Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
D. LÉONOR, D. MANRIQUE, D. LOPE.
D. MANRIQUE.
Quoique l'espoir d'un trône et l'amour d'une reine
Soient des biens que jamais on ne céda sans peine,
Quoiqu'à l'un de nous deux elle ait promis sa foi,
Nous cessons de prétendre où nous voyons un roi.
Dans notre ambition nous savons nous connoître; 1105
Et bénissant le ciel qui nous donne un tel maître,
Ce prince qu'il vous rend après tant de travaux [799]
Trouve en nous des sujets et non pas des rivaux:
Heureux si l'Aragon, joint avec la Castille,
Du sang de deux grands rois ne fait qu'une famille!
Nous vous en conjurons, loin d'en être jaloux,
Comme étant l'un et l'autre à l'État plus qu'à nous;
Et tous impatients d'en voir la force unie
Des Mores, nos voisins, dompter la tyrannie,
Nous renonçons sans honte à ce choix glorieux, 1115
Qui d'une grande reine abaissoit trop les yeux.
D. LÉONOR.
La générosité de votre déférence,
Comtes, flatte trop tôt ma nouvelle espérance:
D'un avis si douteux j'attends fort peu de fruit;
Et ce grand bruit enfin peut-être n'est qu'un bruit. 1120
Mais jugez-en tous deux et me daignez apprendre [800]
Ce qu'avecque raison mon cœur en doit attendre.
Les troubles d'Aragon vous sont assez connus;
Je vous en ai souvent tous deux entretenus,
Et ne vous redis point quelles longues misères 1125
Chassèrent don Fernand du trône de ses pères.
Il y voyoit déjà monter ses ennemis,
Ce prince malheureux, quand j'accouchai d'un fils:
On le nomma don Sanche; et pour cacher sa vie
Aux barbares fureurs du traître don Garcie, 1130
A peine eus-je loisir de lui dire un adieu,
Qu'il le fit enlever sans me dire en quel lieu;
Et je n'en pus jamais savoir que quelques marques,
Pour reconnoître un jour le sang de nos monarques.
Trop inutiles soins contre un si mauvais sort! 1135
Lui-même au bout d'un an m'apprit qu'il étoit mort.
Quatre ans après il meurt et me laisse une fille
Dont je vins par son ordre accoucher en Castille.
Il me souvient toujours de ses derniers propos;
Il mourut dans mes bras avec ces tristes mots: 1140
«Je meurs, et je vous laisse en un sort déplorable:
Le ciel vous puisse un jour être plus favorable!
Don Raymond a pour vous des secrets importants,
Et vous les apprendra quand il en sera temps:
Fuyez dans la Castille.» A ces mots il expire, 1145
Et jamais don Raymond ne me voulut rien dire.
Je partis sans lumière en ces obscurités:
Mais le voyant venir avec ces députés,
Et que c'est par leurs gens que ce grand bruit éclate
(Voyez qu'en sa faveur aisément on se flatte!), 1150
J'ai cru que du secret le temps étoit venu,
Et que don Sanche étoit ce mystère inconnu;
Qu'il l'amenoit ici reconnoître sa mère [801].
Hélas! que c'est en vain que mon amour l'espère!
A ma confusion ce bruit s'est éclairci; 1155
Bien loin de l'amener, ils le cherchent ici:
Voyez quelle apparence, et si cette province
A jamais su le nom de ce malheureux prince.
D. LOPE.
Si vous croyez au nom, vous croirez son trépas,
Et qu'on cherche don Sanche où don Sanche n'est pas;
Mais si vous en voulez croire la voix publique,
Et que notre pensée avec elle s'explique,
Ou le ciel pour jamais a repris ce héros,
Ou cet illustre prince est le vaillant Carlos.
Nous le dirons tous deux, quoique suspects d'envie,
C'est un miracle pur que le cours de sa vie.
Cette haute vertu qui charme tant d'esprits,
Cette fière valeur qui brave nos mépris,
Ce port majestueux, qui tout inconnu même,
A plus d'accès que nous auprès du diadème; 1170
Deux reines qu'à l'envi nous voyons l'estimer,
Et qui peut-être ont peine à ne le pas aimer;
Ce prompt consentement d'un peuple qui l'adore:
Madame, après cela j'ose le dire encore [802],
Ou le ciel pour jamais a repris ce héros, 1175
Ou cet illustre prince est le vaillant Carlos.
Nous avons méprisé sa naissance inconnue;
Mais à ce peu de jour nous recouvrons la vue,
Et verrions à regret qu'il fallût aujourd'hui
Céder notre espérance à tout autre qu'à lui. 1180
D. LÉONOR.
Il en a le mérite et non pas la naissance;
Et lui-même il en donne assez de connoissance,
Abandonnant la Reine à choisir parmi vous
Un roi pour la Castille, et pour elle un époux.
D. MANRIQUE.
Et ne voyez-vous pas que sa valeur s'apprête 1185
A faire sur tous trois cette illustre conquête?
Oubliez-vous déjà qu'il a dit à vos yeux
Qu'il ne veut rien devoir au nom de ses aïeux?
Son grand cœur se dérobe à ce haut avantage,
Pour devoir sa grandeur entière à son courage; 1190
Dans une cour si belle et si pleine d'appas,
Avez-vous remarqué qu'il aime en lieu plus bas?
D. LÉONOR.
Le voici: nous saurons ce que lui-même en pense.
SCÈNE II.
D. LÉONOR, CARLOS, D. MANRIQUE, D. LOPE.
CARLOS.
Madame, sauvez-moi d'un honneur qui m'offense:
Un peuple opiniâtre à m'arracher mon nom 1195
Veut que je sois don Sanche, et prince d'Aragon.
Puisque par sa présence il faut que ce bruit meure,
Dois-je être, en l'attendant, le fantôme d'une heure?
Ou si c'est une erreur qui lui promet ce roi,
Souffrez-vous qu'elle abuse et de vous et de moi? 1200
D. LÉONOR.
Quoi que vous présumiez de la voix populaire,
Par de secrets rayons le ciel souvent l'éclaire:
Vous apprendrez par là du moins les vœux de tous,
Et quelle opinion les peuples ont de vous.
Prince, ne cachez plus ce que le ciel découvre; 1205
Ne fermez pas nos yeux quand sa main nous les ouvre.
Vous devez être las de nous faire faillir.
Nous ignorons quel fruit vous en vouliez cueillir,
Mais nous avions pour vous une estime assez haute
Pour n'être pas forcés à commettre une faute; 1210
Et notre honneur, au vôtre en aveugle opposé,
Méritoit par pitié d'être désabusé.
Notre orgueil n'est pas tel qu'il s'attache aux personnes,
Ou qu'il ose oublier ce qu'il doit aux couronnes;
Et s'il n'a pas eu d'yeux pour un roi déguisé, 1215
Si l'inconnu Carlos s'en est vu méprisé,
Nous respectons don Sanche, et l'acceptons pour maître,
Sitôt qu'à notre reine il se fera connoître;
Et sans doute son cœur nous en avouera bien.
Hâtez cette union de votre sceptre au sien, 1220
Seigneur, et d'un soldat quittant la fausse image,
Recevez, comme roi, notre premier hommage.
CARLOS.
Comtes, ces faux respects dont je me vois surpris
Sont plus injurieux encor que vos mépris.
Je pense avoir rendu mon nom assez illustre 1225
Pour n'avoir pas besoin qu'on lui donne un faux lustre.
Reprenez vos honneurs où je n'ai point de part.
J'imputois ce faux bruit aux fureurs du hasard,
Et doutois qu'il pût être une âme assez hardie
Pour ériger Carlos en roi de comédie; 1230
Mais puisque c'est un jeu de votre belle humeur,
Sachez que les vaillants honorent la valeur,
Et que tous vos pareils auroient quelque scrupule
A faire de la mienne un éclat ridicule.
Si c'est votre dessein d'en réjouir ces lieux, 1235
Quand vous m'aurez vaincu vous me raillerez mieux:
La raillerie est belle après une victoire;
On la fait avec grâce aussi bien qu'avec gloire.
Mais vous précipitez un peu trop ce dessein;
La bague de la Reine est encore en ma main; 1240
Et l'inconnu Carlos, sans nommer sa famille,
Vous sert encor d'obstacle au trône de Castille.
Ce bras, qui vous sauva de la captivité,
Peut s'opposer encore à votre avidité [803].
D. MANRIQUE.
Pour n'être que Carlos, vous parlez bien en maître,
Et tranchez bien du prince en déniant de l'être.
Si nous avons tantôt jusqu'au bout défendu
L'honneur qu'à notre rang nous voyions [804] être dû,
Nous saurons bien encor jusqu'au bout le défendre;
Mais ce que nous devons, nous aimons à le rendre. 1250
Que vous soyez don Sanche ou qu'un autre le soit,
L'un et l'autre de nous lui rendra ce qu'il doit.
Pour le nouveau marquis, quoique l'honneur l'irrite,
Qu'il sache qu'on l'honore autant qu'il le mérite;
Mais que, pour nous combattre, il faut que le bon sang
Aide un peu sa valeur à soutenir ce rang.
Qu'il n'y prétende point, à moins qu'il se déclare;
Non que nous demandions qu'il soit Guzman ou Lare:
Qu'il soit noble, il suffit pour nous traiter d'égal;
Nous le verrons tous deux comme un digne rival; 1260
Et si don Sanche enfin n'est qu'une attente vaine,
Nous lui disputerons cet anneau de la Reine.
Qu'il souffre cependant, quoique brave guerrier,
Que notre bras dédaigne un simple aventurier.
Nous vous laissons, Madame, éclaircir ce mystère.
Le sang à des secrets qu'entend mieux une mère;
Et dans les différends qu'avec lui nous avons,
Nous craignons d'oublier ce que nous vous devons.
SCÈNE III.
D. LÉONOR, CARLOS.
CARLOS.
Madame, vous voyez comme l'orgueil me traite:
Pour me faire un honneur, on veut que je l'achète; 1270
Mais s'il faut qu'il m'en coûte un secret de vingt ans,
Cet anneau dans mes mains pourra briller longtemps.
D. LÉONOR.
Laissons là ce combat, et parlons de don Sanche.
Ce bruit est grand pour vous, toute la cour y penche:
De grâce, dites-moi, vous connoissez-vous bien? 1275
CARLOS.
Plût à Dieu qu'en mon sort je ne connusse rien!
Si j'étois quelque enfant épargné des tempêtes,
Livré dans un désert à la merci des bêtes,
Exposé par la crainte ou par l'inimitié,
Rencontré par hasard et nourri par pitié, 1280
Mon orgueil à ce bruit prendroit quelque espérance
Sur votre incertitude et sur mon ignorance;
Je me figurerois ces destins merveilleux,
Qui tiroient du néant les héros fabuleux,
Et me revêtirois des brillantes chimères 1285
Qu'osa former pour eux le loisir de nos pères;
Car enfin je suis vain, et mon ambition
Ne peut s'examiner sans indignation;
Je ne puis regarder sceptre ni diadème,
Qu'ils n'emportent mon âme au delà d'elle-même: 1290
Inutiles élans d'un vol impétueux
Que pousse vers le ciel un cœur présomptueux,
Que soutiennent en l'air quelques exploits de guerre,
Et qu'un coup d'œil sur moi rabat soudain à terre!
Je ne suis point don Sanche, et connois mes parents;
Ce bruit me donne en vain un nom que je vous rends;
Gardez-le pour ce prince: une heure ou deux peut-être
Avec vos députés vous le feront connoître.
Laissez-moi cependant à cette obscurité
Qui ne fait que justice à ma témérité. 1300
D. LÉONOR.
En vain donc je me flatte, et ce que j'aime à croire
N'est qu'une illusion que me fait votre gloire?
Mon cœur vous en dédit: un secret mouvement,
Qui le penche vers vous, malgré moi vous dément;
Mais je ne puis juger quelle source l'anime, 1305
Si c'est l'ardeur du sang, ou l'effort de l'estime;
Si la nature agit, ou si c'est le desir;
Si c'est vous reconnoître, ou si c'est vous choisir.
Je veux bien toutefois étouffer ce murmure
Comme de vos vertus une aimable imposture, 1310
Condamner, pour vous plaire, un bruit qui m'est si doux;
Mais où sera mon fils s'il ne vit point en vous?
On veut qu'il soit ici; je n'en vois aucun signe:
On connoît, hormis vous, quiconque en seroit digne;
Et le vrai sang des rois, sous le sort abattu, 1315
Peut cacher sa naissance et non pas sa vertu:
Il porte sur le front un luisant caractère
Qui parle malgré lui de tout ce qu'il veut taire;
Et celui que le ciel sur le vôtre avoit mis
Pouvoit seul m'éblouir, si vous l'eussiez permis. 1320
Vous ne l'êtes donc point, puisque vous me le dites;
Mais vous êtes à craindre avec tant de mérites.
Souffrez que j'en demeure à cette obscurité.
Je ne condamne point votre témérité:
Mon estime, au contraire, est pour vous si puissante,
Qu'il ne tiendra qu'à vous que mon cœur n'y consente:
Votre sang avec moi n'a qu'à se déclarer,
Et je vous donne après liberté d'espérer.
Que si même à ce prix vous cachez votre race,
Ne me refusez point du moins une autre grâce: 1330
Ne vous préparez plus à nous accompagner;
Nous n'avons plus besoin de secours pour régner.
La mort de don Garcie a puni tous ses crimes,
Et rendu l'Aragon à ses rois légitimes;
N'en cherchez plus la gloire, et quels que soient vos vœux,
Ne me contraignez point à plus que je ne veux.
Le prix de la valeur doit avoir ses limites;
Et je vous crains enfin avec tant de mérites.
C'est assez vous en dire. Adieu: pensez-y bien,
Et faites-vous connoître, ou n'aspirez à rien. 1340
SCÈNE IV.
CARLOS, BLANCHE.
BLANCHE.
Qui ne vous craindra point, si les reines vous craignent?
CARLOS.
Elles se font raison lorsqu'elles me dédaignent.
BLANCHE.
Dédaigner un héros qu'on reconnoît pour roi!
CARLOS.
N'aide point à l'envie à se jouer de moi,
Blanche, si tu te plais à seconder sa haine [805], 1345
Du moins respecte en moi l'ouvrage de ta reine [806].
La Reine même en vous ne voit plus aujourd'hui
Qu'un prince que le ciel nous montre malgré lui;
Mais c'est trop la tenir dedans l'incertitude;
Ce silence vers elle est une ingratitude: 1350
Ce qu'a fait pour Carlos sa générosité
Méritoit de don Sanche une civilité.
CARLOS.
Ah! nom fatal pour moi, que tu me persécutes,
Et prépares mon âme à d'effroyables chutes!
SCÈNE V.
D. ISABELLE, CARLOS, BLANCHE.
CARLOS.
Madame, commandez qu'on me laisse en repos, 1355
Qu'on ne confonde plus don Sanche avec Carlos;
C'est faire au nom d'un prince [807] une trop longue injure:
Je ne veux que celui de votre créature;
Et si le sort jaloux, qui semble me flatter,
Veut m'élever plus haut pour m'en précipiter, 1360
Souffrez qu'en m'éloignant je dérobe ma tête
A l'indigne revers que sa fureur m'apprête.
Je le vois de trop loin pour l'attendre en ce lieu;
Souffrez que je l'évite en vous disant adieu;
Souffrez....
D. ISABELLE.
Quoi? ce grand cœur redoute une couronne!
Quand on le croit monarque, il frémit, il s'étonne!
Il veut fuir cette gloire, et se laisse alarmer
De ce que sa vertu force d'en présumer!
Ah! vous ne voyez pas que cette erreur commune
N'est qu'une trahison de ma bonne fortune; 1370
Que déjà mes secrets sont à demi trahis.
Je lui cachois en vain ma race et mon pays;
En vain sous un faux nom je me faisois connoître,
Pour lui faire oublier ce qu'elle m'a fait naître;
Elle a déjà trouvé mon pays et mon nom. 1375
Je suis Sanche, Madame, et né dans l'Aragon;
Et je crois déjà voir sa malice funeste
Détruire votre ouvrage en découvrant le reste,
Et faire voir ici, par un honteux effet,
Quel comte et quel marquis votre faveur a fait. 1380
D. ISABELLE.
Pourrois-je alors manquer de force ou de courage
Pour empêcher le sort d'abattre mon ouvrage?
Ne me dérobez point ce qu'il ne peut ternir;
Et la main qui l'a fait saura le soutenir.
Mais vous vous en formez une vaine menace 1385
Pour faire un beau prétexte à l'amour qui vous chasse.
Je ne demande plus d'où partoit ce dédain,
Quand j'ai voulu vous faire un hymen de ma main.
Allez dans l'Aragon suivre votre princesse,
Mais allez-y du moins sans feindre une foiblesse; 1390
Et puisque ce grand cœur s'attache à ses appas,
Montrez, en la suivant, que vous ne fuyez pas.
CARLOS.
Ah! Madame, plutôt apprenez tous mes crimes;
Ma tête est à vos pieds, s'il vous faut des victimes.
Tout chétif que je suis, je dois vous avouer 1395
Qu'en me plaignant du sort j'ai de quoi m'en louer:
S'il m'a fait en naissant quelque désavantage,
Il m'a donné d'un roi le nom et le courage;
Et depuis que mon cœur est capable d'aimer,
A moins que d'une reine, il n'a pu s'enflammer: 1400
Voilà mon premier crime, et je ne puis vous dire
Qui m'a fait infidèle, ou vous, ou donne Elvire;
Mais je sais que ce cœur, des deux parts engagé,
Se donnant à vous deux, ne s'est point partagé,
Toujours prêt d'embrasser son service et le vôtre, 1405
Toujours prêt à mourir et pour l'une et pour l'autre.
Pour n'en adorer qu'une, il eût fallu choisir;
Et ce choix eût été du moins quelque desir,
Quelque espoir outrageux d'être mieux reçu d'elle,
Et j'ai cru moins de crime à paroître infidèle. 1410
Qui n'a rien à prétendre en peut bien aimer deux,
Et perdre en plus d'un lieu des soupirs et des vœux:
Voilà mon second crime; et quoique ma souffrance
Jamais à ce beau feu n'ait permis d'espérance,
Je ne puis sans mourir d'un désespoir jaloux, 1415
Voir dans les bras d'un autre, on donne Elvire, ou vous.
Voyant que votre choix m'apprêtoit ce martyre,
Je voulois m'y soustraire en suivant donne Elvire,
Et languir auprès d'elle, attendant que le sort
Par un semblable hymen m'eût envoyé la mort. 1420
Depuis, l'occasion que vous-même avez faite,
M'a fait quitter le soin d'une telle retraite.
Ce trouble a quelque temps amusé ma douleur;
J'ai cru par ces combats reculer mon malheur.
Le coup de votre perte est devenu moins rude, 1425
Lorsque j'en ai vu l'heure en quelque incertitude,
Et que j'ai pu me faire une si douce loi
Que ma mort vous donnât un plus vaillant que moi.
Mais je n'ai plus, Madame, aucun combat à faire.
Je vois pour vous don Sanche un époux nécessaire; 1430
Car ce n'est point l'amour qui fait l'hymen des rois:
Les raisons de l'État règlent toujours leur choix;
Leur sévère grandeur jamais ne se ravale,
Ayant devant les yeux un prince qui l'égale;
Et puisque le saint nœud qui le fait votre époux 1435
Arrête comme sœur donne Elvire avec vous,
Que je ne puis la voir sans voir ce qui me tue,
Permettez que j'évite une fatale vue,
Et que je porte ailleurs les criminels soupirs
D'un reste malheureux de tant de déplaisirs. 1440
D. ISABELLE.
Vous m'en dites assez pour mériter ma haine,
Si je laissois agir les sentiments de reine;
Par un trouble secret je les sens confondus;
Partez, je le consens, et ne les troublez plus.
Mais non: pour fuir don Sanche, attendez qu'on le voie;
Ce bruit peut être faux, et me rendre ma joie.
Que dis-je? Allez, marquis, j'y consens de nouveau;
Mais avant de partir donnez-lui mon anneau;
Si ce n'est toutefois une faveur trop grande
Que pour tant de faveurs une reine demande. 1450
CARLOS.
Vous voulez que je meure, et je dois obéir,
Dût cette obéissance à mon sort me trahir:
Je recevrai pour grâce un si juste supplice,
S'il en rompt la menace et prévient la malice,
Et souffre que Carlos en donnant cet anneau, 1455
Emporte ce faux nom et sa gloire au tombeau.
C'est l'unique bonheur où ce coupable aspire.
D. ISABELLE.
Que n'êtes-vous don Sanche! Ah ciel! qu'osé-je dire?
Adieu: ne croyez pas ce soupir indiscret.
CARLOS.
Il m'en a dit assez pour mourir sans regret. 1460
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
D. ALVAR, D. ELVIRE.
D. ALVAR.
Enfin, après un sort à mes vœux si contraire,
Je dois bénir le ciel qui vous renvoie un frère;
Puisque de notre reine il doit être l'époux,
Cette heureuse union me laisse tout à vous.
Je me vois affranchi d'un honneur tyrannique, 1465
D'un joug que m'imposoit cette faveur publique,
D'un choix qui me forçoit à vouloir être roi:
Je n'ai plus de combat à faire contre moi,
Plus à craindre le prix d'une triste victoire;
Et l'infidélité que vous faisoit ma gloire 1470
Consent que mon amour, de ses lois dégagé,
Vous rende un inconstant qui n'a jamais changé.
D. ELVIRE.
Vous êtes généreux, mais votre impatience
Sur un bruit incertain prend trop de confiance;
Et cette prompte ardeur de rentrer dans mes fers 1475
Me console trop tôt d'un trône que je perds.
Ma perte n'est encor qu'une rumeur confuse
Qui du nom de Carlos, malgré Carlos, abuse;
Et vous ne savez pas, à vous en bien parler,
Par quelle offre et quels vœux on m'en peut consoler.
Plus que vous ne pensez la couronne m'est chère;
Je perds plus qu'on ne croit, si Carlos est mon frère.
Attendez les effets que produiront ces bruits;
Attendez que je sache au vrai ce que je suis,
Si le ciel m'ôte ou laisse enfin le diadème, 1485
S'il vous faut m'obtenir d'un frère ou de moi-même,
Si par l'ordre d'autrui je vous dois écouter,
Ou si j'ai seulement mon cœur à consulter.
D. ALVAR.
Ah! ce n'est qu'à ce cœur que le mien vous demande,
Madame, c'est lui seul que je veux qui m'entende; 1490
Et mon propre bonheur m'accableroit d'ennui,
Si je n'étois à vous que par l'ordre d'autrui.
Pourrois-je de ce frère implorer la puissance,
Pour ne vous obtenir que par obéissance,
Et par un lâche abus de son autorité, 1495
M'élever en tyran sur votre volonté?
D. ELVIRE.
Avec peu de raison vous craignez qu'il arrive
Qu'il ait des sentiments que mon âme ne suive:
Le digne sang des rois n'a point d'yeux que leurs yeux,
Et leurs premiers sujets obéissent le mieux. 1500
Mais vous êtes étrange avec vos déférences,
Dont les submissions cherchent des assurances,
Vous ne craignez d'agir contre ce que je veux,
Que pour tirer de moi que j'accepte vos vœux,
Et vous obstineriez dans ce respect extrême 1505
Jusques à me forcer à dire: «Je vous aime.»
Ce mot est un peu rude à prononcer pour nous;
Souffrez qu'à m'expliquer j'en trouve de plus doux.
Je vous dirai beaucoup, sans pourtant rien vous dire.
Je sais depuis quel temps vous aimez donne Elvire;
Je sais ce que je dois, je sais ce que je puis;
Mais, encore une fois, sachons ce que je suis;
Et si vous n'aspirez qu'au bonheur de me plaire,
Tâchez d'approfondir ce dangereux mystère.
Carlos a tant de lieu de vous considérer, 1515
Que s'il devient mon roi, vous devez espérer [808].
D. ALVAR.
Madame....
D. ELVIRE.
En ma faveur, donnez-vous cette peine,
Et me laissez, de grâce, entretenir la Reine.
D. ALVAR.
J'obéis avec joie, et ferai mon pouvoir
A vous dire bientôt ce qui s'en peut savoir. 1520
SCÈNE II.
D. LÉONOR, D. ELVIRE.
D. LÉONOR.
Don Alvar me fuit-il?
D. ELVIRE.
Madame, à ma prière,
Il va dans tous ces bruits chercher quelque lumière.
J'ai craint, en vous voyant, un secours pour ses feux,
Et de défendre mal mon cœur contre vous deux.
D. LÉONOR.
Ne pourra-t-on jamais gagner votre courage? 1525
D. ELVIRE.
Il peut tout obtenir, ayant votre suffrage.
D. LÉONOR.
Je lui puis donc enfin promettre votre foi?
D. ELVIRE.
Oui, si vous lui gagnez celui du nouveau roi.
Et si ce bruit est faux? si vous demeurez reine?
D. ELVIRE.
Que vous puis-je répondre, en étant incertaine? 1530
D. LÉONOR.
En cette incertitude on peut faire espérer.
D. ELVIRE.
On peut attendre aussi pour en délibérer:
On agit autrement quand le pouvoir suprême....
SCÈNE III.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE.
D. ISABELLE.
J'interromps vos secrets, mais j'y prends part moi-même;
Et j'ai tant d'intérêt de connoître ce fils, 1535
Que j'ose demander ce qui s'en est appris.
D. LÉONOR.
Vous ne m'en voyez pas davantage éclaircie.
D. ISABELLE.
Mais de qui tenez-vous la mort de don Garcie,
Vu que depuis un mois qu'il vient des députés [809],
On parloit seulement de peuples révoltés? 1540
D. LÉONOR.
Je vous puis sur ce point aisément satisfaire:
Leurs gens m'en ont donné la raison assez claire.
On assiégeoit encor, alors qu'ils sont partis,
Dedans leur dernier fort don Garcie et son fils.
On l'a pris tôt après; et soudain par sa prise 1545
Don Raymond prisonnier recouvrant sa franchise,
Les voyant tous deux morts, publie à haute voix
Que nous avions un roi du vrai sang de nos rois,
Que don Sanche vivoit, et part en diligence
Pour rendre à l'Aragon le bien de sa présence. 1550
Il joint nos députés hier sur la fin du jour,
Et leur dit que ce prince étoit en votre cour.
C'est tout ce que j'ai pu tirer d'un domestique:
Outre qu'avec ces gens rarement on s'explique,
Comme ils entendent mal, leur rapport est confus; 1555
Mais bientôt don Raymond vous dira le surplus.
Que nous veut cependant Blanche toute étonnée?
SCÈNE IV.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, BLANCHE.
BLANCHE.
Ah! Madame!
D. ISABELLE.
Qu'as-tu?
BLANCHE.
La funeste journée!
Votre Carlos....
D. ISABELLE.
Eh bien?
BLANCHE.
Son père est en ces lieux,
Et n'est....
D. ISABELLE.
Quoi?
BLANCHE.
Qu'un pêcheur.
Qui te l'a dit?
BLANCHE.
Mes yeux.
D. ISABELLE.
Tes yeux?
BLANCHE.
Mes propres yeux.
D. ISABELLE.
Que j'ai peine à les croire!
D. LÉONOR.
Voudriez-vous, Madame, en apprendre l'histoire?
D. ELVIRE.
Que le ciel est injuste!
D. ISABELLE.
Il l'est, et nous fait voir
Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
Qui du sang le plus vil tire une âme si belle, 1565
Et forme une vertu qui n'a lustre que d'elle.
Parle, Blanche, et dis-nous comme il voit ce malheur.
BLANCHE.
Avec beaucoup de honte, et plus encor de cœur.
Du haut de l'escalier je le voyois descendre;
En vain de ce faux bruit il se vouloit défendre; 1570
Votre cour, obstinée à lui changer de nom,
Murmuroit tout autour: «Don Sanche d'Aragon!»
Quand un chétif vieillard le saisit et l'embrasse [810].
Lui qui le reconnoît frémit de sa disgrâce;
Puis laissant la nature à ses pleins mouvements, 1575
Répond avec tendresse à ses embrassements.
Ses pleurs mêlent aux siens une fierté sincère;
On n'entend que soupirs: «Ah! mon fils!—Ah! mon père!
—Oh! jour trois fois heureux! moment trop attendu!
Tu m'as rendu la vie!» et: «Vous m'avez perdu [811]!»
Chose étrange! à ces cris de douleur et de joie,
Un grand peuple accouru ne veut pas qu'on les croie [812];
Il s'aveugle soi-même; et ce pauvre pêcheur,
En dépit de Carlos, passe pour imposteur.
Dans les bras de ce fils on lui fait mille hontes: 1585
C'est un fourbe, un méchant suborné par les comtes.
Eux-mêmes (admirez leur générosité)
S'efforcent d'affermir cette incrédulité;
Non qu'ils prennent sur eux de si lâches pratiques;
Mais ils en font auteur un de leurs domestiques, 1590
Qui pensant bien leur plaire, a si mal à propos
Instruit ce malheureux pour affronter Carlos.
Avec avidité cette histoire est reçue:
Chacun la tient trop vraie aussitôt qu'elle est sue;
Et pour plus de croyance à cette trahison, 1595
Les comtes font traîner ce bonhomme en prison.
Carlos rend témoignage en vain contre soi-même;
Les vérités qu'il dit cèdent au stratagème,
Et dans le déshonneur qui l'accable aujourd'hui,
Ses plus grands envieux l'en sauvent malgré lui. 1600
Il tempête, il menace, et bouillant de colère,
Il crie à pleine voix qu'on lui rende son père:
On tremble devant lui sans croire son courroux;
Et rien.... Mais le voici qui vient s'en plaindre à vous [813].
SCÈNE V.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, BLANCHE, CARLOS, D. MANRIQUE, D. LOPE.
CARLOS.
Eh bien! Madame, enfin on connoît ma naissance: 1605
Voilà le digne fruit de mon obéissance.
J'ai prévu ce malheur, et l'aurois évité,
Si vos commandements ne m'eussent arrêté.
Ils m'ont livré, Madame, à ce moment funeste;
Et l'on m'arrache encor le seul bien qui me reste! 1610
On me vole mon père! on le fait criminel!
On attache à son nom un opprobre éternel!
Je suis fils d'un pêcheur, mais non pas d'un infâme:
La bassesse du sang ne va point jusqu'à l'âme;
Et je renonce aux noms de comte et de marquis 1615
Avec bien plus d'honneur qu'aux sentiments de fils:
Rien n'en peut effacer le sacré caractère.
De grâce, commandez qu'on me rende mon père.
Ce doit leur être assez de savoir qui je suis,
Sans m'accabler encor par de nouveaux ennuis. 1620
D. MANRIQUE.
Forcez ce grand courage à conserver sa gloire,
Madame, et l'empêchez lui-même de se croire.
Nous n'avons pu souffrir qu'un bras qui tant de fois
A fait trembler le More et triompher nos rois [814],
Reçût de sa naissance une tache éternelle: 1625
Tant de valeur mérite une source plus belle.
Aidez ainsi que nous ce peuple à s'abuser;
Il aime son erreur, daignez l'autoriser:
A tant de beaux exploits rendez cette justice,
Et de notre pitié soutenez l'artifice. 1630
CARLOS.
Je suis bien malheureux, si je vous fais pitié;
Reprenez votre orgueil et votre inimitié.
Après que ma fortune a soûlé votre envie,
Vous plaignez aisément mon entrée à la vie;
Et me croyant par elle à jamais abattu, 1635
Vous exercez sans peine une haute vertu.
Peut-être elle ne fait qu'une embûche à la mienne.
La gloire de mon nom vaut bien qu'on la retienne;
Mais son plus bel éclat seroit trop acheté,
Si je le retenois par une lâcheté. 1640
Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache:
Puisque vous la savez [815], je veux bien qu'on la sache.
Sanche, fils d'un pêcheur, et non d'un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur;
Sanche, fils d'un pêcheur, mettoit naguère en peine
Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine;
Sanche, fils d'un pêcheur, tient encore en sa main
De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain;
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince. 1650
Voilà ce qu'a pu faire et qu'a fait à vos yeux
Un cœur que ravaloit le nom de ses aïeux.
La gloire qui m'en reste après cette disgrâce
Éclate encore assez pour honorer ma race,
Et paroîtra plus grande à qui comprendra bien 1655
Qu'à l'exemple du ciel j'ai fait beaucoup de rien.
D. LOPE.
Cette noble fierté désavoue un tel père,
Et par un témoignage à soi-même contraire,
Obscurcit de nouveau ce qu'on voit éclairci.
Non, le fils d'un pêcheur ne parle point ainsi, 1660
Et son âme paroît si dignement formée,
Que j'en crois plus que lui l'erreur que j'ai semée.
Je le soutiens, Carlos, vous n'êtes point son fils:
La justice du ciel ne peut l'avoir permis;
Les tendresses du sang vous font une imposture, 1665
Et je démens pour vous la voix de la nature.
Ne vous repentez point de tant de dignités
Dont il vous plut orner ses rares qualités:
Jamais plus digne main ne fit plus digne ouvrage,
Madame; il les relève avec ce grand courage; 1670
Et vous ne leur pouviez trouver plus haut appui,
Puisque même le sort est au-dessous de lui.
D. ISABELLE.
La générosité qu'en tous les trois j'admire
Me met en un état de n'avoir que leur dire.
Et dans la nouveauté de ces événements, 1675
Par un illustre effort prévient mes sentiments.
Ils paroîtront en vain, comtes, s'ils vous excitent
A lui rendre l'honneur que ses hauts faits méritent,
Et ne dédaigner pas l'illustre et rare objet
D'une haute valeur qui part d'un sang abjet [816]: 1680
Vous courez au-devant avec tant de franchise,
Qu'autant que du pêcheur je m'en trouve surprise.
Et vous, que par mon ordre ici j'ai retenu,
Sanche, puisqu'à ce nom vous êtes reconnu,
Miraculeux héros dont la gloire refuse 1685
L'avantageuse erreur d'un peuple qui s'abuse,
Parmi les déplaisirs que vous en recevez,
Puis-je vous consoler d'un sort que vous bravez?
Puis-je vous demander ce que je vous vois faire?
Je vous tiens malheureux d'être né d'un tel père; 1690
Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point
D'être né d'un tel père, et de n'en rougir point,
Et de ce qu'un grand cœur, mis dans l'autre balance,
Emporte encor si haut une telle naissance.
SCÈNE VI.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, CARLOS, D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.
D. ALVAR.
Princesses, admirez l'orgueil d'un prisonnier, 1695
Qu'en faveur de son fils on veut calomnier.
Ce malheureux pêcheur, par promesse ni crainte,
Ne sauroit se résoudre à souffrir une feinte.
J'ai voulu lui parler, et n'en fais que sortir;
J'ai tâché, mais en vain, de lui faire sentir 1700
Combien mal à propos sa présence importune
D'un fils si généreux renverse la fortune,
Et qu'il le perd d'honneur, à moins que d'avouer
Que c'est un lâche tour qu'on le force à jouer;
J'ai même à ces raisons ajouté la menace: 1705
Bien ne peut l'ébranler, Sanche est toujours sa race,
Et quant à ce qu'il perd de fortune et d'honneur,
Il dit qu'il a de quoi le faire grand seigneur [817],
Et que plus de cent fois il a su de sa femme
(Voyez qu'il est crédule et simple au fond de l'âme) 1710
Que voyant ce présent, qu'en mes mains il a mis,
La reine d'Aragon agrandiroit son fils.
(A D. Léonor.)
Si vous le recevez avec autant de joie,
Madame, que par moi ce vieillard vous l'envoie,
Vous donnerez sans doute à cet illustre fils 1715
Un rang encor plus haut que celui de marquis.
Ce bonhomme en paroît l'âme toute comblée.
(D. Alvar présente à D. Léonor un petit écrin, qui s'ouvre sans clef, au moyen d'un ressort secret.)
D. ISABELLE.
Madame, à cet aspect vous paraissez troublée.
J'ai bien sujet de l'être en recevant ce don,
Madame: j'en saurai si mon fils vit ou non [818]; 1720
Et c'est où le feu Roi, déguisant sa naissance,
D'un sort si précieux mit la reconnoissance.
Disons ce qu'il enferme avant que de l'ouvrir.
Ah! Sanche, si par là je puis le découvrir [819],
Vous pouvez être sûr d'un entier avantage 1725
Dans les lieux dont le ciel a fait notre partage;
Et qu'après ce trésor que vous m'aurez rendu,
Vous recevrez le prix qui vous en sera dû [820].
Mais à ce doux transport c'est déjà trop permettre.
Trouvons notre bonheur avant que d'en promettre. 1730
Ce présent donc enferme un tissu de cheveux
Que reçut don Fernand pour arrhes de mes vœux,
Son portrait et le mien, deux pierres les plus rares
Que forme le soleil sous les climats barbares,
Et pour un témoignage encore plus certain, 1735
Un billet que lui-même écrivit de sa main.
UN GARDE.
Madame, don Raymond vous demande audience.
D. LÉONOR.
Qu'il entre. Pardonnez à mon impatience,
Si l'ardeur de le voir et de l'entretenir
Avant votre congé l'ose faire venir. 1740
D. ISABELLE.
Vous pouvez commander dans toute la Castille,
Et je ne vous vois plus qu'avec des yeux de fille.
SCÈNE VII.
D. ISABELLE, D. LÉONOR, D. ELVIRE, CARLOS, D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE, D. RAYMOND.
D. LÉONOR.
Laissez là, don Raymond, la mort de nos tyrans,
Et rendez seulement don Sanche à ses parents.
Vit-il? peut-il braver nos fières destinées? 1745
D. RAYMOND.
Sortant d'une prison de plus de six années,
Je l'ai cherché, Madame, où pour les mieux braver,
Par l'ordre du feu Roi je le fis élever,
Avec tant de secret, que même un second père,
Qui l'estime son fils, ignore ce mystère. 1750
Ainsi qu'en votre cour Sanche y fut son vrai nom,
Et l'on n'en retrancha que cet illustre don.
Là j'ai su qu'à seize ans son généreux courage
S'indigna des emplois de son faux parentage;
Qu'impatient déjà d'être si mal tombé, 1755
A sa fausse bassesse il s'étoit dérobé;
Que déguisant son nom et cachant sa famille,
Il avoit fait merveille aux guerres de Castille,
D'où quelque sien voisin, depuis peu de retour,
L'avoit vu plein de gloire, et fort bien en la cour [821]; 1760
Que du bruit de son nom elle étoit toute pleine,
Qu'il étoit connu même et chéri de la Reine:
Si bien que ce pêcheur, d'aise tout transporté,
Avoit couru chercher ce fils si fort vanté.
D. LÉONOR.
Don Raymond, si vos yeux pouvoient le reconnoître....
Oui, je le vois, Madame. Ah! Seigneur, ah! mon maître!
D. LOPE.
Nous l'avions bien jugé: grand prince, rendez-vous;
La vérité paroît; cédez aux vœux de tous.
D. LÉONOR.
Don Sanche, voulez-vous être seul incrédule?
CARLOS.
Je crains encor du sort un revers ridicule. 1770
Mais, Madame, voyez si le billet du Roi
Accorde à don Raymond ce qu'il vous dit de moi.
D. LÉONOR 
ouvre l'écrin, et en tire un billet qu'elle lit.
Pour tromper un tyran je vous trompe vous-même,
Vous reverrez ce fils que je vous fais pleurer:
Cette erreur lui peut rendre un jour le diadème; 1775
Et je vous l'ai caché pour le mieux assurer.
Si ma feinte vers vous passe pour criminelle,
Pardonnez-moi les maux quelle vous fait souffrir,
De crainte que les soins de l'amour maternelle
Par leurs empressements le fissent découvrir. 1780
Nugne, un pauvre pêcheur, s'en croit être le père;
Sa femme en son absence accouchant d'un fils mort,
Elle reçut le vôtre, et sut si bien se taire,
Que le père et le fils en ignorent le sort.
Elle-même l'ignore; et d'un si grand échange 1785
Elle sait seulement qu'il n'est pas de son sang,
Et croit que ce présent par un miracle étrange,
Doit un jour par vos mains lui rendre son vrai rang.
A ces marques, un jour, daignez le reconnoître;
Et puisse l'Aragon, retournant sous vos lois, 1790
Apprendre ainsi que vous, de moi qui l'ai vu naître,
Que Sanche, fils de Nugne, est le sang de ses rois [822]!
D. FERNAND D'ARAGON.
Ah! mon fils, s'il en faut encore davantage,
Croyez-en vos vertus et votre grand courage.
CARLOS, à D. Léonor [823].
Ce seroit mal répondre à ce rare bonheur 1795
Que vouloir me défendre encor d'un tel honneur,
(à D. Isabelle.)
Je reprends toutefois Nugne pour mon vrai père,
Si vous ne m'ordonnez, Madame, que j'espère.
D. ISABELLE.
C'est trop peu d'espérer, quand tout vous est acquis.
Je vous avois fait tort en vous faisant marquis; 1800
Et vous n'aurez [824] pas lieu désormais de vous plaindre
De ce retardement où j'ai su vous contraindre.
Et pour moi, que le ciel destinoit pour un roi,
Digne de la Castille et digne encor de moi,
J'avois mis cette bague en des mains assez bonnes 1805
Pour la rendre à don Sanche, et joindre nos couronnes.
CARLOS.
Je ne m'étonne plus de l'orgueil de mes vœux,
Qui, sans le partager, donnoient mon cœur à deux:
Dans les obscurités d'une telle aventure,
L'amour se confondoit avecque la nature. 1810
D. ELVIRE.
Le nôtre y répondoit sans faire honte au rang,
Et le mien vous payoit ce que devoit le sang.
CARLOS, à D. Elvire.
Si vous m'aimez encore, et m'honorez en frère,
Un époux de ma main pourrait-il vous déplaire?
D. ELVIRE.
Si don Alvar de Lune est cet illustre époux, 1815
Il vaut bien à mes yeux tout ce qui n'est point vous.
Il honoroit [825] en moi la vertu toute nue.
(A D. Manrique et à D. Lope.)
Et vous, qui dédaigniez ma naissance inconnue,
Comtes, et les premiers en cet événement
Jugiez en ma faveur si véritablement, 1820
Votre dédain fut juste autant que son estime:
C'est la même vertu sous une autre maxime.
D. RAYMOND, à D. Isabelle.
Souffrez qu'à l'Aragon il daigne se montrer.
Nos députés, Madame, impatients d'entrer....
D. ISABELLE.
Il vaut mieux leur donner audience publique, 1825
Afin qu'aux yeux de tous ce miracle s'explique.
Allons; et cependant qu'on mette en liberté
Celui par qui tant d'heur nous vient d'être apporté;
Et qu'on l'amène ici, plus heureux qu'il ne pense,
Recevoir de ses soins la digne récompense. 1830
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.