← Retour

Œuvres de P. Corneille, Tome 05

16px
100%

NICOMÈDE.
TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

NICOMÈDE, LAODICE.

LAODICE.

Après tant de hauts faits, il m'est bien doux, Seigneur [862],

De voir encor mes yeux régner sur votre cœur;

De voir, sous les lauriers qui vous couvrent la tête,

Un si grand conquérant être encor ma conquête [863],

Et de toute la gloire acquise à ses travaux 5

Faire un illustre hommage à ce peu que je vaux.

Quelques biens [864] toutefois que le ciel me renvoie,

Mon cœur épouvanté se refuse à la joie:

Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux [865]

Trouve la cour pour vous un séjour dangereux. 10

Votre marâtre y règne, et le Roi votre père

Ne voit que par ses yeux, seule la considère,

Pour souveraine loi n'a que sa volonté:

Jugez après cela de votre sûreté.

La haine que pour vous elle a si naturelle 15

A mon occasion encor se renouvelle.

Votre frère son fils, depuis peu de retour....

NICOMÈDE.

Je le sais, ma princesse, et qu'il vous fait la cour;

Je sais que les Romains, qui l'avoient en otage,

L'ont enfin renvoyé pour un plus digne ouvrage; 20

Que ce don à sa mère étoit le pris fatal

Dont leur Flaminius marchandoit Annibal;

Que le Roi par son ordre eût livré ce grand homme,

S'il n'eût par le poison lui-même évité Rome,

Et rompu par sa mort les spectacles pompeux 25

Où l'effroi de son nom le destinoit chez eux.

Par mon dernier combat je voyois réunie

La Cappadoce entière [866] avec la Bithynie,

Lorsqu'à cette nouvelle, enflammé de courroux

D'avoir perdu mon maître et de craindre pour vous, 30

J'ai laissé mon armée aux mains de Théagène,

Pour voler en ces lieux au secours de ma reine.

Vous en aviez besoin, Madame, et je le voi,

Puisque Flaminius obsède encor le Roi.

Si de son arrivée Annibal fut la cause, 35

Lui mort, ce long séjour prétend quelque autre chose;

Et je ne vois que vous qui le puisse arrêter,

Pour aider à mon frère à vous persécuter.

LAODICE.

Je ne veux point douter que sa vertu romaine [867]

N'embrasse avec chaleur l'intérêt de la Reine: 40

Annibal, qu'elle vient de lui sacrifier,

L'engage en sa querelle et m'en fait défier.

Mais, Seigneur, jusqu'ici j'aurois tort de m'en plaindre;

Et quoi qu'il entreprenne, avez-vous lieu de craindre?

Ma gloire et mon amour peuvent bien peu sur moi, 45

S'il faut votre présence à soutenir ma foi,

Et si je puis tomber en cette frénésie

De préférer Attale au vainqueur de l'Asie:

Attale, qu'en otage ont nourri les Romains,

Ou plutôt qu'en esclave ont façonné leurs mains, 50

Sans lui rien mettre au cœur qu'une crainte servile

Qui tremble à voir un aigle, et respecte un édile!

NICOMÈDE.

Plutôt, plutôt la mort que mon esprit jaloux

Forme des sentiments si peu dignes de vous.

Je crains la violence, et non votre foiblesse [868]; 55

Et si Rome une fois contre nous s'intéresse....

LAODICE.

Je suis reine, Seigneur; et Rome a beau tonner,

Elle ni votre roi n'ont rien à m'ordonner:

Si de mes jeunes ans il est dépositaire,

C'est pour exécuter les ordres de mon père; 60

Il m'a donnée à vous, et nul autre que moi

N'a droit de l'en dédire, et me choisir un roi.

Par son ordre et le mien, la reine d'Arménie

Est due à l'héritier du roi de Bithynie,

Et ne prendra jamais un cœur assez abjet 65

Pour se laisser réduire à l'hymen d'un sujet.

Mettez-vous en repos.

NICOMÈDE.

Et le puis-je, Madame,

Vous voyant exposée aux fureurs d'une femme,

Qui pouvant tout ici, se croira tout permis

Pour se mettre en état de voir régner son fils [869]? 70

Il n'est rien de si saint qu'elle ne fasse enfreindre.

Qui livroit Annibal pourra bien vous contraindre,

Et saura vous garder même fidélité [870]

Qu'elle a gardée aux droits de l'hospitalité.

LAODICE.

Mais ceux de la nature ont-ils un privilége 75

Qui vous assure d'elle après ce sacrilége?

Seigneur, votre retour, loin de rompre ses coups [871],

Vous expose vous-même, et m'expose après vous.

Comme il est fait sans ordre, il passera pour crime;

Et vous serez bientôt la première victime [872]80

Que la mère et le fils, ne pouvant m'ébranler,

Pour m'ôter mon appui se voudront immoler.

Si j'ai besoin de vous de peur qu'on me contraigne [873],

J'ai besoin que le Roi, qu'elle-même vous craigne.

Retournez à l'armée, et pour me protéger 85

Montrez cent mille bras tout prêts à me venger.

Parlez la force en main, et hors de leur atteinte:

S'ils vous tiennent ici, tout est pour eux sans crainte;

Et ne vous flattez point ni sur votre grand cœur,

Ni sur l'éclat d'un nom cent et cent fois vainqueur; 90

Quelque haute valeur que puisse être la vôtre,

Vous n'avez en ces lieux que deux bras comme un autre;

Et fussiez-vous du monde et l'amour et l'effroi,

Quiconque entre au palais porte sa tête au Roi.

Je vous le dis encor, retournez à l'armée; 95

Ne montrez à la cour que votre renommée;

Assurez votre sort pour assurer le mien;

Faites que l'on vous craigne, et je ne craindrai rien.

NICOMÈDE.

Retourner à l'armée! ah! sachez que la Reine [874]

La sème d'assassins achetés par sa haine. 100

Deux s'y sont découverts, que j'amène avec moi

Afin de la convaincre et détromper le Roi.

Quoiqu'il soit son époux, il est encor mon père;

Et quand il forcera la nature à se taire,

Trois sceptres à son trône attachés par mon bras105

Parleront au lieu d'elle, et ne se tairont pas.

Que si notre fortune à ma perte animée

La prépare à la cour aussi bien qu'à l'armée,

Dans ce péril égal qui me suit en tous lieux

M'envierez-vous l'honneur de mourir à vos yeux?110

LAODICE.

Non, je ne vous dis plus désormais que je tremble,

Mais que, s'il faut périr, nous périrons ensemble.

Armons-nous de courage, et nous ferons trembler

Ceux dont les lâchetés pensent nous accabler.

Le peuple ici vous aime, et hait ces cœurs infâmes; 115

Et c'est être bien fort que régner sur tant d'âmes.

Mais votre frère Attale adresse ici ses pas.

NICOMÈDE.

Il ne m'a jamais vu; ne me découvrez pas.

SCÈNE II [875].

LAODICE, NICOMÈDE, ATTALE.

ATTALE.

Quoi? Madame, toujours un front inexorable?

Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,120

Un regard désarmé de toutes ces rigueurs [876],

Et tel qu'il est enfin quand il gagne les cœurs?

LAODICE.

Si ce front est mal propre à m'acquérir le vôtre,

Quand j'en aurai dessein, j'en saurai prendre un autre.

ATTALE.

Vous ne l'acquerrez point, puisqu'il est tout à vous. 125

LAODICE.

Je n'ai donc pas besoin d'un visage plus doux.

ATTALE.

Conservez-le, de grâce, après l'avoir su prendre.

LAODICE.

C'est un bien mal acquis que j'aime mieux vous rendre.

ATTALE.

Vous l'estimez trop peu pour le vouloir garder.

LAODICE.

Je vous estime trop pour vouloir rien farder. 130

Votre rang et le mien ne sauroient le permettre [877]:

Pour garder votre cœur je n'ai pas où le mettre;

La place est occupée, et je vous l'ai tant dit,

Prince, que ce discours vous dût être interdit:

On le souffre d'abord, mais la suite importune. 135

ATTALE.

Que celui qui l'occupe a de bonne fortune!

Et que seroit heureux qui pourroit aujourd'hui

Disputer cette place et l'emporter sur lui!

NICOMÈDE.

La place à l'emporter coûteroit bien des têtes,

Seigneur: ce conquérant garde bien ses conquêtes,140

Et l'on ignore encor parmi ses ennemis [878]

L'art de reprendre un fort qu'une fois il a pris.

ATTALE.

Celui-ci toutefois peut s'attaquer de sorte

Que, tout vaillant qu'il est, il faudra qu'il en sorte.

LAODICE.

Vous pourriez vous méprendre.

ATTALE.

Et si le roi le veut? 145

LAODICE.

Le Roi, juste et prudent, ne veut que ce qu'il peut.

ATTALE.

Et que ne peut ici la grandeur souveraine?

LAODICE.

Ne parlez pas si haut: s'il est roi, je suis reine;

Et vers moi tout l'effort de son autorité

N'agit que par prière et par civilité. 150

ATTALE.

Non; mais agir ainsi souvent c'est beaucoup dire

Aux reines comme vous qu'on voit dans son empire [879];

Et si ce n'est assez des prières d'un roi,

Rome qui m'a nourri vous parlera pour moi.

NICOMÈDE.

Rome! Seigneur.

ATTALE.

Oui, Rome; en êtes-vous en doute? 155

NICOMÈDE.

Seigneur, je crains pour vous qu'un Romain vous écoute;

Et si Rome savoit de quels feux vous brûlez,

Bien loi de vous prêter l'appui dont vous parlez,

Elle s'indigneroit de voir sa créature

A l'éclat de son nom faire une telle injure, 160

Et vous dégraderoit peut-être dès demain

Du titre glorieux de citoyen romain.

Vous l'a-t-elle donné pour mériter sa haine,

En le déshonorant par l'amour d'une reine,

Et ne savez-vous plus qu'il n'est princes ni rois165

Qu'elle daigne égaler à ses moindres bourgeois?

Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,

Vous en avez bientôt oublié les maximes.

Reprenez un orgueil digne d'elle et de vous;

Remplissez mieux un nom sous qui nous tremblons tous,

Et sans plus l'abaisser à cette ignominie

D'idolâtrer en vain la reine d'Arménie,

Songez qu'il faut du moins, pour toucher votre cœur,

La fille d'un tribun ou celle d'un préteur;

Que Rome vous permet cette haute alliance [880], 175

Dont vous auroit exclu le défaut de naissance,

Si l'honneur souverain de son adoption

Ne vous autorisoit à tant d'ambition [881].

Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes;

Aux rois qu'elle méprise abandonnez les reines; 180

Et concevez enfin des vœux plus élevés,

Pour mériter les biens qui vous sont réservés.

ATTALE.

Si cet homme est à vous, imposez-lui silence,

Madame, et retenez une telle insolence.

Pour voir jusqu'à quel point elle pourroit aller,185

J'ai forcé ma colère à le laisser parler;

Mais je crains qu'elle échappe, et que s'il continue,

Je ne m'obstine plus à tant de retenue.

NICOMÈDE.

Seigneur, si j'ai raison, qu'importe à qui je sois?

Perd-elle de son prix pour emprunter ma vois? 190

Vous-même, amour à part, je vous en fais arbitre.

Ce grand nom de Romain est un précieux titre;

Et la Reine et le Roi l'ont assez acheté [882]

Pour ne se plaire pas à le voir rejeté,

Puisqu'ils se sont privés, pour ce nom d'importance, 195

Des charmantes douceurs d'élever votre enfance.

Dès l'âge de quatre ans ils vous ont éloigné;

Jugez si c'est pour voir ce titre dédaigné,

Pour vous voir renoncer, par l'hymen d'une reine,

A la part qu'ils avoient à la grandeur romaine. 200

D'un si rare trésor l'un et l'autre jaloux....

ATTALE.

Madame, encore un coup, cet homme est-il à vous?

Et pour vous divertir est-il si nécessaire

Que vous ne lui puissiez ordonner de se taire [883]?

LAODICE.

Puisqu'il vous a déplu vous traitant de Romain, 205

Je veux bien vous traiter de fils de souverain.

En cette qualité vous devez reconnoître

Qu'un prince votre aîné doit être votre maître,

Craindre de lui déplaire et savoir que le sang

Ne vous empêche pas de différer de rang, 210

Lui garder le respect qu'exige sa naissance,

Et loin de lui voler son bien en son absence....

ATTALE.

Si l'honneur d'être à vous est maintenant son bien,

Dites un mot, Madame, et ce sera le mien;

Et si l'âge à mon rang fait quelque préjudice, 215

Vous en corrigerez la fatale injustice.

Mais si je lui dois tant en fils de souverain,

Permettez qu'une fois je vous parle en Romain.

Sachez qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître

Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître [884];

Sachez que mon amour est un noble projet [885]

Pour éviter l'affront de me voir son sujet;

Sachez....

LAODICE.

Je m'en doutois, Seigneur, que ma couronne

Vous charmoit bien du moins autant que ma personne;

Mais telle que je suis, et ma couronne et moi, 225

Tout est à cet aîné qui sera votre roi;

Et s'il étoit ici, peut-être en sa présence

Vous penseriez deux fois à lui faire une offense.

ATTALE.

Que ne puis-je l'y voir! mon courage amoureux....

NICOMÈDE.

Faites quelques souhaits qui soient moins dangereux,

Seigneur: s'il les savoit, il pourroit bien lui-même

Venir d'un tel amour venger l'objet qu'il aime.

ATTALE.

Insolent! est-ce enfin le respect qui m'est dû?

NICOMÈDE.

Je ne sais de nous deux, Seigneur, qui l'a perdu.

ATTALE.

Peux-tu bien me connoître et tenir ce langage? 235

NICOMÈDE.

Je sais à qui je parle, et c'est mon avantage

Que n'étant point connu, Prince, vous ne savez

Si je vous dois respect, ou si vous m'en devez.

ATTALE.

Ah! Madame, souffrez que ma juste colère....

LAODICE.

Consultez-en, Seigneur, la Reine votre mère; 240

Elle entre.

SCÈNE III.

NICOMÈDE, ARSINOÉ, LAODICE, ATTALE, CLÉONE.

NICOMÈDE.

Instruisez mieux le Prince votre fils,

Madame, et dites-lui, de grâce, qui je suis:

Faute de me connoître, il s'emporte, il s'égare;

Et ce désordre est mal dans une âme si rare:

J'en ai pitié.

ARSINOÉ.

Seigneur, vous êtes donc ici? 245

NICOMÈDE.

Oui, Madame, j'y suis, et Métrobate aussi.

ARSINOÉ.

Métrobate! ah! le traître!

NICOMÈDE.

Il n'a rien dit, Madame,

Qui vous doive jeter aucun trouble dans l'âme.

ARSINOÉ.

Mais qui cause, Seigneur, ce retour surprenant?

Et votre armée?

NICOMÈDE.

Elle est sous un bon lieutenant; 250

Et quant à mon retour, peu de chose le presse.

J'avois ici laissé mon maître et ma maîtresse:

Vous m'avez ôté l'un, vous, dis-je, ou les Romains;

Et je viens sauver l'autre et d'eux et de vos mains.

ARSINOÉ.

C'est ce qui vous amène?

NICOMÈDE.

Oui, Madame; et j'espère 255

Que vous m'y servirez auprès du Roi mon père.

ARSINOÉ.

Je vous y servirai comme vous l'espérez.

NICOMÈDE.

De votre bon vouloir nous sommes assurés.

ARSINOÉ.

Il ne tiendra qu'au Roi qu'aux effets je ne passe.

NICOMÈDE.

Vous voulez à tous deux nous faire cette grâce [886]? 260

ARSINOÉ.

Tenez-vous assuré que je n'oublierai rien.

NICOMÈDE.

Je connois votre cœur, ne doutez pas du mien.

ATTALE.

Madame, c'est donc là le prince Nicomède?

NICOMÈDE.

Oui, c'est moi qui viens voir s'il faut que je vous cède.

ATTALE.

Ah! Seigneur, excusez si vous connoissant mal.... 265

NICOMÈDE.

Prince, faites-moi voir un plus digne rival.

Si vous aviez dessein d'attaquer cette place,

Ne vous départez point d'une si noble audace;

Mais comme à son secours je n'amène que moi,

Ne la menacez plus de Rome ni du Roi: 270

Je la défendrai seul, attaquez-la de même,

Avec tous les respects qu'on doit au diadème.

Je veux bien mettre à part, avec le nom d'aîné,

Le rang de votre maître où je suis destiné;

Et nous verrons ainsi qui fait mieux un brave homme,

Des leçons d'Annibal, ou de celles de Rome.

Adieu: pensez-y bien, je vous laisse y rêver.

SCÈNE IV.

ARSINOÉ, ATTALE, CLÉONE.

ARSINOÉ

Quoi? tu faisois excuse à qui m'osoit braver!

ATTALE.

Que ne peut point, Madame, une telle surprise?

Ce prompt retour me perd, et rompt votre entreprise.

ARSINOÉ.

Tu l'entends mal, Attale: il la met dans ma main.

Va trouver de ma part l'ambassadeur romain;

Dedans mon cabinet amène-le sans suite,

Et de ton heureux sort laisse-moi la conduite.

ATTALE.

Mais, Madame, s'il faut....

ARSINOÉ.

Va, n'appréhende rien [887], 285

Et pour avancer tout, hâte cet entretien.

SCÈNE V.

ARSINOÉ, CLÉONE.

CLÉONE.

Vous lui cachez, Madame, un dessein qui le touche!

ARSINOÉ.

Je crains qu'en l'apprenant son cœur ne s'effarouche;

Je crains qu'à la vertu par les Romains instruit

De ce que je prépare il ne m'ôte le fruit, 290

Et ne conçoive mal qu'il n'est fourbe ni crime [888]

Qu'un trône acquis par là ne rende légitime.

CLÉONE.

J'aurois cru les Romains un peu moins scrupuleux,

Et la mort d'Annibal m'eût fait mal juger d'eux.

ARSINOÉ.

Ne leur impute pas une telle injustice: 295

Un Romain seul l'a faite, et par mon artifice.

Rome l'eût laissé vivre, et sa légalité

N'eût point forcé les lois de l'hospitalité.

Savante à ses dépens de ce qu'il savoit faire,

Elle le souffroit mal auprès d'un adversaire; 300

Mais quoique, par ce triste et prudent souvenir,

De chez Antiochus elle l'ait fait bannir,

Elle auroit vu couler sans crainte et sans envie

Chez un prince allié les restes de sa vie:

Le seul Flaminius [889], trop piqué de l'affront 305

Que son père défait lui laisse sur le front;

Car je crois que tu sais que quand l'aigle romaine

Vit choir ses légions au bord de Trasimène,

Flaminius son père en étoit général,

Et qu'il y tomba mort de la main d'Annibal [890]. 310

Ce fils donc, qu'a pressé la soif de sa vengeance,

S'est aisément rendu de mon intelligence:

L'espoir d'en voir l'objet entre ses mains remis

A pratiqué par lui le retour de mon fils;

Par lui j'ai jeté Rome en haute jalousie 315

De ce que Nicomède a conquis dans l'Asie,

Et de voir Laodice unir tous ses États,

Par l'hymen de ce prince, à ceux de Prusias:

Si bien que le sénat prenant un juste ombrage

D'un empire si grand sous un si grand courage, 320

Il s'en est fait nommer lui-même ambassadeur,

Pour rompre cet hymen et borner sa grandeur.

Et voilà le seul point où Rome s'intéresse [891].

CLÉONE.

Attale à ce dessein entreprend sa maîtresse [892]!

Mais que n'agissoit Rome avant que le retour 325

De cet amant si cher affermît son amour!

ARSINOÉ.

Irriter un vainqueur en tête d'une armée

Prête à suivre en tous lieux sa colère allumée,

C'étoit trop hasarder; et j'ai cru pour le mieux

Qu'il falloit de son fort l'attirer en ces lieux.330

Métrobate l'a fait, par des terreurs paniques,

Feignant de lui trahir mes ordres tyranniques,

Et pour l'assassiner se disant suborné,

Il l'a, grâces aux Dieux, doucement amené [893].

Il vient s'en plaindre au Roi, lui demander justice; 335

Et sa plainte le jette au bord du précipice.

Sans prendre aucun souci de m'en justifier,

Je saurai m'en servir à me fortifier.

Tantôt en le voyant j'ai fait de l'effrayée [894],

J'ai changé de couleur, je me suis écriée: 340

Il a cru me surprendre, et l'a cru bien en vain,

Puisque son retour même est l'œuvre de ma main.

CLÉONE.

Mais quoi que Rome fasse et qu'Attale prétende,

Le moyen qu'à ses veux Laodice se rende?

ARSINOÉ.

Et je n'engage aussi mon fils en cet amour 345

Qu'à dessein d'éblouir le Roi, Rome et la cour.

Je n'en veux pas, Cléone, au sceptre d'Arménie:

Je cherche à m'assurer celui de Bithynie;

Et si ce diadème une fois est à nous [895],

Que cette reine après se choisisse un époux. 350

Je ne la vais presser que pour la voir rebelle,

Que pour aigrir les cœurs de son amant et d'elle.

Le Roi, que le Romain poussera vivement,

De peur d'offenser Rome agira chaudement,

Et ce prince, piqué d'une juste colère, 355

S'emportera sans doute, et bravera son père.

S'il est prompt et bouillant, le Roi ne l'est pas moins;

Et comme à l'échauffer j'appliquerai mes soins,

Pour peu qu'à de tels coups cet amant soit sensible,

Mon entreprise est sûre, et sa perte infaillible.360

Voilà mon cœur ouvert, et tout ce qu'il prétend.

Mais dans mon cabinet Flaminius m'attend:

Allons, et garde bien le secret de la Reine [896].

CLÉONE.

Vous me connoissez trop pour vous en mettre en peine.

FIN DU PREMIER ACTE.

Chargement de la publicité...