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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ACTE II


SCÈNE PREMIÈRE.

PRUSIAS, ARASPE.

PRUSIAS.

Revenir sans mon ordre, et se montrer ici! 365

ARASPE.

Sire [897], vous auriez tort d'en prendre aucun souci,

Et la haute vertu du prince Nicomède

Pour ce qu'on peut en craindre est un puissant remède [898];

Mais tout autre que lui devroit être suspect:

Un retour si soudain manque un peu de respect, 370

Et donne lieu d'entrer en quelque défiance

Des secrètes raisons de tant d'impatience.

PRUSIAS.

Je ne les vois que trop, et sa témérité

N'est qu'un pur attentat sur mon autorité:

Il n'en veut plus dépendre et croit que ses conquêtes 375

Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes;

Qu'il est lui seul sa règle, et que sans se trahir

Des héros tels que lui ne sauroient obéir [899].

ARASPE.

C'est d'ordinaire ainsi que ses pareils agissent:

A suivre leur devoir leurs hauts faits se ternissent; 380

Et ces grands cœurs, enflés du bruit de leurs combats,

Souverains dans l'armée et parmi leurs soldats,

Font du commandement une douce habitude,

Pour qui l'obéissance est un métier bien rude.

PRUSIAS.

Dis tout, Araspe: dis que le nom de sujet 385

Réduit toute leur gloire en un rang trop abjet;

Que bien que leur naissance au trône les destine,

Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s'en mutine;

Qu'un père garde trop un bien qui leur est dû,

Et qui perd de son prix étant trop attendu; 390

Qu'on voit naître de là mille sourdes pratiques

Dans le gros de son peuple et dans ses domestiques;

Et que si l'on ne va jusqu'à trancher le cours

De son règne ennuyeux et de ses tristes jours,

Du moins une insolente et fausse obéissance, 395

Lui laissant un vain titre, usurpe sa puissance.

ARASPE.

C'est ce que de tout autre il faudroit redouter,

Seigneur, et qu'en tout autre il faudroit arrêter [900];

Mais ce n'est pas pour vous un avis nécessaire:

Le Prince est vertueux, et vous êtes bon père. 400

PRUSIAS.

Si je n'étois bon père, il seroit criminel:

Il doit son innocence à l'amour paternel;

C'est lui seul qui l'excuse et qui le justifie,

Ou lui seul qui me trompe et qui me sacrifie,

Car je dois craindre enfin que sa haute vertu 405

Contre l'ambition n'ait en vain combattu,

Qu'il ne force en son cœur la nature à se taire.

Qui se lasse d'un roi peut se lasser d'un père;

Mille exemples sanglants nous peuvent l'enseigner:

Il n'est rien qui ne cède à l'ardeur de régner; 410

Et depuis qu'une fois elle nous inquiète,

La nature est aveugle, et la vertu muette.

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi;

Augmentant mon pouvoir, il me l'a tout ravi:

Il n'est plus mon sujet qu'autant qu'il le veut être; 415

Et qui me fait régner en effet est mon maître.

Pour paroître à mes yeux son mérite est trop grand:

On n'aime point à voir ceux à qui l'on doit tant.

Tout ce qu'il a fait parle au moment qu'il m'approche;

Et sa seule présence est un secret reproche: 420

Elle me dit toujours qu'il m'a fait trois fois roi;

Que je tiens plus de lui qu'il ne tiendra de moi;

Et que si je lui laisse un jour une couronne,

Ma tête en porte trois que sa valeur me donne.

J'en rougis dans mon âme; et ma confusion [901], 425

Qui renouvelle et croît à chaque occasion,

Sans cesse offre à mes yeux cette vue importune,

Que qui m'en donne trois peut bien m'en ôter une;

Qu'il n'a qu'à l'entreprendre, et peut tout ce qu'il veut.

Juge, Araspe, où j'en suis s'il veut tout ce qu'il peut.

ARASPE.

Pour tout autre que lui je sais comme s'explique

La règle de la vraie et saine politique.

Aussitôt qu'un sujet s'est rendu trop puissant,

Encor qu'il soit sans crime, il n'est pas innocent [902]:

On n'attend point alors qu'il s'ose tout permettre; 435

C'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre;

Et qui sait bien régner l'empêche prudemment

De mériter un juste et plus grand châtiment

Et prévient, par un ordre à tous deux salutaire,

Ou les maux qu'il prépare, ou ceux qu'il pourroit faire.

Mais, Seigneur, pour le Prince, il a trop de vertu;

Je vous l'ai déjà dit.

PRUSIAS.

Et m'en répondras tu?

Me seras-tu garant de ce qu'il pourra faire

Pour venger Annibal, ou pour perdre son frère?

Et le prends-tu pour homme à voir d'un œil égal 445

Et l'amour de son frère, et la mort d'Annibal?

Non, ne nous flattons point, il court à sa vengeance;

Il en a le prétexte, il en a la puissance;

Il est l'astre naissant qu'adorent mes États;

Il est le Dieu du peuple et celui des soldats. 450

Sûr de ceux-ci, sans doute il vient soulever l'autre,

Fondre avec son pouvoir sur le reste du nôtre;

Mais ce peu qui m'en reste, encor que languissant,

N'est pas peut-être encor tout à fait impuissant.

Je veux bien toutefois agir avec adresse, 455

Joindre beaucoup d'honneur à bien peu de rudesse,

Le chasser avec gloire, et mêler doucement

Le prix de son mérite à mon ressentiment;

Mais s'il ne m'obéit, ou s'il ose s'en plaindre,

Quoi qu'il ait fait pour moi, quoi que j'en voie à craindre [903],

Dussé-je voir par là tout l'État hasardé....

ARASPE.

Il vient.

SCÈNE II.

PRUSIAS, NICOMÈDE, ARASPE.

PRUSIAS.

Vous voilà, Prince! et qui vous a mandé?

NICOMÈDE.

La seule ambition de pouvoir en personne

Mettre à vos pieds, Seigneur, encore une couronne,

De jouir de l'honneur de vos embrassements, 465

Et d'être le témoin de vos contentements.

Après la Cappadoce heureusement unie [904]

Aux royaumes du Pont et de la Bithynie,

Je viens remercier et mon père et mon roi

D'avoir eu la bonté de s'y servir de moi, 470

D'avoir choisi mon bras pour une telle gloire,

Et fait tomber sur moi l'honneur de sa victoire [905].

PRUSIAS.

Vous pouviez vous passer de mes embrassements,

Me faire par écrit de tels remercîments;

Et vous ne deviez pas envelopper d'un crime 475

Ce que votre victoire ajoute à votre estime.

Abandonner mon camp en est un capital,

Inexcusable en tous, et plus au général;

Et tout autre que vous, malgré cette conquête,

Revenant sans mon ordre, eût payé de sa tête.480

J'ai failli, je l'avoue, et mon cœur imprudent

A trop cru les transports d'un desir trop ardent:

L'amour que j'ai pour vous a commis cette offense,

Lui seul à mon devoir fait cette violence.

Si le bien de vous voir m'étoit moins précieux,485

Je serois innocent, mais si loin de vos yeux,

Que j'aime mieux, Seigneur, en perdre un peu d'estime

Et qu'un bonheur si grand me coûte un petit crime,

Qui ne craindra jamais la plus sévère loi [906],

Si l'amour juge en vous ce qu'il a fait en moi.490

PRUSIAS.

La plus mauvaise excuse est assez pour un père,

Et sous le nom d'un fils toute faute est légère:

Je ne veux voir en vous que mon unique appui.

Recevez tout l'honneur qu'on vous doit aujourd'hui:

L'ambassadeur romain me demande audience; 495

Il verra ce qu'en vous je prends de confiance;

Vous l'écouterez, Prince, et répondrez pour moi.

Vous êtes aussi bien le véritable roi;

Je n'en suis plus que l'ombre, et l'âge ne m'en laisse

Qu'un vain titre d'honneur qu'on rend à ma vieillesse;

Je n'ai plus que deux jours peut-être à le garder:

L'intérêt de l'État vous doit seul regarder.

Prenez-en aujourd'hui la marque la plus haute;

Mais gardez-vous aussi d'oublier votre faute;

Et comme elle fait brèche au pouvoir souverain,505

Pour la bien réparer, retournez dès demain.

Remettez en éclat la puissance absolue:

Attendez-la de moi comme je l'ai reçue,

Inviolable, entière; et n'autorisez pas

De plus méchants que vous à la mettre plus bas.

Le peuple qui vous voit, la cour qui vous contemple,

Vous désobéiroient sur votre propre exemple:

Donnez-leur-en un autre, et montrez à leurs yeux

Que nos premiers sujets obéissent le mieux.

NICOMÈDE.

J'obéirai, Seigneur, et plus tôt qu'on ne pense; 515

Mais je demande un prix de mon obéissance.

La reine d'Arménie est due à ses États,

Et j'en vois les chemins ouverts par nos combats [907].

Il est temps qu'en son ciel cet astre aille reluire:

De grâce, accordez-moi l'honneur de l'y conduire.520

PRUSIAS.

Il n'appartient qu'à vous, et cet illustre emploi

Demande un roi lui-même, ou l'héritier d'un roi;

Mais pour la renvoyer jusqu'en son Arménie,

Vous savez qu'il y faut quelque cérémonie:

Tandis que je ferai préparer son départ, 525

Vous irez dans mon camp l'attendre de ma part.

NICOMÈDE.

Elle est prête à partir sans plus grand équipage.

PRUSIAS.

Je n'ai garde à son rang de faire un tel outrage [908].

Mais l'ambassadeur entre, il le faut écouter;

Puis nous verrons quel ordre on y doit apporter. 530

SCÈNE III.

PRUSIAS, NICOMÈDE, FLAMINIUS, ARASPE.

FLAMINIUS.

Sur le point de partir, Rome, Seigneur, me mande

Que je vous fasse encor pour elle une demande.

Elle a nourri vingt ans un prince votre fils;

Et vous pouvez juger les soins qu'elle en a pris

Par les hautes vertus et les illustres marques 535

Qui font briller en lui le sang de vos monarques.

Surtout il est instruit en l'art de bien régner:

C'est à vous de le croire, et de le témoigner.

Si vous faites état de cette nourriture,

Donnez ordre qu'il règne: elle vous en conjure; 540

Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait

Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.

Faites donc aujourd'hui que je lui puisse dire

Où vous lui destinez un souverain empire.

PRUSIAS.

Les soins qu'ont pris de lui le peuple et le sénat 545

Ne trouveront en moi jamais un père ingrat:

Je crois que pour régner il en a les mérites,

Et n'en veux point douter après ce que vous dites [909];

Mais vous voyez, Seigneur, le Prince son aîné,

Dont le bras généreux trois fois m'a couronné; 550

Il ne fait que sortir encor d'une victoire;

Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire:

Souffrez qu'il ait l'honneur de répondre pour moi.

NICOMÈDE.

Seigneur, c'est à vous seul de faire Attale roi.

PRUSIAS.

C'est votre intérêt seul que sa demande touche [910]. 555

NICOMÈDE.

Le vôtre toutefois m'ouvrira seul la bouche.

De quoi se mêle Rome, et d'où prend le sénat,

Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre État?

Vivez, régnez, Seigneur, jusqu'à la sépulture,

Et laissez faire après, ou Rome, ou la nature. 560

PRUSIAS.

Pour de pareils amis il faut se faire effort.

NICOMÈDE.

Qui partage vos biens aspire à votre mort [911];

Et de pareils amis, en bonne politique....

PRUSIAS.

Ah! ne me brouillez point avec la République:

Portez plus de respect à de tels alliés. 565

NICOMÈDE.

Je ne puis voir sous eux les rois humiliés;

Et quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,

Seigneur, je lui rendrois son présent avec joie.

S'il est si bien instruit en l'art de commander,

C'est un rare trésor qu'elle devroit garder, 570

Et conserver chez soi sa chère nourriture,

Ou pour le consulat, ou pour la dictature.

FLAMINIUS [912].

Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,

Vous voyez un effet des leçons d'Annibal;

Ce perfide ennemi de la grandeur romaine 575

N'en a mis en son cœur que mépris et que haine.

NICOMÈDE.

Non, mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,

D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.

On me croit son disciple, et je le tiens à gloire [913];

Et quand Flaminius attaque sa mémoire, 580

Il doit savoir qu'un jour il me fera raison

D'avoir réduit mon maître au secours du poison,

Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme

Commença par son père à triompher de Rome [914].

FLAMINIUS.

Ah! c'est trop m'outrager!

NICOMÈDE.

N'outragez plus les morts [915].

PRUSIAS.

Et vous, ne cherchez point à former de discords:

Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.

NICOMÈDE.

Eh bien! s'il est besoin de répondre autre chose,

Attale doit régner, Rome l'a résolu;

Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu, 590

C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.

Attale a le cœur grand, l'esprit grande, l'âme grande,

Et toutes les grandeurs dont se fait un grand roi [916];

Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.

Par quelque grand effet voyons s'il en est digne, 595

S'il a cette vertu, cette valeur insigne:

Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups;

Qu'il en fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous;

Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,

Et que de sa victoire il couronne sa tête. 600

Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,

S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.

L'exemple des Romains m'autorise à le faire:

Le fameux Scipion le fut bien de son frère;

Et lorsqu'Antiochus fut par eux détrôné, 605

Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.

Les bords de l'Hellespont, ceux de la mer Égée,

Les restes de l'Asie à nos côtes rangée,

Offrent une matière à son ambition....

FLAMINIUS.

Rome prend tout ce reste en sa protection;610

Et vous n'y pouvez plus étendre vos conquêtes,

Sans attirer sur vous d'effroyables tempêtes.

NICOMÈDE.

J'ignore sur ce point les volontés du Roi;

Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi,

En nous verrons alors l'effet de ces menaces.615

Vous pouvez cependant faire munir ces places,

Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,

Disposer de bonne heure un secours de Romains;

Et si Flaminius en est le capitaine,

Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène. 620

PRUSIAS.

Prince, vous abusez trop tôt de ma bonté [917]:

Le rang d'ambassadeur doit être respecté;

Et l'honneur souverain qu'ici je vous défère....

NICOMÈDE.

Ou laissez-moi parler, Sire, ou faites-moi taire [918].

Je ne sais pas répondre autrement pour un roi 625

A qui dessus son trône on veut faire la loi.

PRUSIAS.

Vous m'offensez moi-même en parlant de la sorte [919],

Et vous devez dompter l'ardeur qui vous emporte.

NICOMÈDE.

Quoi? je verrai, Seigneur, qu'on borne vos États,

Qu'au milieu de ma course on m'arrête le bras, 630

Que de vous menacer on a même l'audace,

Et je ne rendrai point menace pour menace!

Et je remercierai qui me dit hautement

Qu'il ne m'est plus permis de vaincre impunément!

PRUSIAS, à Flaminius.

Seigneur, vous pardonnez aux chaleurs de son âge;635

Le temps et la raison pourront le rendre sage.

NICOMÈDE.

La raison et le temps m'ouvrent assez les yeux,

Et l'âge ne fera que me les ouvrir mieux.

Si j'avois jusqu'ici vécu comme ce frère,

Avec une vertu qui fût imaginaire 640

(Car je l'appelle ainsi quand elle est sans effets;

Et l'admiration de tant d'hommes parfaits

Dont il a vu dans Rome éclater le mérite,

N'est pas grande vertu si l'on ne les imite);

Si j'avois donc vécu dans ce même repos 645

Qu'il a vécu dans Rome auprès de ses héros,

Elle me laisseroit la Bithynie entière,

Telle que de tout temps l'aîné la tient d'un père,

Et s'empresseroit moins à le [920] faire régner,

Si vos armes sous moi n'avoient su rien gagner. 650

Mais parce qu'elle voit avec la Bithynie

Par trois sceptres conquis trop de puissance unie,

Il faut la diviser; et dans ce beau projet [921],

Ce prince est trop bien né pour vivre mon sujet!

Puisqu'il peut la servir à me faire descendre,655

Il a plus de vertu que n'en eut Alexandre;

Et je lui dois quitter, pour le mettre en mon rang,

Le bien de mes aïeux, ou le prix de mon sang.

Grâces aux immortels, l'effort de mon courage

Et ma grandeur future ont mis Rome en ombrage:660

Vous pouvez l'en guérir, Seigneur, et promptement;

Mais n'exigez d'un fils aucun consentement:

Le maître qui prit soin d'instruire ma jeunesse

Ne m'a jamais appris à faire une bassesse.

FLAMINIUS.

A ce que je puis voir, vous avez combattu,665

Prince, par intérêt, plutôt que par vertu.

Les plus rares exploits que vous ayez pu faire

N'ont jeté qu'un dépôt sur la tête d'un père:

Il n'est que gardien de leur illustre prix [922],

Et ce n'est que pour vous que vous avez conquis, 670

Puisque cette grandeur à son trône attachée

Sur nul autre que vous ne peut être épanchée.

Certes, je vous croyois un peu plus généreux:

Quand les Romains le sont, ils ne font rien pour eux.

Scipion, dont tantôt vous vantiez le courage, 675

Ne vouloit point régner sur les murs de Carthage;

Et de tout ce qu'il fit pour l'empire romain

Il n'en eut que la gloire et le nom d'Africain.

Mais on ne voit qu'à Rome une vertu si pure:

Le reste de la terre est d'une autre nature. 680

Quant aux raisons d'État qui vous font concevoir

Que nous craignons en vous l'union du pouvoir,

Si vous en consultiez des têtes bien sensées,

Elles vous déferoient de ces belles pensées:

Par respect pour le Roi je ne dis rien de plus [923]. 685

Prenez quelque loisir de rêver là-dessus;

Laissez moins de fumée à vos feux militaires,

Et vous pourrez avoir des visions plus claires.

NICOMÈDE.

Le temps pourra donner quelque décision

Si la pensée est belle, ou si c'est vision. 690

Cependant....

FLAMINIUS.

Cependant, si vous trouvez des charmes

A pousser plus avant la gloire de vos armes,

Nous ne la bornons point; mais comme il est permis

Contre qui que ce soit de servir ses amis,

Si vous ne le savez, je veux bien vous l'apprendre, 695

Et vous en donne avis pour ne vous pas surprendre [924].

Au reste, soyez sûr que vous posséderez

Tout ce qu'en votre cœur déjà vous dévorez:

Le Pont sera pour vous avec la Galatie,

Avec la Cappadoce, avec la Bithynie. 700

Ce bien de vos aïeux, ces prix de votre sang,

Ne mettront point Attale en votre illustre rang;

Et puisque leur partage est pour vous un supplice,

Rome n'a pas dessein de vous faire injustice.

Ce prince régnera sans rien prendre sur vous. 705

(A Prusias.)

La reine d'Arménie a besoin d'un époux,

Seigneur; l'occasion ne peut être plus belle:

Elle vit sous vos lois, et vous disposez d'elle.

NICOMÈDE.

Voilà le vrai secret de faire Attale roi,

Comme vous l'avez dit, sans rien prendre sur moi. 710

La pièce est délicate, et ceux qui l'ont tissue

A de si longs détours font une digne issue.

Je n'y réponds qu'un mot, étant sans intérêt.

Traitez cette princesse en reine comme elle est:

Ne touchez point en elle aux droits du diadème [925], 715

Ou pour les maintenir je périrai moi-même.

Je vous en donne avis, et que jamais les rois,

Pour vivre en nos États, ne vivent sous nos lois;

Qu'elle seule en ces lieux d'elle-même dispose.

PRUSIAS.

N'avez-vous, Nicomède, à lui dire autre chose? 720

NICOMÈDE.

Non, Seigneur, si ce n'est que la Reine, après tout,

Sachant ce que je puis, me pousse trop à bout.

PRUSIAS.

Contre elle, dans ma cour, que peut votre insolence?

NICOMÈDE.

Rien du tout, que garder ou rompre le silence.

Une seconde fois avisez, s'il vous plaît, 725

A traiter Laodice en reine comme elle est:

C'est moi qui vous en prie.

SCÈNE IV.

PRUSIAS, FLAMINIUS, ARASPE.

FLAMINIUS.

Eh quoi! toujours obstacle?

PRUSIAS.

De la part d'un amant ce n'est pas grand miracle.

Cet orgueilleux esprit, enflé de ses succès [926],

Pense bien de son cœur nous empêcher l'accès; 730

Mais il faut que chacun suive sa destinée.

L'amour entre les rois ne fait pas l'hyménée,

Et les raisons d'État, plus fortes que ses nœuds,

Trouvent bien les moyens d'en éteindre les feux.

FLAMINIUS.

Comme elle a de l'amour, elle aura du caprice. 735

PRUSIAS.

Non, non: je vous réponds, Seigneur, de Laodice;

Mais enfin elle est reine, et cette qualité

Semble exiger de nous quelque civilité [927].

J'ai sur elle après tout une puissance entière;

Mais j'aime à la cacher sous le nom de prière. 740

Rendons-lui donc visite, et comme ambassadeur,

Proposez cet hymen vous-même à sa grandeur.

Je seconderai Rome, et veux vous introduire.

Puisqu'elle est en nos mains, l'amour ne vous peut nuire [928].

Allons de sa réponse à votre compliment 745

Prendre l'occasion de parler hautement.

FIN DU SECOND ACTE.

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