Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
LÉONTINE, EUDOXE.
LÉONTINE.
Voilà ce que j'ai craint de son âme enflammée. 385
EUDOXE.
S'il m'eût caché son sort, il m'auroit mal aimée.
LÉONTINE.
Avec trop d'imprudence il vous l'a révélé:
Vous êtes fille, Eudoxe, et vous avez parlé;
Vous n'avez pu savoir cette grande nouvelle
Sans la dire à l'oreille à quelque âme infidèle, 390
A quelque esprit léger, ou de votre heur jaloux,
A qui ce grand secret a pesé comme à vous.
C'est par là qu'il est su, c'est par là qu'on publie
Ce prodige étonnant d'Héraclius en vie;
C'est par là qu'un tyran, plus instruit que troublé 395
De l'ennemi secret qui l'auroit accablé,
Ajoutera bientôt sa mort à tant de crimes,
Et se sacrifiera pour nouvelles victimes
Ce prince dans son sein pour son fils élevé,
Vous qu'adore son âme, et moi qui l'ai sauvé. 400
Voyez combien de maux pour n'avoir su vous taire!
EUDOXE.
Madame, mon respect souffre tout d'une mère,
Qui pour peu qu'elle veuille écouter la raison,
Ne m'accusera plus de cette trahison;
Car c'en est une enfin bien digne de supplice 405
Qu'avoir d'un tel secret donné le moindre indice.
LÉONTINE.
Et qui donc aujourd'hui le fait connoître à tous?
Est-ce le Prince, ou moi?
EUDOXE.
Ni le Prince, ni vous.
De grâce, examinez ce bruit qui vous alarme.
On dit qu'il est en vie, et son nom seul les charme: 410
On ne dit point comment vous trompâtes Phocas,
Livrant un de vos fils pour ce prince au trépas,
Ni comme après [308], du sien étant la gouvernante,
Par une tromperie encor plus importante,
Vous en fîtes l'échange, et prenant Martian, 415
Vous laissâtes pour fils ce prince à son tyran:
En sorte que le sien passe ici pour mon frère [309],
Cependant que de l'autre il croit être le père,
Et voit en Martian Léonce qui n'est plus,
Tandis que sous ce nom il aime Héraclius. 420
On diroit tout cela si par quelque imprudence
Il m'étoit échappé d'en faire confidence;
Mais pour toute nouvelle on dit qu'il est vivant;
Aucun n'ose pousser l'histoire plus avant.
Comme ce sont pour tous des routes inconnues, 425
Il semble à quelques-uns qu'il doit tomber des nues;
Et j'en sais tel qui croit, dans sa simplicité,
Que pour punir Phocas, Dieu l'a ressuscité.
Mais le voici.
SCÈNE II.
HÉRACLIUS, LÉONTINE, EUDOXE.
HÉRACLIUS.
Madame, il n'est plus temps de taire
D'un si profond secret le dangereux mystère: 430
Le tyran, alarmé du bruit qui le surprend,
Rend ma crainte trop juste, et le péril trop grand;
Non que de ma naissance il fasse conjecture;
Au contraire, il prend tout pour grossière imposture,
Et me connoît si peu, que pour la renverser, 435
A l'hymen qu'il souhaite il prétend me forcer.
Il m'oppose à mon nom qui le vient de surprendre:
Je suis fils de Maurice; il m'en veut faire gendre,
Et s'acquérir les droits d'un prince si chéri
En me donnant moi-même à ma sœur pour mari. 440
En vain nous résistons à son impatience,
Elle par haine aveugle, et moi par connoissance:
Lui, qui ne conçoit rien de l'obstacle éternel
Qu'oppose la nature à ce nœud criminel,
Menace Pulchérie, au refus obstinée, 445
Lui propose à demain la mort ou l'hyménée.
J'ai fait pour le fléchir [310] un inutile effort:
Pour éviter l'inceste, elle n'a que la mort.
Jugez s'il n'est pas temps de montrer qui nous sommes,
De cesser d'être fils du plus méchant des hommes, 450
D'immoler mon tyran aux périls de ma sœur,
Et de rendre à mon père un juste successeur.
LÉONTINE.
Puisque vous ne craignez que sa mort ou l'inceste,
Je rends grâce, Seigneur, à la bonté céleste
De ce qu'en ce grand bruit le sort nous est si doux 455
Que nous n'avons encor rien à craindre pour vous.
Votre courage seul nous donne lieu de craindre:
Modérez-en l'ardeur, daignez vous y contraindre;
Et puisqu'aucun soupçon ne dit rien à Phocas,
Soyez encor son fils, et ne vous montrez pas. 460
De quoi que ce tyran menace Pulchérie,
J'aurai trop de moyens d'arrêter sa furie,
De rompre cet hymen, ou de le retarder,
Pourvu que vous veuilliez ne vous point hasarder.
Répondez-moi de vous, et je vous réponds d'elle. 465
HÉRACLIUS.
Jamais l'occasion ne s'offrira si belle:
Vous voyez un grand peuple à demi révolté,
Sans qu'on sache l'auteur de cette nouveauté;
Il semble que de Dieu la main appesantie,
Se faisant du tyran l'effroyable partie, 470
Veuille avancer par là son juste châtiment;
Que par un si grand bruit semé confusément [311],
Il dispose les cœurs à prendre un nouveau maître,
Et presse Héraclius de se faire connoître.
C'est à nous de répondre à ce qu'il en prétend [312]: 475
Montrons Héraclius au peuple qui l'attend;
Évitons le hasard qu'un imposteur l'abuse,
Et qu'après s'être armé d'un nom que je refuse,
De mon trône, à Phocas sous ce titre arraché [313],
Il puisse me punir de m'être trop caché. 480
Il ne sera pas temps, Madame, de lui dire
Qu'il me rende mon nom, ma naissance et l'empire,
Quand il se prévaudra de ce nom déjà pris
Pour me joindre au tyran dont je passe pour fils.
LÉONTINE.
Sans vous donner pour chef à cette populace, 485
Je romprai bien encor ce coup, s'il vous menace;
Mais gardons jusqu'au bout ce secret important:
Fiez-vous plus à moi qu'à ce peuple inconstant.
Ce que j'ai fait pour vous depuis votre naissance,
Semble digne, Seigneur, de cette confiance: 490
Je ne laisserai point mon ouvrage imparfait,
Et bientôt mes desseins auront leur plein effet.
Je punirai Phocas, je vengerai Maurice;
Mais aucun n'aura part à ce grand sacrifice:
J'en veux toute la gloire, et vous me la devez. 495
Vous régnerez par moi, si par moi vous vivez.
Laissez entre mes mains mûrir vos destinées,
Et ne hasardez point le fruit de vingt années.
EUDOXE.
Seigneur, si votre amour peut écouter mes pleurs,
Ne vous exposez point au dernier des malheurs. 500
La mort de ce tyran, quoique trop légitime,
Aura dedans vos mains l'image d'un grand crime:
Le peuple pour miracle osera maintenir
Que le ciel par son fils l'aura voulu punir;
Et sa haine obstinée après cette chimère 505
Vous croira parricide en vengeant votre père;
La vérité n'aura ni le nom ni l'effet
Que d'un adroit mensonge à couvrir ce forfait;
Et d'une telle erreur l'ombre sera trop noire
Pour ne pas obscurcir l'éclat de votre gloire. 510
Je sais bien que l'ardeur de venger vos parents....
HÉRACLIUS.
Vous en êtes aussi, Madame, et je me rends:
Je n'examine rien, et n'ai pas la puissance
De combattre l'amour et la reconnoissance;
Le secret est à vous, et je serois ingrat 515
Si sans votre congé j'osois en faire éclat [314],
Puisque, sans votre aveu, toute mon aventure
Passeroit pour un songe ou pour une imposture.
Je dirai plus: l'empire est plus à vous qu'à moi,
Puisqu'à Léonce mort tout entier je le doi: 520
C'est le prix de son sang, c'est pour y satisfaire
Que je rends à la sœur ce que je tiens du frère;
Non que pour m'acquitter par cette élection
Mon devoir ait forcé mon inclination:
Il présenta mon cœur aux yeux qui le charmèrent, 525
Il prépara mon âme aux feux qu'ils allumèrent;
Et ces yeux tout divins [315], par un soudain pouvoir,
Achevèrent sur moi l'effet de ce devoir.
Oui, mon cœur, chère Eudoxe, à ce trône n'aspire
Que pour vous voir bientôt maîtresse de l'empire. 530
Je ne me suis voulu jeter dans le hasard
Que par la seule soif de vous en faire part:
C'étoit là tout mon but. Pour éviter l'inceste,
Je n'ai qu'à m'éloigner de ce climat funeste;
Mais si je me dérobe au rang qui vous est dû, 535
Ce sera par moi seul que vous l'aurez perdu [316]:
Seul je vous ôterai ce que je vous dois rendre.
Disposez des moyens et du temps de le prendre.
Quand vous voudrez régner, faites-m'en possesseur;
Mais comme enfin j'ai lieu de craindre pour ma sœur,
Tirez-la dans ce jour de ce péril extrême,
Ou demain je ne prends conseil que de moi-même.
Reposez-vous sur moi, Seigneur, de tout son sort,
Et n'en appréhendez ni l'hymen ni la mort.
SCÈNE III.
LÉONTINE, EUDOXE.
LÉONTINE.
Ce n'est plus avec vous qu'il faut que je déguise; 545
A ne vous rien cacher son amour m'autorise:
Vous saurez les desseins de tout ce que j'ai fait,
Et pourrez me servir à presser leur effet [317].
Notre vrai Martian adore la Princesse:
Animons toutes deux l'amant pour la maîtresse; 550
Faisons que son amour nous venge de Phocas,
Et de son propre fils arme pour nous le bras.
Si j'ai pris soin de lui, si je l'ai laissé vivre,
Si je perdis Léonce, et ne le fis pas suivre,
Ce fut sur l'espoir seul qu'un jour, pour s'agrandir, 555
A ma pleine vengeance il pourroit s'enhardir.
Je ne l'ai conservé que pour ce parricide.
EUDOXE.
Ah! Madame.
LÉONTINE.
Ce mot déjà vous intimide!
C'est à de telles mains qu'il nous faut recourir;
C'est par là qu'un tyran est digne de périr; 560
Et le courroux du ciel, pour en purger la terre,
Nous doit un parricide au refus du tonnerre.
C'est à nous qu'il remet de l'y précipiter:
Phocas le commettra s'il le peut éviter;
Et nous immolerons au sang de votre frère 565
Le père par le fils, ou le fils par le père.
L'ordre est digne de nous; le crime est digne d'eux:
Sauvons Héraclius au péril de tous deux.
EUDOXE.
Je sais qu'un parricide est digne d'un tel père;
Mais faut-il qu'un tel fils soit en péril d'en faire [318]? 570
Et sachant sa vertu, pouvez-vous justement
Abuser jusque-là de son aveuglement?
LÉONTINE.
Dans le fils d'un tyran l'odieuse naissance
Mérite que l'erreur arrache l'innocence,
Et que de quelque éclat qu'il se soit revêtu, 575
Un crime qu'il ignore en souille la vertu.
PAGE [319].
Exupère, Madame, est là qui vous demande.
LÉONTINE.
Exupère! à ce nom que ma surprise est grande!
Qu'il entre. A quel dessein vient-il parler à moi,
Lui que je ne vois point, qu'à peine je connoi? 580
Dans l'âme il hait Phocas, qui s'immola son père;
Et sa venue ici cache quelque mystère.
Je vous l'ai déjà dit, votre langue nous perd.
SCÈNE IV.
EXUPÈRE, LÉONTINE, EUDOXE.
EXUPÈRE.
Madame, Héraclius vient d'être découvert.
Eh bien?
EUDOXE.
Si....
LÉONTINE.
Taisez-vous.
(A Exupère [320].)
Depuis quand?
EXUPÈRE.
Tout à l'heure.
LÉONTINE.
Et déjà l'Empereur a commandé qu'il meure?
EXUPÈRE.
Le tyran est bien loin de s'en voir éclairci.
LÉONTINE.
Comment?
EXUPÈRE.
Ne craignez rien, Madame, le voici.
LÉONTINE.
Je ne vois que Léonce.
EXUPÈRE.
Ah! quittez l'artifice.
SCÈNE V.
MARTIAN [321], LÉONTINE, EXUPÈRE, EUDOXE.
MARTIAN.
Madame, dois-je croire un billet de Maurice? 590
Voyez si c'est sa main, ou s'il est contrefait:
Dites s'il me détrompe, ou m'abuse en effet,
Si je suis votre fils, ou s'il étoit mon père:
Vous en devez connoître encor le caractère.
LÉONTINE lit le billet [322].
BILLET DE MAURICE.
Léontine a trompé Phocas, 595
Et livrant pour mon fils un des siens au trépas,
Dérobe à sa fureur l'héritier de l'empire.
O vous qui me restez de fidèles sujets,
Honorez son grand zèle, appuyez ses projets:
Sous le nom de Léonce Héraclius respire. 600
MAURICE.
(Elle rend le billet à Exupère, qui le lui a donné, et continue.)
Seigneur, il vous dit vrai: vous étiez en mes mains
Quand on ouvrit Byzance au pire des humains,
Maurice m'honora de cette confiance;
Mon zèle y répondit par delà sa croyance.
Le voyant prisonnier et ses quatre autres fils, 605
Je cachai quelques jours ce qu'il m'avoit commis;
Mais enfin, toute prête à me voir découverte,
Ce zèle sur mon sang détourna votre perte.
J'allai pour vous sauver vous offrir à Phocas;
Mais j'offris votre nom, et ne vous donnai pas. 610
La généreuse ardeur de sujette fidèle
Me rendit pour mon prince à moi-même cruelle:
Mon fils fut, pour mourir, le fils de l'Empereur.
J'éblouis le tyran, je trompai sa fureur:
Léonce, au lieu de vous, lui servit de victime. 615
(Elle fait un soupir.)
Ah! pardonnez, de grâce; il m'échappe sans crime.
J'ai pris pour vous sa vie, et lui rends un soupir;
Ce n'est pas trop, Seigneur, pour un tel souvenir:
A cet illustre effort par mon devoir réduite,
J'ai dompté la nature, et ne l'ai pas détruite. 620
Phocas, ravi de joie à cette illusion,
Me combla de faveurs avec profusion,
Et nous fit de sa main cette haute fortune
Dont il n'est pas besoin que je vous importune.
Voilà ce que mes soins vous laissoient ignorer; 625
Et j'attendois, Seigneur, à vous le déclarer,
Que par vos grands exploits votre rare vaillance
Pût faire à l'univers croire votre naissance,
Et qu'une occasion pareille à ce grand bruit
Nous pût de son aveu promettre quelque fruit; 630
Car comme j'ignorois que notre [323] grand monarque
En eût pu rien savoir, ou laisser quelque marque,
Je doutois qu'un secret, n'étant su que de moi,
Sous un tyran si craint pût trouver quelque foi.
EXUPÈRE.
Comme sa cruauté, pour mieux gêner Maurice, 635
Le forçoit de ses fils à voir le sacrifice,
Ce prince vit l'échange, et l'alloit empêcher;
Mais l'acier des bourreaux fut plus prompt à trancher:
La mort de votre fils arrêta cette envie,
Et prévint d'un moment le refus de sa vie. 640
Maurice, à quelque espoir se laissant lors flatter,
S'en ouvrit à Félix, qui vint le visiter,
Et trouva les moyens de lui donner ce gage
Qui vous en pût un jour rendre un plein témoignage [324].
Félix est mort, Madame, et naguère en mourant 645
Il remit ce dépôt à son plus cher parent;
Et m'ayant tout conté: «Tiens, dit-il, Exupère,
Sers ton prince, et venge ton père.»
Armé d'un tel secret, Seigneur, j'ai voulu voir
Combien parmi le peuple il auroit de pouvoir. 650
J'ai fait semer ce bruit sans vous faire connoître;
Et voyant tous les cœurs vous souhaiter pour maître,
J'ai ligué du tyran les secrets ennemis,
Mais sans leur découvrir plus qu'il ne m'est permis.
Ils aiment votre nom, sans savoir davantage; 655
Et cette seule joie anime leur courage,
Sans qu'autres que les deux qui vous parloient là-bas
De tout ce qu'elle a fait sachent plus que Phocas [325].
Vous venez de savoir ce que vous vouliez d'elle;
C'est à vous de répondre à son généreux zèle [326]. 660
Le peuple est mutiné, nos amis assemblés,
Le tyran effrayé, ses confidents troublés.
Donnez l'aveu du Prince à sa mort qu'on apprête,
Et ne dédaignez pas d'ordonner de sa tête.
MARTIAN [327].
Surpris des nouveautés d'un tel événement, 665
Je demeure à vos yeux muet d'étonnement.
Je sais ce que je dois, Madame, au grand service
Dont vous avez sauvé l'héritier de Maurice.
Je croyois, comme fils, devoir tout à vos soins,
Et je vous dois bien plus lorsque je vous suis moins; 670
Mais pour vous expliquer toute ma gratitude,
Mon âme a trop de trouble et trop d'inquiétude.
J'aimois, vous le savez, et mon cœur enflammé
Trouve enfin une sœur dedans l'objet aimé.
Je perds une maîtresse en gagnant un empire: 675
Mon amour en murmure, et mon cœur en soupire;
Et de mille pensers mon esprit agité
Paroît enseveli dans la stupidité.
Il est temps d'en sortir, l'honneur nous le commande:
Il faut donner un chef à votre illustre bande. 680
Allez, brave Exupère, allez, je vous rejoins;
Souffrez que je lui parle un moment sans témoins.
Disposez cependant vos amis à bien faire;
Surtout sauvons le fils en immolant le père:
Il n'eut rien du tyran qu'un peu de mauvais sang [328], 685
Dont la dernière guerre a trop purgé son flanc.
EXUPÈRE.
Nous vous rendrons, Seigneur, entière obéissance,
Et vous allons attendre avec impatience.
SCÈNE VI.
MARTIAN [329], LÉONTINE, EUDOXE.
MARTIAN.
Madame, pour laisser toute sa dignité
A ce dernier effort de générosité, 690
Je crois que les raisons que vous m'avez données
M'en ont seules caché le secret tant d'années.
D'autres soupçonneroient qu'un peu d'ambition,
Du prince Martian voyant la passion,
Pour lui voir sur le trône élever votre fille, 695
Auroit voulu laisser l'empire en sa famille,
Et me faire trouver un tel destin bien doux
Dans l'éternelle erreur d'être sorti de vous;
Mais je tiendrois à crime une telle pensée.
Je me plains seulement d'une ardeur insensée, 700
D'un détestable amour que pour ma propre sœur
Vous-même vous avez allumé dans mon cœur.
Quel dessein faisiez-vous sur cet aveugle inceste?
LÉONTINE.
Je vous aurois tout dit avant ce nœud funeste;
Et je le craignois peu, trop sûre que Phocas, 705
Ayant d'autres desseins, ne le souffriroit pas.
Je voulois donc, Seigneur, qu'une flamme si belle
Portât votre courage aux vertus dignes d'elle,
Et que votre valeur l'ayant su mériter,
Le refus du tyran vous pût mieux irriter. 710
Vous n'avez pas rendu mon espérance vaine:
J'ai vu dans votre amour une source de haine;
Et j'ose dire encor qu'un bras si renommé
Peut-être auroit moins fait si le cœur n'eût aimé.
Achevez donc, Seigneur; et puisque Pulchérie [330] 715
Doit craindre l'attentat d'une aveugle furie....
MARTIAN.
Peut-être il vaudroit mieux moi-même la porter
A ce que le tyran témoigne en souhaiter:
Son amour, qui pour moi résiste à sa colère,
N'y résistera plus quand je serai son frère. 720
Pourrois-je lui trouver un plus illustre époux?
LÉONTINE.
Seigneur, qu'allez-vous faire? et que me dites-vous?
MARTIAN.
Que peut-être, pour rompre un si digne hyménée,
J'expose à tort sa tête avec ma destinée,
Et fais d'Héraclius un chef de conjurés 725
Dont je vois les complots encor mal assurés.
Aucun d'eux du tyran n'approche la personne;
Et quand même l'issue en pourroit être bonne,
Peut-être il m'est honteux de reprendre l'État
Par l'infâme succès d'un lâche assassinat; 730
Peut-être il vaudroit mieux en tête d'une armée
Faire parler pour moi toute ma renommée,
Et trouver à l'empire un chemin glorieux
Pour venger mes parents d'un bras victorieux.
C'est dont je vais résoudre avec cette princesse, 735
Pour qui non plus l'amour, mais le sang m'intéresse.
Vous, avec votre Eudoxe....
LÉONTINE.
Ah! Seigneur, écoutez.
MARTIAN.
SCÈNE VII.
LÉONTINE, EUDOXE.
LÉONTINE.
Tout me confond, tout me devient contraire.
Je ne fais rien du tout, quand je pense tout faire;
Et lorsque le hasard me flatte avec excès, 745
Tout mon dessein avorte au milieu du succès:
Il semble qu'un démon funeste à sa conduite
Des beaux commencements empoisonne la suite.
Ce billet, dont je vois Martian abusé,
Fait plus en ma faveur que je n'aurois osé: 750
Il arme puissamment le fils contre le père;
Mais comme il a levé le bras en qui j'espère,
Sur le point de frapper, je vois avec regret
Que la nature y forme un obstacle secret.
La vérité le trompe, et ne peut le séduire [331]: 755
Il sauve en reculant ce qu'il croit mieux détruire;
Il doute, et du côté que je le vois pencher,
Il va presser l'inceste au lieu de l'empêcher.
EUDOXE.
Madame, pour le moins vous avez connoissance
De l'auteur de ce bruit, et de mon innocence; 760
Mais je m'étonne fort de voir à l'abandon
Du prince Héraclius les droits avec le nom.
Ce billet, confirmé par votre témoignage,
Pour monter dans le trône est un grand avantage.
Si Martian le peut sous ce titre occuper, 765
Pensez-vous qu'il se laisse aisément détromper,
Et qu'au premier moment qu'il vous verra dédire,
Aux mains de son vrai maître il remette l'empire?
LÉONTINE.
Vous êtes curieuse, et voulez trop savoir.
N'ai-je pas déjà dit que j'y saurai pourvoir? 770
Tâchons, sans plus tarder, à revoir Exupère,
Pour prendre en ce désordre un conseil salutaire.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
MARTIAN [332], PULCHÉRIE.
MARTIAN.
Je veux bien l'avouer, Madame, car mon cœur
A de la peine encore à vous nommer ma sœur,
Quand malgré ma fortune à vos pieds abaissée, 775
J'osai jusques à vous élever ma pensée,
Plus plein d'étonnement que de timidité,
J'interrogeois ce cœur sur sa témérité;
Et dans ses mouvements, pour secrète réponse,
Je sentois quelque chose au-dessus de Léonce, 780
Dont, malgré ma raison, l'impérieux effort
Emportoit mes desirs au delà de mon sort.
PULCHÉRIE.
Moi-même assez souvent j'ai senti dans mon âme
Ma naissance en secret me reprocher ma flamme.
Mais quoi? l'impératrice à qui je dois le jour 785
Avoit innocemment fait naître cet amour:
J'approchois de quinze ans, alors qu'empoisonnée [333]
Pour avoir contredit mon indigne hyménée,
Elle mêla ces mots à ses derniers soupirs [334]:
«Le tyran veut surprendre ou forcer vos desirs, 790
Ma fille, et sa fureur à son fils vous destine;
Mais prenez un époux des mains de Léontine;
Elle garde un trésor qui vous sera bien cher.»
Cet ordre en sa faveur me sut si bien toucher,
Qu'au lieu de la haïr d'avoir livré mon frère, 795
J'en tins le bruit pour faux, elle me devint chère;
Et confondant ces mots de trésor et d'époux,
Je crus les bien entendre, expliquant tout de vous.
J'opposois de la sorte à ma fière naissance
Les favorables lois de mon obéissance; 800
Et je m'imputois même à trop de vanité
De trouver entre nous quelque inégalité.
La race de Léonce étant patricienne,
L'éclat de vos vertus l'égaloit à la mienne;
Et je me laissois dire en mes douces erreurs: 805
«C'est de pareils héros qu'on fait les empereurs;
Tu peux bien sans rougir aimer un grand courage
A qui le monde entier peut rendre un juste hommage.»
J'écoutois sans dédain ce qui m'autorisoit:
L'amour pensoit le dire, et le sang le disoit; 810
Et de ma passion la flatteuse imposture
S'emparoit dans mon cœur des droits de la nature.
MARTIAN.
Ah! ma sœur, puisqu'enfin mon destin éclairci
Veut que je m'accoutume à vous nommer ainsi,
Qu'aisément l'amitié jusqu'à l'amour nous mène! 815
C'est un penchant si doux qu'on y tombe sans peine;
Mais quand il faut changer l'amour en amitié,
Que l'âme qui s'y force est digne de pitié!
Et qu'on doit plaindre un cœur qui n'osant s'en défendre,
Se laisse déchirer avant que de se rendre! 820
Ainsi donc la nature à l'espoir le plus doux
Fait succéder l'horreur, et l'horreur d'être à vous!
Ce que je suis m'arrache à ce que j'aimois d'être!
Ah! s'il m'étoit permis de ne me pas connoître,
Qu'un si charmant abus seroit à préférer 825
A l'âpre vérité qui vient de m'éclairer [335]!
PULCHÉRIE.
J'eus pour vous trop d'amour pour ignorer ses forces;
Je sais quelle amertume aigrit de tels divorces;
Et la haine à mon gré les fait plus doucement
Que quand il faut aimer, mais aimer autrement. 830
J'ai senti comme vous une douleur bien vive
En brisant les beaux fers qui me tenoient captive;
Mais j'en condamnerois le plus doux souvenir,
S'il avoit à mon cœur coûté plus d'un soupir.
Ce grand coup m'a surprise et ne m'a point troublée;
Mon âme l'a reçu sans en être accablée;
Et comme tous mes feux n'avoient rien que de saint,
L'honneur les alluma, le devoir les éteint.
Je ne vois plus d'amant où je rencontre un frère;
L'un ne peut me toucher, ni l'autre me déplaire [336]; 840
Et je tiendrai toujours mon bonheur infini,
Si les miens sont vengés, et le tyran puni.
Vous que va sur le trône élever la naissance,
Régnez sur votre cœur avant que sur Byzance;
Et domptant comme moi ce dangereux mutin, 845
Commencez à répondre à ce noble destin.
MARTIAN.
Ah! vous fûtes toujours l'illustre Pulchérie [337],
En fille d'empereur dès le berceau nourrie;
Et ce grand nom sans peine a pu vous enseigner [338]
Comment dessus vous-même il vous falloit régner; 850
Mais pour moi, qui caché sous une autre aventure,
D'une âme plus commune ai pris quelque teinture,
Il n'est pas merveilleux si ce que je me crus
Mêle un peu de Léonce au cœur d'Héraclius.
A mes confus regrets soyez donc moins sévère [339]: 855
C'est Léonce qui parle, et non pas votre frère;
Mais si l'un parle mal, l'autre va bien agir,
Et l'un ni l'autre enfin ne vous fera rougir [340].
Je vais des conjurés embrasser l'entreprise,
Puisqu'une âme si haute à frapper m'autorise, 860
Et tient que pour répandre un si coupable sang,
L'assassinat est noble et digne de mon rang.
Pourrai-je cependant vous faire une prière?
PULCHÉRIE.
Prenez sur Pulchérie une puissance entière.
MARTIAN.
Puisqu'un amant si cher ne peut plus être à vous, 865
Ni vous mettre l'empire en la main d'un époux,
Épousez Martian comme un autre moi-même:
Ne pouvant être à moi, soyez à ce que j'aime.
PULCHÉRIE.
Ne pouvant être à vous, je pourrois justement
Vouloir n'être à personne, et fuir tout autre amant; 870
Mais on pourroit nommer cette fermeté d'âme
Un reste mal éteint d'incestueuse flamme.
Afin donc qu'à ce choix j'ose tout accorder,
Soyez mon empereur pour me le commander.
Martian vaut beaucoup, sa personne m'est chère; 875
Mais purgez sa vertu des crimes de son père,
Et donnez à mes feux pour légitime objet
Dans le fils du tyran votre premier sujet [341].
MARTIAN.
Vous le voyez, j'y cours; mais enfin, s'il arrive
Que l'issue en devienne ou funeste ou tardive [342], 880
Votre perte est jurée; et d'ailleurs nos amis
Au tyran immolé voudront joindre ce fils.
Sauvez d'un tel péril et sa vie et la vôtre:
Par cet heureux hymen conservez l'un et l'autre;
Garantissez ma sœur des fureurs de Phocas, 885
Et mon ami de suivre un tel père au trépas.
Faites qu'en ce grand jour la troupe d'Exupère [343]
Dans un sang odieux respecte mon beau-frère;
Et donnez au tyran, qui n'en pourra jouir,
Quelques moments de joie afin de l'éblouir. 890
PULCHÉRIE.
Mais durant ces moments, unie à sa famille,
Il deviendra mon père, et je serai sa fille:
Je lui devrai respect, amour, fidélité;
Ma haine n'aura plus d'impétuosité;
Et tous mes vœux pour vous seront mols et timides, 895
Quand mes vœux contre lui seront des parricides,
Outre que le succès est encore à douter,
Que l'on peut vous trahir, qu'il peut vous résister,
Si vous y succombez, pourrai-je me dédire
D'avoir porté chez lui les titres de l'empire? 900
Ah! combien ces moments de quoi vous me flattez [344]
Alors pour mon supplice auroient d'éternités!
Votre haine voit peu l'erreur de sa tendresse:
Comme elle vient de naître, elle n'est que foiblesse.
La mienne a plus de force, et les yeux mieux ouverts;
Et se dût avec moi perdre tout l'univers [345],
Jamais un seul moment, quoi que l'on puisse faire,
Le tyran n'aura droit de me traiter de père.
Je ne refuse au fils ni mon cœur ni ma foi:
Vous l'aimez, je l'estime, il est digne de moi. 910
Tout son crime est un père à qui le sang l'attache:
Quand il n'en aura plus, il n'aura plus de tache;
Et cette mort, propice à former ces beaux nœuds,
Purifiant l'objet, justifiera mes feux.
Allez donc préparer cette heureuse journée, 915
Et du sang du tyran signez cet hyménée.
Mais quel mauvais démon devers nous le conduit?
MARTIAN.
Je suis trahi, Madame, Exupère le suit.
SCÈNE II.
PHOCAS, EXUPÈRE, AMYNTAS, MARTIAN, PULCHÉRIE, CRISPE.
PHOCAS.
Quel est votre entretien avec cette princesse?
Des noces que je veux?
MARTIAN.
C'est de quoi je la presse. 920
Et vous l'avez gagnée en faveur de mon fils?
MARTIAN.
Il sera son époux, elle me l'a promis.
PHOCAS.
C'est beaucoup obtenu d'une âme si rebelle.
Mais quand?
MARTIAN.
C'est un secret que je n'ai pas su d'elle.
PHOCAS.
Vous pouvez m'en dire un dont je suis plus jaloux [346]. 925
On dit qu'Héraclius est fort connu de vous:
Si vous aimez mon fils, faites-le-moi connoître.
MARTIAN.
Vous le connoissez trop, puisque je vois ce traître.
EXUPÈRE.
Je sers mon empereur, et je sais mon devoir.
MARTIAN.
Chacun te l'avouera: tu le fais assez voir. 930
PHOCAS.
De grâce, éclaircissez ce que je vous propose.
Ce billet à demi m'en dit bien quelque chose;
Mais, Léonce, c'est peu si vous ne l'achevez.
MARTIAN.
Nommez-moi par mon nom, puisque vous le savez:
Dites Héraclius; il n'est plus de Léonce, 935
Et j'entends mon arrêt sans qu'on me le prononce.
PHOCAS.
Tu peux bien t'y résoudre, après ton vain effort
Pour m'arracher le sceptre et conspirer ma mort.
J'ai fait ce que j'ai dû. Vivre sous ta puissance,
C'eût été démentir mon nom et ma naissance. 940
Et ne point écouter le sang de mes parents,
Qui ne crie en mon corps que la mort des tyrans.
Quiconque pour l'empire eut la gloire de naître
Renonce à cet honneur s'il peut souffrir un maître:
Hors le trône ou la mort, il doit tout dédaigner; 945
C'est un lâche, s'il n'ose ou se perdre ou régner.
J'entends donc mon arrêt sans qu'on me le prononce.
Héraclius mourra comme a vécu Léonce:
Bon sujet, meilleur prince; et ma vie et ma mort
Rempliront dignement et l'un et l'autre sort. 950
La mort n'a rien d'affreux pour une âme bien née;
A mes côtés pour toi je l'ai cent fois traînée;
Et mon dernier exploit contre tes ennemis
Fut d'arrêter son bras qui tombait sur ton fils.
PHOCAS.
Tu prends pour me toucher un mauvais artifice: 955
Héraclius n'eut point de part à ce service;
J'en ai payé Léonce à qui seul étoit dû
L'inestimable honneur de me l'avoir rendu.
Mais sous des noms divers à soi-même contraire [347],
Qui conserva le fils attente sur le père; 960
Et se désavouant d'un aveugle secours,
Sitôt qu'il se connoît il en veut à mes jours.
Je te devois sa vie, et je me dois justice:
Léonce est effacé par le fils de Maurice.
Contre un tel attentat rien n'est à balancer, 965
Et je saurai punir comme récompenser.
Je sais trop qu'un tyran est sans reconnoissance,
Pour en avoir conçu la honteuse espérance,
Et suis trop au-dessus de cette indignité,
Pour te vouloir piquer de générosité. 970
Que ferois-tu pour moi de me laisser la vie,
Si pour moi sans le trône elle n'est qu'infamie?
Héraclius vivroit pour te faire la cour!
Rends-lui, rends-lui son sceptre, ou prive-le du jour.
Pour ton propre intérêt sois juge incorruptible: 975
Ta vie avec la mienne est trop incompatible;
Un si grand ennemi ne peut être gagné,
Et je te punirois de m'avoir épargné.
Si de ton fils sauvé j'ai rappelé l'image,
J'ai voulu de Léonce étaler le courage, 980
Afin qu'en le voyant tu ne doutasses plus
Jusques où doit aller celui d'Héraclius.
Je me tiens plus heureux de périr en monarque,
Que de vivre en éclat sans en porter la marque;
Et puisque pour jouir d'un si glorieux sort, 985
Je n'ai que ce moment qu'on destine à ma mort [348],
Je la rendrai si belle et si digne d'envie,
Que ce moment vaudra la plus illustre vie.
M'y faisant donc conduire, assure ton pouvoir,
Et délivre mes yeux de l'horreur de te voir. 990
PHOCAS.
Nous verrons la vertu de cette âme hautaine [349].
Faites-le retirer en la chambre prochaine,
Crispe; et qu'on me l'y garde, attendant que mon choix
Pour punir son forfait vous donne d'autres lois.
Adieu, Madame, adieu: je n'ai pu davantage, 995
Ma mort vous va laisser encor dans l'esclavage:
Le ciel par d'autres mains vous en daigne affranchir!
SCÈNE III.
PHOCAS, PULCHÉRIE, EXUPÈRE, AMYNTAS.
PHOCAS.
Et toi, n'espère pas désormais me fléchir.
Je tiens Héraclius, et n'ai plus rien à craindre,
Plus lieu de te flatter, plus lieu de me contraindre, 1000
Ce frère et ton espoir vont entrer au cercueil,
Et j'abattrai d'un coup sa tête et ton orgueil.
Mais ne te contrains point dans ces rudes alarmes:
Laisse aller tes soupirs, laisse couler tes larmes.
PULCHÉRIE.
Moi, pleurer! moi, gémir, tyran! J'aurois pleuré 1005
Si quelques lâchetés l'avoient déshonoré,
S'il n'eût pas emporté sa gloire toute entière,
S'il m'avoit fait rougir par la moindre prière,
Si quelque infâme espoir qu'on lui dût pardonner
Eût mérité la mort que tu lui vas donner. 1010
Sa vertu jusqu'au bout ne s'est point démentie [350]:
Il n'a point pris le ciel ni le sort à partie,
Point querellé le bras qui fait ces lâches coups,
Point daigné contre lui perdre un juste courroux.
Sans te nommer ingrat, sans trop le nommer traître,
De tous deux, de soi-même il s'est montré le maître;
Et dans cette surprise il a bien su courir
A la nécessité qu'il voyoit de mourir.
Je goûtois cette joie en un sort si contraire.
Je l'aimai comme amant, je l'aime comme frère; 1020
Et dans ce grand revers je l'ai vu hautement
Digne d'être mon frère, et d'être mon amant.
PHOCAS.
Explique, explique mieux le fond de ta pensée;
Et sans plus te parer d'une vertu forcée,
Pour apaiser le père, offre le cœur au fils, 1025
Et tâche à racheter ce cher frère à ce prix.
PULCHÉRIE.
Crois-tu que sur la foi de tes fausses promesses
Mon âme ose descendre à de telles bassesses?
Prends mon sang pour le sien; mais s'il y faut mon cœur.
Périsse Héraclius avec sa triste sœur! 1030
PHOCAS.
Eh bien! il va périr; ta haine en est complice.
PULCHÉRIE.
Et je verrai du ciel bientôt choir ton supplice.
Dieu, pour le réserver à ses puissantes mains,
Fait avorter exprès tous les moyens humains;
Il veut frapper le coup sans notre ministère. 1035
Si l'on t'a bien donné Léonce pour mon frère,
Les quatre autres peut-être à tes yeux abusés,
Ont été comme lui des Césars supposés.
L'État, qui dans leur mort voyoit trop sa ruine,
Avoit des généreux autres que Léontine; 1040
Ils trompoient d'un barbare aisément la fureur,
Qui n'avoient jamais vu la cour ni l'Empereur.
Crains, tyran, crains encor: tous les quatre peut-être
L'un après l'autre enfin se vont faire paroître;
Et malgré tous tes soins, malgré tout ton effort, 1045
Tu ne les connoîtras qu'en recevant la mort.
Moi-même, à leur défaut, je serai la conquête
De quiconque à mes pieds apportera ta tête [351];
L'esclave le plus vil qu'on puisse imaginer
Sera digne de moi s'il peut t'assassiner. 1050
Va perdre Héraclius, et quitte la pensée
Que je me pare ici d'une vertu forcée;
Et sans m'importuner de répondre à tes vœux,
Si tu prétends régner, défais-toi de tous deux [352].
SCÈNE IV.
PHOCAS, EXUPÈRE, AMYNTAS.
PHOCAS.
J'écoute avec plaisir ces menaces frivoles; 1055
Je ris d'un désespoir qui n'a que des paroles;
Et de quelque façon qu'elle m'ose outrager,
Le sang d'Héraclius m'en doit assez venger.
Vous donc, mes vrais amis, qui me tirez de peine;
Vous, dont je vois l'amour quand je craignois la haine;
Vous, qui m'avez livré mon secret ennemi,
Ne soyez point vers moi fidèles à demi:
Résolvez avec moi des moyens de sa perte:
La ferons-nous secrète, ou bien à force ouverte?
Prendrons-nous le plus sûr, ou le plus glorieux? 1065
EXUPÈRE.
Seigneur, n'en doutez point, le plus sûr vaut le mieux;
Mais le plus sûr pour vous est que sa mort éclate,
De peur qu'en l'ignorant le peuple ne se flatte,
N'attende encor ce prince, et n'ait quelque raison
De courir en aveugle à qui prendra son nom. 1070
PHOCAS.
Donc, pour ôter tout doute à cette populace,
Nous envoirons sa tête au milieu de la place,
EXUPÈRE.
Mais si vous la coupez dedans votre palais,
Ces obstinés mutins ne le croiront jamais;
Et sans que pas un d'eux à son erreur renonce, 1075
Ils diront qu'on impute un faux nom à Léonce,
Qu'on en fait un fantôme afin de les tromper,
Prêts à suivre toujours qui voudra l'usurper.
PHOCAS.
Lors nous leur ferons voir ce billet de Maurice.
EXUPÈRE.
Ils le tiendront pour faux, et pour un artifice. 1080
Seigneur, après vingt ans vous espérez en vain
Que ce peuple ait des yeux pour connoître sa main.
Si vous voulez calmer toute cette tempête,
Il faut en pleine place abattre cette tête.
Et qu'il die [353], en mourant, à ce peuple confus: 1085
«Peuple, n'en doute point, je suis Héraclius.»
PHOCAS.
Il le faut, je l'avoue; et déjà je destine [354]
A ce même échafaud l'infâme Léontine.
Mais si ces insolents l'arrachent de nos mains?
EXUPÈRE.
Qui l'osera, Seigneur?
PHOCAS.
Ce peuple que je crains [355]. 1090
Ah! souvenez-vous mieux des désordres qu'enfante
Dans un peuple sans chef la première épouvante.
Le seul bruit de ce prince au palais arrêté
Dispersera soudain chacun de son côté;
Les plus audacieux craindront votre justice, 1095
Et le reste en tremblant ira voir son supplice.
Mais ne leur donnez pas, tardant trop à punir,
Le temps de se remettre et de se réunir:
Envoyez des soldats à chaque coin des rues;
Saisissez l'Hippodrome avec ses avenues; 1100
Dans tous les lieux publics rendez-vous le plus fort.
Pour nous, qu'un tel indice intéresse à sa mort,
De peur que d'autres mains ne se laissent séduire,
Jusques à l'échafaud laissez-nous le conduire [356].
Nous aurons trop d'amis pour en venir à bout; 1105
J'en réponds sur ma tête, et j'aurai l'œil à tout.
PHOCAS.
C'en est trop, Exupère: allez, je m'abandonne
Aux fidèles conseils que votre ardeur me donne.
C'est l'unique moyen de dompter nos mutins,
Et d'éteindre à jamais ces troubles intestins. 1110
Je vais, sans différer, pour cette grande affaire
Donner à tous mes chefs un ordre nécessaire.
Vous, pour répondre aux soins que vous m'avez promis,
Allez de votre part assembler vos amis,
Et croyez qu'après moi, jusqu'à ce que j'expire, 1115
Ils seront, eux et vous, les maîtres de l'empire.
SCÈNE V.
EXUPÈRE, AMYNTAS.
EXUPÈRE.
Nous sommes en faveur; ami, tout est à nous:
L'heur de notre destin va faire des jaloux.
AMYNTAS.
Quelque allégresse ici que vous fassiez paroître,
Trouvez-vous doux les noms de perfide et de traître?
EXUPÈRE.
Je sais qu'aux généreux ils doivent faire horreur:
Ils m'ont frappé l'oreille, ils m'ont blessé le cœur;
Mais bientôt par l'effet que nous devons attendre,
Nous serons en état de ne les plus entendre.
Allons: pour un moment qu'il faut les endurer [357], 1125
Ne fuyons pas les biens qu'ils nous font espérer.
FIN DU TROISIÈME ACTE.