donc....
PERSÉE.
Non, Madame: où j'ai tant d'intérêt,
Ce n'est pas devant moi qu'il faut faire l'arrêt.
L'excès de vos bontés pourroit en ma présence
Faire à vos sentiments un peu de violence:
Ce bras vainqueur du monstre, et qui vous rend le jour,
Pourroit en ma faveur séduire votre amour; 1105
La pitié de mes maux pourroit même surprendre
Ce cœur trop généreux pour s'en vouloir défendre;
Et le moyen qu'un cœur ou séduit ou surpris
Fût juste en ses faveurs, ou juste en ses mépris?
De tout ce que j'ai fait ne voyez que ma flamme; 1110
De tout ce qu'on vous dit ne croyez que votre âme;
Ne me répondez point, et consultez-la bien;
Faites votre bonheur sans aucun soin du mien:
Je lui voudrois du mal s'il retranchoit du vôtre,
S'il vous pouvoit coûter un soupir pour quelque autre,
Et si quittant pour moi quelques destins meilleurs,
Votre devoir laissoit votre tendresse ailleurs.
Je vous le dis encor dans ma plus douce attente,
Je mourrai trop content si vous vivez contente,
Et si l'heur de ma vie ayant sauvé vos jours, 1120
La gloire de ma mort assure vos amours.
Adieu: je vais attendre ou triomphe ou supplice,
L'un comme effet de grâce, et l'autre de justice.
ANDROMÈDE.
A ces profonds respects qu'ici vous me rendez
Je ne réplique point; vous me le défendez; 1125
Mais quoique votre amour me condamne au silence,
Je vous dirai, Seigneur, malgré votre défense,
Qu'un héros tel que vous ne sauroit ignorer
Qu'ayant tout mérité, l'on doit tout espérer.
SCÈNE II.
ANDROMÈDE, chœur de Nymphes.
ANDROMÈDE.
Nymphes, l'auriez-vous cru, qu'en moins d'une journée
J'aimasse de la sorte un autre que Phinée?
Le Roi l'a commandé, mais de mon sentiment
Je m'offrois en secret à son commandement.
Ma flamme impatiente invoquoit sa puissance,
Et couroit au-devant de mon obéissance. 1135
Je fais plus: au seul nom de mon premier vainqueur,
L'amour à la colère abandonne mon cœur;
Et ce captif rebelle, ayant brisé sa chaîne,
Va jusques au dédain, s'il ne passe à la haine.
Que direz-vous d'un change et si prompt et si grand,
Qui dans ce même cœur moi-même me surprend?
AGLANTE.
Que pour faire un bonheur promis par tant d'oracles,
Cette grande journée est celle des miracles,
Et qu'il n'est pas aux Dieux besoin de plus d'effort
A changer votre cœur qu'à changer votre sort. 1145
Cet empire absolu qu'ils ont dessus nos âmes
Éteint comme il leur plaît et rallume nos flammes,
Et verse dans nos cœurs, pour se faire obéir,
Des principes secrets d'aimer et de haïr.
Nous en voyions [632] au vôtre en cette haute estime 1150
Que vous nous témoigniez pour ce bras magnanime;
Au défaut de l'amour que Phinée emportoit,
Il lui donnoit dès lors tout ce qui lui restoit;
Dès lors ces mêmes Dieux, dont l'ordre s'exécute,
Le penchoient du côté qu'ils préparoient sa chute, 1155
Et cette haute estime attendant ce beau jour
N'étoit qu'un beau degré pour monter à l'amour.
CÉPHALIE.
Un digne amour succède à cette haute estime:
Si je puis toutefois vous le dire sans crime,
C'est hasarder beaucoup que croire entièrement 1160
L'impétuosité d'un si prompt changement.
Comme pour vous Phinée eut toujours quelques charmes [633],
Peut-être il ne lui faut qu'un soupir et deux larmes
Pour dissiper un peu de cette avidité
Qui d'un si gros torrent suit la rapidité [634]. 1165
Deux amants que sépare une légère offense
Rentrent d'un seul coup d'œil en pleine intelligence [635].
Vous reverrez en lui ce qui le fit aimer,
Les mêmes qualités qu'il vous plut estimer....
ANDROMÈDE.
Et j'y verrai de plus cette âme lâche et basse 1170
Jusqu'à m'abandonner à toute ma disgrâce;
Cet ingrat trop aimé qui n'osa me sauver,
Qui me voyant périr, voulut se conserver,
Et crut s'être acquitté devant ce que nous sommes,
En querellant les Dieux et menaçant les hommes [636]. 1175
S'il eût.... Mais le voici: voyons si ses discours
Rompront de ce torrent ou grossiront le cours.
SCÈNE III.
ANDROMÈDE, PHINÉE, AMMON, chœur de Nymphes, suite de Phinée.
PHINÉE.
Sur un bruit qui m'étonne, et que je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,
Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord, 1180
Par un change honteux, de l'arrêt de ma mort.
Je ne suis point surpris que le Roi, que la Reine [637],
Suivent les mouvements d'une foiblesse humaine:
Tout ce qui me surprend, ce sont vos volontés.
On vous donne à Persée, et vous y consentez! 1185
Et toute votre foi demeure sans défense,
Alors que de mon bien on fait sa récompense!
ANDROMÈDE.
Oui, j'y consens, Phinée, et j'y dois consentir;
Et quel que soit ce bien qu'il a su garantir,
Sans vous faire injustice on en fait son salaire, 1190
Quand il a fait pour moi ce que vous deviez faire.
De quel front osez-vous me nommer votre bien [638],
Vous qu'on a vu tantôt n'y prétendre plus rien?
Quoi? vous consentirez qu'un monstre me dévore,
Et ce monstre étant mort je suis à vous encore! 1195
Quand je sors de péril vous revenez à moi!
Vous avez de l'amour, et je vous dois ma foi!
C'étoit de sa fureur qu'il me falloit défendre,
Si vous vouliez garder quelque droit d'y prétendre:
Ce demi-dieu n'a fait quoi que vous prétendiez, 1200
Que m'arracher au monstre à qui vous me cédiez.
Quittez donc cette vaine et téméraire idée;
Ne me demandez plus, quand vous m'avez cédée.
Ce doit être pour vous même chose aujourd'hui,
Ou de me voir au monstre, ou de me voir à lui. 1205
PHINÉE.
Qu'ai-je oublié pour vous de ce que j'ai pu faire?
N'ai-je pas des Dieux même attiré la colère?
Lorsque je vis Éole armé pour m'en punir,
Fut-il en mon pouvoir de vous mieux retenir?
N'eurent-ils pas besoin d'un éclat de tonnerre, 1210
Ses ministres ailés, pour me 1210 par terre?
Et voyant mes efforts avorter sans effets,
Quels pleurs n'ai-je versés, et quels vœux n'ai-je faits?
ANDROMÈDE.
Vous avez donc pour moi daigné verser des larmes,
Lorsque pour me défendre un autre a pris les armes!
Et dedans mon péril vos sentiments ingrats
S'amusoient à des vœux quand il falloit des bras!
PHINÉE.
Que pouvois-je de plus, ayant vu pour Nérée
De vingt amants armés la troupe dévorée?
Devois-je encor promettre un succès à ma main, 1220
Qu'on voyoit au-dessus de tout l'effort humain?
Devois-je me flatter de l'espoir d'un miracle?
ANDROMÈDE.
Vous deviez l'espérer sur la foi d'un oracle:
Le ciel l'avoit promis par un arrêt si doux!
Il l'a fait par un autre, et l'auroit fait par vous. 1225
Mais quand vous auriez cru votre perte assurée,
Du moins ces vingt amants dévorés pour Nérée
Vous laissoient un exemple et noble et glorieux,
Si vous n'eussiez pas craint de périr à mes yeux.
Ils voyoient de leur mort la même certitude; 1230
Mais avec plus d'amour et moins d'ingratitude,
Tous voulurent mourir pour leur objet mourant.
Que leur amour du vôtre étoit bien différent!
L'effort de leur courage a produit vos alarmes,
Vous a réduit aux vœux, vous a réduit aux larmes; 1235
Et quoique plus heureuse en un semblable sort,
Je voix d'un œil jaloux la gloire de sa mort.
Elle avoit vingt amants qui voulurent la suivre,
Et je n'en avois qu'un, qui m'a voulu survivre.
Encor ces vingt amants, qui vous ont alarmé, 1240
N'étoient pas tous aimés, et vous étiez aimé:
Ils n'avoient la plupart qu'une foible espérance,
Et vous aviez, Phinée, une entière assurance;
Vous possédiez mon cœur, vous possédiez ma foi;
N'étoit-ce point assez pour mourir avec moi? 1245
Pouviez-vous?...
PHINÉE.
Ah! de grâce, imputez-moi, Madame,
Les crimes les plus noirs dont soit capable une âme [639];
Mais ne soupçonnez point ce malheureux amant
De vous pouvoir jamais survivre un seul moment.
J'épargnois à mes yeux un funeste spectacle, 1250
Où mes bras impuissants n'avoient pu mettre obstacle,
Et tenois ma main prête à servir ma douleur
Au moindre et premier bruit qu'eût fait votre malheur.
ANDROMÈDE.
Et vos respects trouvoient une digne matière
A me laisser l'honneur de périr la première! 1255
Ah! c'étoit à mes yeux qu'il falloit y courir,
Si vous aviez pour moi cette ardeur de mourir.
Vous ne me deviez pas envier cette joie
De voir offrir au monstre une première proie;
Vous m'auriez de la mort adouci les horreurs [640], 1260
Vous m'auriez fait du monstre adorer les fureurs;
Et lui voyant ouvrir ce gouffre épouvantable,
Je l'aurois regardé comme un port favorable,
Comme un vivant sépulcre où mon cœur amoureux
Eût brûlé de rejoindre un amant généreux. 1265
J'aurois désavoué la valeur de Persée;
En me sauvant la vie il m'auroit offensée;
Et de ce même bras qu'il m'auroit conservé
Je vous immolerois ce qu'il m'auroit sauvé.
Ma mort auroit déjà couronné votre perte, 1270
Et la bonté du ciel ne l'auroit pas soufferte;
C'est à votre refus que les Dieux ont remis
En de plus dignes mains ce qu'ils m'avoient promis.
Mon cœur eût mieux aimé le tenir de la vôtre;
Mais je vis par un autre, et vivrai pour un autre. 1275
Vous n'avez aucun lieu d'en devenir jaloux [641],
Puisque sur ce rocher j'étois morte pour vous.
Qui pouvoit le souffrir peut me voir sans envie
Vivre pour un héros de qui je tiens la vie;
Et quand l'amour encor me parleroit pour lui, 1280
Je ne puis disposer des conquêtes d'autrui.
Adieu.
SCÈNE IV.
PHINÉE, AMMON, suite de Phinée.
PHINÉE.
Vous voulez donc que j'en fasse la mienne,
Cruelle, et [642] que ma foi de mon bras vous obtienne?
Eh bien! nous l'irons voir ce bienheureux vainqueur,
Qui triomphant d'un monstre, a dompté votre cœur.
C'étoit trop peu pour lui d'une seule victoire,
S'il n'eût dedans ce cœur triomphé de ma gloire!
Mais si sa main au monstre arrache un bien si cher,
La mienne à son bonheur saura bien l'arracher;
Et vainqueur de tous deux en une seule tête, 1290
De ce qui fut mon bien je ferai ma conquête.
La force me rendra ce que ne peut l'amour.
Allons-y, chers amis, et montrons dès ce jour [643]....
Seigneur, auparavant d'une âme plus remise
Daignez voir le succès d'une telle entreprise. 1295
Savez-vous que Persée est fils de Jupiter,
Et qu'ainsi vous avez le foudre à redouter?
PHINÉE.
Je sais que Danaé fut son indigne mère:
L'or qui plut dans son sein l'y forma d'adultère;
Mais le pur sang des rois n'est pas moins précieux 1300
Ni moins chéri du ciel que les crimes des Dieux.
AMMON.
Mais vous ne savez pas, Seigneur, que son épée
De l'horrible Méduse a la tête coupée,
Que sous son bouclier il la porte en tous lieux,
Et que c'est fait de vous, s'il en frappe vos yeux. 1305
PHINÉE.
On dit que ce prodige est pire qu'un tonnerre,
Qu'il ne faut que le voir pour n'être plus que pierre,
Et que naguère Atlas, qui ne s'en put cacher,
A cet aspect fatal devint un grand rocher [644].
Soit une vérité, soit un conte, n'importe; 1310
Si la valeur ne peut, que le nombre l'emporte.
Puisque Andromède enfin vouloit me voir périr,
Ou triompher d'un monstre afin de l'acquérir,
Que fière de se voir l'objet de tant d'oracles,
Elle veut que pour elle on fasse des miracles, 1315
Cette tête est un monstre aussi bien que celui
Dont cet heureux rival la délivre aujourd'hui;
Et nous aurons ainsi dans un seul adversaire
Et monstres à combattre, et miracles à faire.
Peut-être quelques Dieux prendront notre parti, 1320
Quoique de leur monarque il se dise sorti;
Et Junon pour le moins prendra notre querelle
Contre l'amour furtif d'un époux infidèle.
(Junon se fait voir dans un char superbe, tiré par deux paons, et si bien enrichi, qu'il paroît digne [645] de l'orgueil de la déesse qui s'y fait porter. Elle se promène au milieu de l'air, dont nos poëtes lui attribuent l'empire, et y fait plusieurs tours, tantôt à droite et tantôt à gauche, cependant [646] qu'elle assure Phinée de sa protection.)
SCÈNE V.
JUNON, dans son char, au milieu de l'air; PHINÉE, AMMON, suite de Phinée.
JUNON.
N'en doute point, Phinée, et cesse d'endurer.
PHINÉE.
Elle-même paroît pour nous en assurer. 1325
JUNON.
Je ne serai pas seule: ainsi que moi Neptune
S'intéresse en ton infortune;
Et déjà la noire Alecton,
Du fond des enfers déchaînée,
A, par les ordres de Pluton, 1330
De mille cœurs pour toi la fureur mutinée:
Fort de tant de seconds, ose, et sers mon courroux
Contre l'indigne sang de mon perfide époux [647].
PHINÉE.
Nous te suivons, Déesse; et dessous tes auspices
Nous franchirons sans peur les plus noirs précipices.
Que craindrons-nous, amis? nous avons dieux pour dieux,
Oracle pour oracle; et la faveur des cieux,
D'un contre-poids égal dessus nous balancée,
N'est pas entièrement du côté de Persée.
JUNON.
Je te le dis encore, ose, et sers mon courroux 1340
Contre l'indigne sang de mon perfide époux.
AMMON.
Sous tes commandements nous y courons, Déesse,
Le cœur plein d'espérance, et l'âme d'allégresse.
Allons, Seigneur, allons assembler vos amis;
Courons au grand succès qu'elle vous a promis: 1345
Aussi bien le Roi vient, il faut quitter la place,
De peur....
PHINÉE.
Non, demeurez pour voir ce qui se passe;
Et songez à m'en faire un fidèle rapport,
Tandis que je m'apprête à cet illustre effort [648].
SCÈNE VI.
CÉPHÉE, CASSIOPE, ANDROMÈDE, PERSÉE, AMMON, TIMANTE, CHŒUR DU PEUPLE.
TIMANTE.
Seigneur, le souvenir des plus âpres supplices, 1350
Quand un tel bien les suit, n'a jamais que délices.
Si d'un mal sans pareil nous nous vîmes surpris,
Nous bénissons le ciel d'un tel mal à ce prix;
Et voyant quel époux il donne à la Princesse,
La douleur s'en termine en ces chants d'allégresse. 1355
CHŒUR, chante [649].
Vivez, vivez, heureux amants,
Dans les douceurs que l'amour vous inspire;
Vivez heureux, et vivez si longtemps,
Qu'au bout d'un siècle entier on puisse encor vous dire:
«Vivez, heureux amants.» 1360
Que les plaisirs les plus charmants
Fassent les jours d'une si belle vie;
Qu'ils soient sans tache, et que tous leurs moments
Fassent redire même à la voix de l'envie:
«Vivez, heureux amants.» 1365
Que les peuples les plus puissants
Dans nos souhaits à pleins vœux nous secondent;
Qu'aux Dieux pour vous ils prodiguent l'encens,
Et des bouts de la terre à l'envi nous répondent:
«Vivez, heureux amants.» 1370
CÉPHÉE.
Allons, amis, allons dans ce comble de joie,
Rendre grâces au ciel de l'heur qu'il nous envoie.
Allons dedans le temple avecque mille vœux
De cet illustre hymen achever les beaux nœuds.
Allons sacrifier à Jupiter son père, 1375
Le prier de souffrir ce que nous pensons faire [650],
Et ne s'offenser pas que ce noble lien
Fasse un mélange heureux de son sang et du mien.
CASSIOPE.
Souffrez qu'auparavant par d'autres sacrifices
Nous nous rendions des eaux les déités propices. 1380
Neptune est irrité; les nymphes de la mer
Ont de nouveaux sujets encor de s'animer;
Et comme mon orgueil fit naître leur colère,
Par mes submissions je dois les satisfaire.
Sur leurs sables, témoins de tant de vanités, 1385
Je vais sacrifier à leurs divinités;
Et conduisant ma fille à ce même rivage,
De ces mêmes beautés leur rendre un plein hommage,
Joindre nos vœux au sang des taureaux immolés,
Puis nous vous rejoindrons au temple où vous allez.
PERSÉE.
Souffrez qu'en même temps de ma fière marâtre
Je tâche d'apaiser la haine opiniâtre;
Qu'un pareil sacrifice et de semblables vœux
Tirent d'elle l'aveu qui peut me rendre heureux [651].
Vous savez que Junon à ce lien préside, 1395
Que sans elle l'hymen marche d'un pied timide,
Et que sa jalousie aime à persécuter
Quiconque ainsi que moi sort de son Jupiter.
CÉPHÉE.
Je suis ravi de voir qu'au milieu de vos flammes
De si dignes respects règnent dessus vos âmes. 1400
Allez, j'immolerai pour vous à Jupiter,
Et je ne vois plus rien enfin à redouter.
Des dieux les moins bénins l'éternelle puissance
Ne veut de nous qu'amour et que reconnoissance;
Et jamais leur courroux ne montre de rigueurs 1405
Que n'abatte aussitôt l'abaissement des cœurs.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.