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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE

PRUSIAS, ARSINOÉ [950], ARASPE.

PRUSIAS.

Faites venir le Prince, Araspe.

(Araspe rentre.)

Et vous, Madame,

Retenez des soupirs dont vous me percez l'âme.

Quel besoin d'accabler mon cœur de vos douleurs, 1125

Quand vous y pouvez tout sans le secours des pleurs?

Quel besoin que ces pleurs prennent votre défense?

Douté-je de son crime ou de votre innocence?

Et reconnoissez-vous que tout ce qu'il m'a dit

Par quelque impression ébranle mon esprit? 1130

ARSINOÉ.

Ah! Seigneur, est-il rien qui répare l'injure

Que fait à l'innocence un moment d'imposture?

Et peut-on voir mensonge assez tôt avorté

Pour rendre à la vertu toute sa pureté?

Il en reste toujours quelque indigne mémoire 1135

Qui porte une souillure à la plus haute gloire.

Combien, en votre cour est-il de médisants?

Combien le Prince a-t-il d'aveugles partisans,

Qui sachant une fois qu'on m'a calomniée,

Croiront que votre amour m'a seul justifiée? 1140

Et si la moindre tache en demeure à mon nom [951],

Si le moindre du peuple en conserve un soupçon,

Suis-je digne de vous, et de telles alarmes

Touchent-elles trop peu pour mériter mes larmes?

PRUSIAS.

Ah! c'est trop de scrupule, et trop mal présumer 1145

D'un mari qui vous aime et qui vous doit aimer.

La gloire est plus solide après la calomnie,

Et brille d'autant mieux qu'elle s'en vit ternie.

Mais voici Nicomède, et je veux qu'aujourd'hui....

SCÈNE II.

PRUSIAS, ARSINOÉ, NICOMÈDE, ARASPE, GARDES,

ARSINOÉ.

Grâce, grâce, Seigneur, à notre unique appui!1150

Grâce à tant de lauriers en sa main si fertiles!

Grâce à ce conquérant, à ce preneur de villes!

Grâce....

NICOMÈDE.

De quoi, Madame? est-ce d'avoir conquis

Trois sceptres, que ma perte expose à votre fils?

D'avoir porté si loin vos armes dans l'Asie,1155

Que même votre Rome en a pris jalousie?

D'avoir trop soutenu la majesté des rois?

Trop rempli [952] votre cour du bruit de mes exploits?

Trop du grand Annibal pratiqué les maximes?

S'il faut grâce pour moi, choisissez de mes crimes: 1160

Les voilà tous, Madame; et si vous y joignez

D'avoir cru des méchants par quelque autre gagnés,

D'avoir une âme ouverte, une franchise entière,

Qui dans leur artifice a manqué de lumière,

C'est gloire et non pas crime à qui ne voit le jour 1165

Qu'au milieu d'une armée et loin de votre cour,

Qui n'a que la vertu de son intelligence [953],

Et vivant sans remords marche sans défiance.

ARSINOÉ.

Je m'en dédis, Seigneur: il n'est point criminel.

S'il m'a voulu noircir d'un opprobre éternel, 1170

Il n'a fait qu'obéir à la haine ordinaire

Qu'imprime à ses pareils le nom de belle-mère.

De cette aversion son cœur préoccupé

M'impute tous les traits dont il se sent frappé.

Que son maître Annibal, malgré la foi publique, 1175

S'abandonne aux fureurs d'une terreur panique;

Que ce vieillard confie et gloire et liberté

Plutôt au désespoir qu'à l'hospitalité:

Ces terreurs, ces fureurs sont de mon artifice.

Quelque appas [954] que lui-même il trouve en Laodice,1180

C'est moi qui fais qu'Attale a des yeux comme lui;

C'est moi qui force Rome à lui servir d'appui;

De cette seule main part tout ce qui le blesse;

Et pour venger ce maître et sauver sa maîtresse,

S'il a tâché, Seigneur, de m'éloigner de vous,1185

Tout est trop excusable en un amant jaloux.

Ce foible et vain effort ne touche point mon âme.

Je sais que tout mon crime est d'être votre femme;

Que ce nom seul l'oblige à me persécuter;

Car enfin, hors de là, que peut-il m'imputer? 1190

Ma voix, depuis dix ans qu'il commande une armée,

A-t-elle refusé d'enfler sa renommée?

Et lorsqu'il l'a fallu puissamment secourir,

Que la moindre longueur l'auroit laissé périr,

Quel autre a mieux pressé les secours nécessaires? 1195

Qui l'a mieux dégagé de ses destins contraires?

A-t-il eu près de vous un plus soigneux agent

Pour hâter les renforts et d'hommes et d'argent?

Vous le savez, Seigneur, et pour reconnoissance,

Après l'avoir servi de toute ma puissance, 1200

Je vois qu'il a voulu me perdre auprès de vous;

Mais tout est excusable en un amant jaloux:

Je vous l'ai déjà dit.

PRUSIAS.

Ingrat! que peux-tu dire?

NICOMÈDE.

Que la Reine a pour moi des bontés que j'admire.

Je ne vous dirai point que ces puissants secours 1205

Dont elle a conservé mon honneur et mes jours,

Et qu'avec tant de pompe à vos yeux elle étale,

Travailloient par ma main à la grandeur d'Attale;

Que par mon propre bras elle amassoit pour lui,

Et préparoit dès lors ce qu'on voit aujourd'hui: 1210

Par quelques sentiments qu'elle aye été poussée,

J'en laisse le ciel juge, il connoît sa pensée;

Il sait pour mon salut comme elle a fait des vœux;

Il lui rendra justice, et peut-être à tous deux.

Cependant, puisqu'enfin l'apparence est si belle, 1215

Elle a parlé pour moi, je dois parler pour elle,

Et pour son intérêt vous faire souvenir

Que vous laissez longtemps deux méchants à punir.

Envoyez Métrobate et Zénon au supplice.

Sa gloire attend de vous ce digne [955] sacrifice: 1220

Tous deux l'ont accusée; et s'ils s'en sont dédits

Pour la faire innocente et charger votre fils,

Ils n'ont rien fait pour eux, et leur mort est trop juste

Après s'être joués d'une personne auguste.

L'offense une fois faite à ceux de notre rang 1225

Ne se répare point que par des flots de sang:

On n'en fut jamais quitte ainsi pour s'en dédire.

Il faut sous les tourments que l'imposture expire;

Ou vous exposeriez tout votre sang royal

A la légèreté d'un esprit déloyal. 1230

L'exemple est dangereux et hasarde nos vies,

S'il met en sûreté de telles calomnies.

ARSINOÉ.

Quoi? Seigneur, les punir de la sincérité

Qui soudain, dans leur bouche a mis la vérité,

Qui vous a contre moi sa fourbe découverte, 1235

Qui vous rend votre femme et m'arrache à ma perte,

Qui vous a retenu d'en prononcer l'arrêt,

Et couvrir tout cela de mon seul intérêt!

C'est être trop adroit, Prince, et trop bien l'entendre.

PRUSIAS.

Laisse là Métrobate, et songe à te défendre: 1240

Purge-toi d'un forfait si honteux et si bas.

NICOMÈDE.

M'en purger! moi, Seigneur! vous ne le croyez pas [956]!

Vous ne savez que trop qu'un homme de ma sorte,

Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte;

Qu'il lui faut un grand crime à tenter son devoir, 1245

Où sa gloire se sauve à l'ombre du pouvoir [957].

Soulever votre peuple, et jeter votre armée

Dedans les intérêts d'une reine opprimée;

Venir, le bras levé, la tirer de vos mains,

Malgré l'amour d'Attale et l'effort des Romains, 1250

Et fondre en vos pays contre leur tyrannie

Avec tous vos soldats et toute l'Arménie,

C'est ce que pourroit faire un homme tel que moi,

S'il pouvoit se résoudre à vous manquer de foi.

La fourbe n'est le jeu que des petites âmes, 1255

Et c'est là proprement le partage des femmes.

Punissez donc, Seigneur, Métrobate et Zénon;

Pour la Reine ou pour moi, faites-vous-en raison.

A ce dernier moment la conscience presse;

Pour rendre compte aux Dieux tout respect humain cesse;

Et ces esprits légers, approchant des abois,

Pourroient bien se dédire une seconde fois.

ARSINOÉ.

Seigneur....

NICOMÈDE.

Parlez, Madame, et dites quelle cause

A leur juste supplice obstinément s'oppose;

Ou laissez-nous penser qu'aux portes du trépas 1265

Ils auroient des remords qui ne vous plairoient pas.

ARSINOÉ.

Vous voyez à quel point sa haine m'est cruelle:

Quand je le justifie, il me fait criminelle;

Mais sans doute, Seigneur, ma présence l'aigrit,

Et mon éloignement remettra son esprit; 1270

Il rendra quelque calme à son cœur magnanime,

Et lui pourra sans doute épargner plus d'un crime.

Je ne demande point que par compassion

Vous assuriez un sceptre à ma protection,

Ni que pour garantir la personne d'Attale, 1275

Vous partagiez entre eux la puissance royale;

Si vos amis de Rome en ont pris quelque soin,

C'étoit sans mon aveu, je n'en ai pas besoin.

Je n'aime point si mal que de ne vous pas suivre,

Sitôt qu'entre mes bras vous cesserez de vivre;1280

Et sur votre tombeau mes premières douleurs

Verseront tout ensemble et mon sang et mes pleurs.

PRUSIAS.

Ah! Madame.

ARSINOÉ.

Oui, Seigneur, cette heure infortunée

Par vos [958] derniers soupirs clora ma destinée;

Et puisque ainsi jamais il ne sera mon roi, 1285

Qu'ai-je à craindre de lui? que peut-il contre moi?

Tout ce que je demande en faveur de ce gage,

De ce fils qui déjà lui donne tant d'ombrage,

C'est que chez les Romains il retourne achever

Des jours que dans leur sein vous fîtes élever;1290

Qu'il retourne y traîner, sans péril et sans gloire,

De votre amour pour moi l'impuissante mémoire.

Ce grand prince vous sert, et vous servira mieux

Quand il n'aura plus rien qui lui blesse les yeux;

Et n'appréhendez point Rome ni sa vengeance; 1295

Contre tout son pouvoir il a trop de vaillance:

Il sait tous les secrets du fameux Annibal,

De ce héros à Rome en tous lieux si fatal,

Que l'Asie et l'Afrique admirent l'avantage

Qu'en tire Antiochus, et qu'en reçut Carthage. 1300

Je me retire donc, afin qu'en liberté

Les tendresses du sang pressent votre bonté;

Et je ne veux plus voir ni qu'en votre présence

Un prince que j'estime indignement m'offense,

Ni que je sois forcée à vous mettre en courroux 1305

Contre un fils si vaillant et si digne de vous.

SCÈNE III.

PRUSIAS, NICOMÈDE, ARASPE [959].

PRUSIAS.

Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.

Quoi qu'on t'ose imputer, je ne te crois point lâche;

Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint,

Et tâchons d'assurer la Reine, qui te craint. 1310

J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle;

Et je ne veux pas voir cette haine éternelle,

Ni que des sentiments que j'aime à voir durer

Ne règnent dans mon cœur que pour le déchirer.

J'y veux mettre d'accord l'amour et la nature, 1315

Être père et mari dans cette conjoncture....

NICOMÈDE.

Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi?

Ne soyez l'un ni l'autre.

PRUSIAS.

Et que dois-je être?

NICOMÈDE.

Roi.

Reprenez hautement ce noble caractère.

Un véritable roi n'est ni mari ni père; 1320

Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez;

Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.

Malgré cette puissance et si vaste et si grande [960],

Vous pouvez déjà voir comme elle m'appréhende,

Combien en me perdant elle espère gagner, 1325

Parce qu'elle prévoit que je saurai régner.

PRUSIAS.

Je règne donc, ingrat! puisque tu me l'ordonnes:

Choisis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes.

Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi:

Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi. 1330

NICOMÈDE.

Si vous étiez aussi le roi de Laodice,

Pour l'offrir à mon choix avec quelque justice,

Je vous demanderois le loisir d'y penser;

Mais enfin pour vous plaire, et ne pas l'offenser,

J'obéirai, Seigneur, sans répliques frivoles, 1335

A vos intentions, et non à vos paroles.

A ce frère si cher transportez tous mes droits,

Et laissez Laodice en liberté du choix.

Voilà quel est le mien.

PRUSIAS.

Quelle bassesse d'âme,

Quelle fureur t'aveugle en faveur d'une femme [961]? 1340

Tu la préfères, lâche! à ces prix glorieux

Que ta valeur unit au bien de tes aïeux!

Après cette infamie es-tu digne de vivre?

NICOMÈDE.

Je crois que votre exemple est glorieux à suivre:

Ne préférez-vous pas une femme à ce fils 1345

Par qui tous ces États aux vôtres sont unis?

PRUSIAS.

Me vois-tu renoncer pour elle au diadème?

NICOMÈDE.

Me voyez-vous pour l'autre y renoncer moi-même?

Que cédé-je à mon frère en cédant vos États?

Ai-je droit d'y prétendre avant votre trépas? 1350

Pardonnez-moi ce mot, il est fâcheux à dire,

Mais un monarque enfin comme un autre homme expire;

Et vos peuples alors, ayant besoin d'un roi,

Voudront choisir peut-être entre ce prince et moi.

Seigneur, nous n'avons pas si grande ressemblance,

Qu'il faille de bons yeux pour y voir différence;

Et ce vieux droit d'aînesse est souvent si puissant,

Que pour remplir un trône il rappelle un absent.

Que si leurs sentiments se règlent sur les vôtres,

Sous le joug de vos lois j'en ai bien rangé d'autres; 1360

Et dussent vos Romains en être encor jaloux,

Je ferai bien pour moi ce que j'ai fait pour vous.

PRUSIAS.

J'y donnerai bon ordre.

NICOMÈDE.

Oui, si leur artifice

De votre sang par vous se fait un sacrifice;

Autrement vos États à ce prince livrés 1365

Ne seront en ses mains qu'autant que vous vivrez.

Ce n'est point en secret que je vous le déclare;

Je le dis à lui-même, afin qu'il s'y prépare:

Le voilà qui m'entend.

PRUSIAS.

Va, sans verser mon sang,

Je saurai bien, ingrat! l'assurer en ce rang; 1370

Et demain....

SCÈNE IV.

PRUSIAS, NICOMÈDE, ATTALE, FLAMINIUS, ARASPE, GARDES.

FLAMINIUS.

Si pour moi vous êtes en colère,

Seigneur, je n'ai reçu qu'une offense légère:

Le sénat en effet pourra s'en indigner;

Mais j'ai quelques amis qui sauront le gagner [962].

PRUSIAS.

Je lui ferai raison; et dès demain Attale 1375

Recevra de ma main la puissance royale:

Je le fais roi de Pont, et mon seul héritier [963];

Et quant à ce rebelle, à ce courage fier,

Rome entre vous et lui jugera de l'outrage;

Je veux qu'au lieu d'Attale il lui serve d'otage; 1380

Et pour l'y mieux conduire, il vous sera donné,

Sitôt qu'il aura vu son frère couronné.

NICOMÈDE.

Vous m'envoirez à Rome!

PRUSIAS.

On t'y fera justice.

Va, va lui demander ta chère Laodice.

NICOMÈDE.

J'irai, j'irai, Seigneur, vous le voulez ainsi;1385

Et j'y serai plus roi que vous n'êtes ici.

FLAMINIUS.

Rome sait vos hauts faits, et déjà vous adore.

NICOMÈDE.

Tout beau, Flaminius! je n'y suis pas encore:

La route en est mal sûre, à tout considérer [964],

Et qui m'y conduira pourra bien s'égarer. 1390

PRUSIAS.

Qu'on le ramène, Araspe, et redoublez sa garde.

Toi, rends grâces à Rome, et sans cesse regarde

Que comme son pouvoir est la source du tien,

En perdant son appui tu ne seras plus rien.

Vous, Seigneur, excusez si, me trouvant en peine [965]

De quelques déplaisirs que m'a fait voir la Reine,

Je vais l'en consoler, et vous laisse avec lui.

Attale, encore un coup, rends grâce à ton appui.

SCÈNE V.

FLAMINIUS, ATTALE.

ATTALE.

Seigneur, que vous dirai-je après des avantages [966]

Qui sont même trop grands pour les plus grands courages!

Vous n'avez point de borne, et votre affection

Passe votre promesse et mon ambition.

Je l'avouerai pourtant, le trône de mon père

Ne fait pas le bonheur que plus je considère:

Ce qui touche mon cœur, ce qui charme mes sens, 1405

C'est Laodice acquise à mes vœux innocents.

La qualité de roi qui me rend digne d'elle....

FLAMINIUS.

Ne rendra pas son cœur à vos vœux moins rebelle.

ATTALE.

Seigneur, l'occasion fait un cœur différent:

D'ailleurs, c'est l'ordre exprès de son père mourant;

Et par son propre aveu la reine d'Arménie

Est due à l'héritier du roi de Bithynie.

FLAMINIUS.

Ce n'est pas loi pour elle; et reine comme elle est,

Cet ordre, à bien parler, n'est que ce qu'il lui plaît [967].

Aimeroit-elle en vous l'éclat d'un diadème [968] 1415

Qu'on vous donne aux dépens d'un grand prince qu'elle aime?

En vous qui la privez d'un si cher protecteur?

En vous qui de sa chute êtes l'unique auteur?

ATTALE.

Ce prince hors d'ici, Seigneur, que fera-t-elle?

Qui contre Rome et nous soutiendra sa querelle? 1420

Car j'ose me promettre encor votre secours.

FLAMINIUS.

Les choses quelquefois prennent un autre cours;

Pour ne vous point flatter, je n'en veux pas répondre.

ATTALE.

Ce seroit bien, Seigneur, de tout point me confondre,

Et je serois moins roi qu'un objet de pitié, 1425

Si le bandeau royal m'ôtoit votre amitié.

Mais je m'alarme trop, et Rome est plus égale:

N'en avez-vous pas l'ordre?

FLAMINIUS.

Oui, pour le prince Attale,

Pour un homme en son sein nourri dès le berceau;

Mais pour le roi de Pont il faut ordre nouveau [969]. 1430

ATTALE.

Il faut ordre nouveau! Quoi? se pourroit-il faire [970]

Qu'à l'œuvre de ses mains Rome devînt contraire?

Que ma grandeur naissante y fît quelques jaloux?

FLAMINIUS.

Que présumez-vous, Prince? et que me dites-vous?

ATTALE.

Vous-même dites-moi comme il faut que j'explique 1435

Cette inégalité de votre république.

FLAMINIUS.

Je vais vous l'expliquer, et veux bien vous guérir

D'une erreur dangereuse où vous semblez courir.

Rome, qui vous servoit auprès de Laodice,

Pour vous donner son trône eût fait une injustice: 1440

Son amitié pour vous lui faisoit cette loi;

Mais par d'autres moyens elle vous a fait roi;

Et le soin de sa gloire à présent la dispense

De se porter pour vous à cette violence.

Laissez donc cette reine en pleine liberté, 1445

Et tournez vos desirs de quelque autre côté.

Rome de votre hymen prendra soin elle-même.

ATTALE.

Mais s'il arrive enfin que Laodice m'aime?

FLAMINIUS.

Ce seroit mettre encor Rome dans le hasard

Que l'on crût artifice ou force de sa part: 1450

Cet hymen jetteroit une ombre sur sa gloire.

Prince, n'y pensez plus, si vous m'en pouvez croire;

Ou si de mes conseils vous faites peu d'état,

N'y pensez plus du moins sans l'aveu du sénat.

ATTALE.

A voir quelle froideur à tant d'amour succède,

Rome ne m'aime pas: elle hait Nicomède;

Et lorsqu'à mes desirs elle a feint d'applaudir,

Elle a voulu le perdre et non pas m'agrandir.

FLAMINIUS.

Pour ne vous faire pas de réponse trop rude [971]

Sur ce beau coup d'essai de votre ingratitude, 1460

Suivez votre caprice, offensez vos amis:

Vous êtes souverain, et tout vous est permis;

Mais puisqu'enfin ce jour vous doit faire connoître

Que Rome vous a fait ce que vous allez être,

Que perdant son appui vous ne serez plus rien, 1465

Que le Roi vous l'a dit, souvenez-vous-en bien.

SCÈNE VI.

ATTALE.

Attale, étoit-ce ainsi que régnoient tes ancêtres?

Veux-tu le nom de roi pour avoir tant de maîtres?

Ah! ce titre à ce prix déjà m'est importun:

S'il nous en faut avoir, du moins n'en ayons qu'un. 1470

Le ciel nous l'a donné trop grand, trop magnanime,

Pour souffrir qu'aux Romains il serve de victime.

Montrons-leur hautement que nous avons des yeux,

Et d'un si rude joug affranchissons ces lieux [972].

Puisqu'à leurs intérêts tout ce qu'ils font s'applique,

Que leur vaine amitié cède à leur politique,

Soyons à notre tour de leur grandeur jaloux,

Et comme ils font pour eux faisons aussi pour nous.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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