Œuvres de P. Corneille, Tome 05
HÉRACLIUS,
EMPEREUR D'ORIENT.
TRAGÉDIE
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
PHOCAS, CRISPE.
PHOCAS.
Crispe, il n'est que trop vrai, la plus belle couronne
N'a que de faux brillants dont l'éclat l'environne [280],
Et celui dont le ciel pour un sceptre fait choix,
Jusqu'à ce qu'il le porte, en ignore le poids.
Mille et mille douceurs y semblent attachées, 5
Qui ne sont qu'un amas d'amertumes cachées:
Qui croit les posséder les sent s'évanouir,
Et la peur de les perdre empêche d'en jouir [281]:
Surtout qui, comme moi, d'une obscure naissance
Monte par la révolte à la toute-puissance, 10
Qui de simple soldat à l'empire élevé
Ne l'a que par le crime acquis et conservé.
Autant que sa fureur s'est immolé de têtes,
Autant dessus la sienne il croit voir de tempêtes;
Et comme il n'a semé qu'épouvante et qu'horreur, 15
Il n'en recueille enfin que trouble et que terreur.
J'en ai semé beaucoup; et depuis quatre lustres [282]
Mon trône n'est fondé que sur des morts illustres;
Et j'ai mis au tombeau, pour régner sans effroi,
Tout ce que j'en ai vu de plus digne que moi. 20
Mais le sang répandu de l'empereur Maurice,
Ses cinq fils à ses yeux envoyés au supplice,
En vain en ont été les premiers fondements,
Si pour m'ôter ce trône ils servent d'instruments [283].
On en fait revivre un au bout de vingt années: 25
Byzance ouvre, dis-tu, l'oreille à ces menées;
Et le peuple, amoureux de tout ce qui me nuit,
D'une croyance avide embrasse ce faux bruit,
Impatient déjà de se laisser séduire
Au premier imposteur armé pour me détruire, 30
Qui s'osant revêtir de ce fantôme aimé,
Voudra servir d'idole à son zèle charmé.
Mais sais-tu sous quel nom ce fâcheux bruit s'excite?
CRISPE.
Il nomme Héraclius celui qu'il ressuscite.
PHOCAS.
Quiconque en est l'auteur devoit mieux l'inventer: 35
Le nom d'Héraclius doit peu m'épouvanter;
Sa mort est trop certaine, et fut trop remarquable,
Pour craindre un grand effet d'une si vaine fable.
Il n'avoit que six mois; et lui perçant le flanc,
On en fit dégoutter plus de lait que de sang [284]; 40
Et ce prodige affreux, dont je tremblai dans l'âme,
Fut aussitôt suivi de la mort de ma femme.
Il me souvient encor qu'il fut deux jours caché,
Et que sans Léontine on l'eût longtemps cherché:
Il fut livré par elle, à qui, pour récompense, 45
Je donnai de mon fils à gouverner l'enfance,
Du jeune Martian, qui d'âge presque égal,
Étoit resté sans mère en ce moment fatal [285].
Juge par là combien ce conte est ridicule.
CRISPE.
Tout ridicule, il plaît, et le peuple est crédule; 50
Mais avant qu'à ce conte il se laisse emporter,
Il vous est trop aisé de le faire avorter.
Quand vous fîtes périr Maurice et sa famille,
Il vous en plut, Seigneur, réserver une fille,
Et résoudre dès lors qu'elle auroit pour époux 55
Ce prince destiné pour régner après vous.
Le peuple en sa personne aime encore et révère
Et son père Maurice et son aïeul Tibère,
Et vous verra sans trouble en occuper le rang,
S'il voit tomber leur sceptre au reste de leur sang. 60
Non, il ne courra plus après l'ombre du frère,
S'il voit monter la sœur dans le trône du père.
Mais pressez cet hymen: le Prince aux champs de Mars,
Chaque jour, chaque instant, s'offre à mille hasards;
Et n'eût été Léonce, en la dernière guerre, 65
Ce dessein avec lui serait tombé par terre,
Puisque sans la valeur de ce jeune guerrier,
Martian demeuroit ou mort ou prisonnier.
Avant que d'y périr, s'il faut qu'il y périsse,
Qu'il vous laisse un neveu qui le soit de Maurice, 70
Et qui réunissant l'une et l'autre maison,
Tire chez vous l'amour qu'on garde pour son nom.
PHOCAS.
Hélas! de quoi me sert ce dessein salutaire,
Si pour en voir l'effet tout me devient contraire?
Pulchérie et mon fils ne se montrent d'accord [286] 75
Qu'à fuir cet hyménée à l'égal de la mort;
Et les aversions entre eux deux mutuelles
Les font d'intelligence à se montrer rebelles.
La Princesse surtout frémit à mon aspect;
Et quoiqu'elle étudie un peu de faux respect, 80
Le souvenir des siens, l'orgueil de sa naissance,
L'emporte à tous moments à braver ma puissance.
Sa mère, que longtemps je voulus épargner,
Et qu'en vain par douceur j'espérai de gagner,
L'a de la sorte instruite; et ce que je vois suivre 85
Me punit bien du trop que je la laissai vivre.
CRISPE.
Il faut agir de force avec de tels esprits,
Seigneur; et qui les flatte endurcit leurs mépris:
La violence est juste où la douceur est vaine.
PHOCAS.
C'est par là qu'aujourd'hui je veux dompter sa haine. 90
Je l'ai mandée exprès, non plus pour la flatter,
Mais pour prendre mon ordre et pour l'exécuter.
CRISPE.
Elle entre.
SCÈNE II.
PHOCAS, PULCHÉRIE, CRISPE.
PHOCAS.
Enfin, Madame, il est temps de vous rendre:
Le besoin de l'État défend de plus attendre;
Il lui faut des Césars, et je me suis promis 95
D'en voir naître bientôt de vous et de mon fils.
Ce n'est pas exiger grande reconnoissance
Des soins que mes bontés ont pris de votre enfance,
De vouloir qu'aujourd'hui, pour prix de mes bienfaits,
Vous daigniez accepter les dons que je vous fais. 100
Ils ne font point de honte au rang le plus sublime [287];
Ma couronne et mon fils valent bien quelque estime:
Je vous les offre encore après tant de refus;
Mais apprenez aussi que je n'en souffre plus,
Que de force ou de gré je me veux satisfaire, 105
Qu'il me faut craindre en maître, ou me chérir en père,
Et que si votre orgueil s'obstine à me haïr,
Qui ne peut être aimé se peut faire obéir.
PULCHÉRIE.
J'ai rendu jusqu'ici cette reconnoissance
A ces soins tant vantés d'élever mon enfance, 110
Que tant qu'on m'a laissée en quelque liberté,
J'ai voulu me défendre avec civilité;
Mais puisqu'on use enfin d'un pouvoir tyrannique,
Je vois bien qu'à mon tour il faut que je m'explique,
Que je me montre entière à l'injuste fureur, 115
Et parle à mon tyran en fille d'empereur.
Il falloit me cacher avec quelque artifice
Que j'étois Pulchérie et fille de Maurice,
Si tu faisois dessein de m'éblouir les yeux
Jusqu'à prendre tes dons pour des dons précieux. 120
Vois quels sont ces présents, dont le refus t'étonne:
Tu me donnes, dis-tu, ton fils et ta couronne;
Mais que me donnes-tu, puisque l'une est à moi,
Et l'autre en est indigne, étant sorti de toi?
Ta libéralité me fait peine à comprendre: 125
Tu parles de donner, quand tu ne fais que rendre;
Et puisqu'avecque moi tu veux le couronner [288],
Tu ne me rends mon bien que pour te le donner.
Tu veux que cet hymen que tu m'oses prescrire
Porte dans ta maison les titres de l'empire, 130
Et de cruel tyran, d'infâme ravisseur,
Te fasse vrai monarque, et juste possesseur.
Ne reproche donc plus à mon âme indignée [289]
Qu'en perdant tous les miens tu m'as seule épargnée:
Cette feinte douceur, cette ombre d'amitié, 135
Vint de ta politique, et non de ta pitié.
Ton intérêt dès lors fit seul cette réserve:
Tu m'as laissé la vie, afin qu'elle te serve;
Et mal sûr dans un trône où tu crains l'avenir,
Tu ne m'y veux placer que pour t'y maintenir; 140
Tu ne m'y fais monter que de peur d'en descendre;
Mais connois Pulchérie, et cesse de prétendre.
Je sais qu'il m'appartient, ce trône où tu te sieds,
Que c'est à moi d'y voir tout le monde à mes pieds;
Mais comme il est encor teint du sang de mon père, 145
S'il n'est lavé du tien, il ne sauroit me plaire [290];
Et ta mort, que mes vœux s'efforcent de hâter,
Est l'unique degré par où j'y veux monter [291]:
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être.
Qu'un autre t'aime en père, ou te redoute en maître, 150
Le cœur de Pulchérie est trop haut et trop franc
Pour craindre ou pour flatter le bourreau de son sang.
PHOCAS.
J'ai forcé ma colère à te prêter silence,
Pour voir à quel excès iroit ton insolence:
J'ai vu ce qui t'abuse et me fait mépriser, 155
Et t'aime encore assez pour te désabuser.
N'estime plus mon sceptre usurpé sur ton père,
Ni que pour l'appuyer ta main soit nécessaire.
Depuis vingt ans je règne, et je règne sans toi;
Et j'en eus tout le droit du choix qu'on fit de moi. 160
Le trône où je me sieds n'est pas un bien de race:
L'armée a ses raisons pour remplir cette place;
Son choix en est le titre; et tel est notre sort
Qu'une autre élection nous condamne à la mort.
Celle qu'on fit de moi fut l'arrêt de Maurice; 165
J'en vis avec regret le triste sacrifice:
Au repos de l'État il fallut l'accorder;
Mon cœur, qui résistoit, fut contraint de céder;
Mais pour remettre un jour l'empire en sa famille,
Je fis ce que je pus, je conservai sa fille, 170
Et sans avoir besoin de titre [292] ni d'appui,
Je te fais part d'un bien qui n'étoit plus à lui [293].
PULCHÉRIE.
Un chétif centenier des troupes de Mysie,
Qu'un gros de mutinés élut par fantaisie,
Oser arrogamment se vanter à mes yeux 175
D'être juste seigneur du bien de mes aïeux!
Lui qui n'a pour l'empire autre droit que ses crimes,
Lui qui de tous les miens fit autant de victimes,
Croire s'être lavé d'un si noir attentat
En imputant leur perte au repos de l'État! 180
Il fait plus, il me croit digne de cette excuse!
Souffre, souffre à ton tour que je te désabuse:
Apprends que si jadis quelques séditions
Usurpèrent le droit de ces élections,
L'empire étoit chez nous un bien héréditaire; 185
Maurice ne l'obtint qu'en gendre de Tibère;
Et l'on voit depuis lui remonter mon destin
Jusqu'au grand Théodose, et jusqu'à Constantin [294];
Et je pourrois avoir l'âme assez abattue....
PHOCAS.
Eh bien! si tu le veux, je te le restitue, 190
Cet empire, et consens encor que ta fierté
Impute à mes remords l'effet de ma bonté.
Dis que je te le rends et te fais des caresses,
Pour apaiser des tiens les ombres vengeresses,
Et tout ce qui pourra sous quelque autre couleur 195
Autoriser ta haine et flatter ta douleur;
Pour un dernier effort je veux souffrir la rage
Qu'allume dans ton cœur cette sanglante image.
Mais que t'a fait mon fils? étoit-il, au berceau,
Des tiens que je perdis le juge ou le bourreau? 200
Tant de vertus qu'en lui le monde entier admire
Ne l'ont-elles pas fait trop digne de l'empire [295]?
En ai-je eu quelque espoir qu'il n'aye assez rempli?
Et voit-on sous le ciel prince plus accompli?
Un cœur comme le tien, si grand, si magnanime.... 205
PULCHÉRIE.
Va, je ne confonds point ses vertus et ton crime;
Comme ma haine est juste et ne m'aveugle pas,
J'en vois assez en lui pour les plus grands États;
J'admire chaque jour les preuves qu'il en donne;
J'honore sa valeur, j'estime sa personne, 210
Et penche d'autant plus à lui vouloir du bien,
Que s'en voyant indigne il ne demande rien,
Que ses longues froideurs témoignent qu'il s'irrite
De ce qu'on veut de moi par delà son mérite [296],
Et que de tes projets son cœur triste et confus 215
Pour m'en faire justice approuve mes refus.
Ce fils si vertueux d'un père si coupable,
S'il ne devoit régner, me pourroit être aimable;
Et cette grandeur même où tu veux le porter [297]
Est l'unique motif qui m'y fait résister. 220
Après l'assassinat de ma famille entière,
Quand tu ne m'as laissé père, mère, ni frère,
Que j'en fasse ton fils légitime héritier!
Que j'assure par là leur trône au meurtrier!
Non, non: si tu me crois le cœur si magnanime 225
Qu'il ose séparer ses vertus de ton crime,
Sépare tes présents, et ne m'offre aujourd'hui
Que ton fils sans le sceptre, ou le sceptre sans lui,
Avise; et si tu crains qu'il te fût trop infâme
De remettre l'empire en la main d'une femme, 230
Tu peux dès aujourd'hui le voir mieux occupé:
Le ciel me rend un frère à ta rage échappé;
On dit qu'Héraclius est tout prêt de paroître:
Tyran, descends du trône, et fais place à ton maître.
A ce compte, arrogante, un fantôme nouveau, 235
Qu'un murmure confus fait sortir du tombeau,
Te donne cette audace et cette confiance!
Ce bruit s'est fait déjà digne de ta croyance.
Mais....
PULCHÉRIE.
Je sais qu'il est faux; pour t'assurer ce rang
Ta rage eut trop de soin de verser tout mon sang; 240
Mais la soif de ta perte en cette conjoncture
Me fait aimer l'auteur d'une belle imposture.
Au seul nom de Maurice il te fera trembler:
Puisqu'il se dit son fils, il veut lui ressembler;
Et cette ressemblance où son courage aspire 245
Mérite mieux que toi de gouverner l'empire.
J'irai par mon suffrage affermir cette erreur,
L'avouer pour mon frère et pour mon empereur,
Et dedans son parti jeter tout l'avantage
Du peuple convaincu par mon premier hommage. 250
Toi, si quelque remords te donne un juste effroi,
Sors du trône, et te laisse abuser comme moi:
Prends cette occasion de te faire justice.
PHOCAS.
Oui, je me la ferai bientôt par ton supplice:
Ma bonté ne peut plus arrêter mon devoir; 255
Ma patience a fait par delà son pouvoir.
Qui se laisse outrager mérite qu'on l'outrage;
Et l'audace impunie enfle trop un courage.
Tonne, menace, brave, espère en de faux bruits,
Fortifie, affermis ceux qu'ils auront séduits; 260
Dans ton âme à ton gré change ma destinée;
Mais choisis pour demain la mort ou l'hyménée.
PULCHÉRIE.
Il n'est pas pour ce choix besoin d'un grand effort
A qui hait l'hyménée et ne craint point la mort [298].
(En ces deux scènes, Héraclius passe pour Martian, et Martian pour Léonce. Héraclius se connoît, mais Martian ne se connoît pas [299].)
SCÈNE III.
PHOCAS, PULCHÉRIE, HÉRACLIUS, CRISPE [300].
PHOCAS, à Pulchérie.
Dis, si tu veux encor, que ton cœur la souhaite, 265
(A Héraclius.)
Approche, Martian, que je te le répète:
Cette ingrate furie, après tant de mépris,
Conspire encor la perte et du père et du fils;
Elle-même a semé cette erreur populaire
D'un faux Héraclius qu'elle accepte pour frère; 270
Mais quoi qu'à ces mutins elle puisse imposer,
Demain ils la verront mourir, ou t'épouser.
HÉRACLIUS.
Seigneur....
PHOCAS.
Garde sur toi d'attirer ma colère.
HÉRACLIUS.
Dussé-je mal user de cet amour de père,
Étant ce que je suis, je me dois quelque effort 275
Pour vous dire, Seigneur, que c'est vous faire tort,
Et que c'est trop montrer d'injuste défiance
De ne pouvoir régner que par son alliance:
Sans prendre un nouveau droit du nom de son époux,
Ma naissance suffit pour régner après vous. 280
J'ai du cœur, et tiendrois l'empire même infâme,
S'il falloit le tenir de la main d'une femme.
PHOCAS.
Eh bien! elle mourra, tu n'en as pas besoin.
HÉRACLIUS.
De vous-même, Seigneur, daignez mieux prendre soin.
Le peuple aime Maurice: en perdre ce qui reste 285
Nous rendroit ce tumulte au dernier point funeste [301].
Au nom d'Héraclius à demi soulevé,
Vous verriez par sa mort le désordre achevé.
Il vaut mieux la priver du rang qu'elle rejette,
Faire régner une autre [302], et la laisser sujette; 290
Et d'un parti plus bas punissant son orgueil....
PHOCAS.
Quand Maurice peut tout du creux de son cercueil,
A ce fils supposé, dont il me faut défendre,
Tu parles d'ajouter un véritable gendre!
HÉRACLIUS.
Seigneur, j'ai des amis chez qui cette moitié.... 295
PHOCAS.
A l'épreuve d'un sceptre il n'est point d'amitié,
Point qui ne s'éblouisse à l'éclat de sa pompe,
Point qu'après son hymen sa haine ne corrompe.
Elle mourra, te dis-je.
PULCHÉRIE.
Ah! ne m'empêchez pas
De rejoindre les miens par un heureux trépas. 300
La vapeur de mon sang ira grossir la foudre [303]
Que Dieu tient déjà prête à le réduire en poudre;
Et ma mort, en servant de comble à tant d'horreurs....
PHOCAS.
Par ses remercîments juge de ses fureurs.
J'ai prononcé l'arrêt, il faut que l'effet suive. 305
Résous-la de t'aimer, si tu veux qu'elle vive;
Sinon, j'en jure encore et ne t'écoute plus,
Son trépas dès demain punira ses refus.
SCÈNE IV.
PULCHÉRIE, HÉRACLIUS, MARTIAN.
HÉRACLIUS.
En vain il se promet que sous cette menace
J'espère en votre cœur surprendre quelque place: 310
Votre refus est juste, et j'en sais les raisons.
Ce n'est pas à nous deux d'unir les deux maisons;
D'autres destins, Madame, attendent l'un et l'autre:
Ma foi m'engage ailleurs aussi bien que la vôtre.
Vous aurez en Léonce un digne possesseur; 315
Je serai trop heureux d'en posséder la sœur.
Ce guerrier vous adore, et vous l'aimez de même;
Je suis aimé d'Eudoxe autant comme je l'aime;
Léontine leur mère est propice à nos vœux;
Et quelque effort qu'on fasse à rompre ces beaux nœuds,
D'un amour si parfait les chaînes sont si belles,
Que nos captivités doivent être éternelles.
PULCHÉRIE.
Seigneur, vous connoissez ce cœur infortuné:
Léonce y peut beaucoup; vous me l'avez donné,
Et votre main illustre augmente le mérite 325
Des vertus dont l'éclat pour lui me sollicite;
Mais à d'autres pensers il me faut recourir:
Il n'est plus temps d'aimer alors qu'il faut mourir;
Et quand à ce départ une âme se prépare....
HÉRACLIUS.
Redoutez un peu moins les rigueurs d'un barbare: 330
Pardonnez-moi ce mot; pour vous servir d'appui
J'ai peine à reconnoître encore un père en lui [304].
Résolu de périr pour vous sauver la vie,
Je sens tous mes respects céder à cette envie:
Je ne suis plus son fils, s'il en veut à vos jours, 335
Et mon cœur tout entier vole à votre secours.
PULCHÉRIE.
C'est donc avec raison que je commence à craindre,
Non la mort, non l'hymen où l'on me veut contraindre,
Mais ce péril extrême où pour me secourir
Je vois votre grand cœur aveuglément courir. 340
MARTIAN.
Ah! mon prince, ah! Madame, il vaut mieux vous résoudre,
Par un heureux hymen, à dissiper ce foudre.
Au nom de votre amour et de votre amitié,
Prenez de votre sort tous deux quelque pitié.
Que la vertu du fils, si pleine et si sincère, 345
Vainque la juste horreur que vous avez du père,
Et pour mon intérêt n'exposez pas tous deux....
HÉRACLIUS.
Que me dis-tu, Léonce? et qu'est-ce que tu veux?
Tu m'as sauvé la vie; et pour reconnoissance
Je voudrais à tes feux ôter leur récompense; 350
Et ministre insolent d'un prince furieux,
Couvrir de cette honte un nom si glorieux:
Ingrat à mon ami, perfide à ce que j'aime,
Cruel à la Princesse, odieux à moi-même!
Je te connois, Léonce, et mieux que tu ne crois; 355
Je sais ce que tu vaux, et ce que je te dois.
Son bonheur est le mien, Madame; et je vous donne
Léonce et Martian en la même personne:
C'est Martian en lui que vous favorisez.
Opposons la constance aux périls opposés. 360
Je vais près de Phocas essayer la prière;
Et si je n'en obtiens la grâce toute entière,
Malgré le nom de père et le titre de fils,
Je deviens le plus grand de tous ses ennemis.
Oui, si sa cruauté s'obstine à votre perte, 365
J'irai pour l'empêcher jusqu'à la force ouverte;
Et puisse, si le ciel m'y voit rien épargner,
Un faux Héraclius à ma place régner!
Adieu, Madame.
PULCHÉRIE.
Adieu, prince trop magnanime,
(Héraclius s'en va, et Pulchérie continue.)
Prince digne en effet d'un trône acquis sans crime, 370
Digne d'un autre père. Ah! Phocas, ah! tyran,
Se peut-il que ton sang ait formé Martian?
Mais allons, cher Léonce, admirant son courage,
Tâcher de notre part à repousser l'orage.
Tu t'es fait des amis, je sais des mécontents; 375
Le peuple est ébranlé, ne perdons point de temps [305]:
L'honneur te le commande, et l'amour t'y convie.
MARTIAN [306].
Pour otage en ses mains ce tigre a votre vie;
Et je n'oserai rien qu'avec un juste effroi
Qu'il ne venge sur vous ce qu'il craindra de moi. 380
PULCHÉRIE.
N'importe; à tout oser le péril doit contraindre.
Il ne faut craindre rien quand on a tout à craindre [307].
Allons examiner pour ce coup généreux
Les moyens les plus prompts et les moins dangereux.
FIN DU PREMIER ACTE.