Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
PAULIN, CLÉOBULE.
PAULIN.
Oui, Valens pour Placide a beaucoup d'indulgence;
Il est même en secret de son intelligence:
C'étoit par cet arrêt lui qu'il considéroit,
Et je vous ai conté ce qu'il en espéroit.
Mais il hait des chrétiens l'opiniâtre zèle, 1495
Et s'il aime Placide, il redoute Marcelle;
Il en sait le pouvoir, il en voit la fureur,
Et ne veut pas se perdre auprès de l'Empereur:
Il [169] ne veut pas périr pour conserver Didyme;
Puisqu'il s'est laissé prendre, il paiera pour son crime.
Valens saura punir son illustre attentat [170]
Par inclination et par raison d'État;
Et si quelque malheur ramène Théodore [171],
A moins qu'elle renonce à ce Dieu qu'elle adore,
Dût Placide lui-même après elle en mourir, 1505
Par les mêmes motifs il la fera périr [172].
Dans l'âme il est ravi d'ignorer sa retraite,
Il fait des vœux au ciel pour la tenir secrète;
Il craint qu'un indiscret la vienne révéler,
Et n'osera rien plus que de dissimuler. 1510
CLÉOBULE.
Cependant vous savez, pour grand que soit ce crime [173],
Ce qu'a juré Placide en faveur de Didyme.
Piqué contre Marcelle, il cherche à la braver,
Et hasardera tout afin de le sauver.
Il a des amis prêts, il en assemble encore; 1515
Et si quelque malheur vous rendoit Théodore,
Je prévois des transports en lui si violents,
Que je crains pour Marcelle et même pour Valens.
Mais a-t-il condamné ce généreux coupable?
PAULIN.
Il l'interroge encor, mais en juge implacable [174]. 1520
CLÉOBULE.
Il m'a permis pourtant de l'attendre en ce lieu,
Pour tâcher à le vaincre, ou pour lui dire adieu.
Ah! qu'il dissiperoit un dangereux orage,
S'il vouloit à nos Dieux rendre le moindre hommage!
PAULIN.
Quand de sa folle erreur vous l'auriez diverti, 1525
En vain de ce péril vous le croiriez sorti.
Flavie est aux abois, Théodore échappée
D'un mortel désespoir jusqu'au cœur l'a frappée;
Marcelle n'attend plus que son dernier soupir:
Jugez à quelle rage ira son déplaisir; 1530
Et si, comme on ne peut s'en prendre qu'à Didyme,
Son époux lui voudra refuser sa victime.
CLÉOBULE.
SCÈNE II.
PAULIN, CLÉOBULE, LYCANTE, DIDYME.
CLÉOBULE.
Lycante, souffre ici l'adieu de deux amis,
Et me donne un moment que Valens m'a promis.
LYCANTE.
J'en ai l'ordre, et je vais disposer ma cohorte
A garder cependant les dehors de la porte [175]. 1540
Je ne mets point d'obstacle à vos derniers secrets;
Mais tranchez promptement d'inutiles regrets.
SCÈNE III.
CLÉOBULE, DIDYME, PAULIN.
CLÉOBULE.
Ce n'est point, cher ami, le cœur troublé d'alarmes
Que je t'attends ici pour te donner des larmes;
Un astre plus bénin vient d'éclairer tes jours: 1545
Il faut vivre, Didyme, il faut vivre.
DIDYME.
Et j'y cours.
Pour la cause de Dieu s'offrir en sacrifice,
C'est courir à la vie, et non pas au supplice.
CLÉOBULE.
Peut-être dans ta secte est-ce une vision;
Mais l'heur que je t'apporte est sans illusion. 1550
Théodore est à toi: ce dernier témoignage
Et de ta passion et de ton grand courage
A si bien en amour changé tous ses mépris,
Qu'elle t'attend chez moi pour t'en donner le prix.
DIDYME.
Que me sert son amour et sa reconnoissance, 1555
Alors que leur effet n'est plus en sa puissance?
Et qui t'amène ici par ce frivole attrait
Aux douceurs de ma mort mêler un vain regret,
Empêcher que ma joie à mon heur ne réponde,
Et m'arracher encore un regard vers le monde? 1560
Ainsi donc Théodore est cruelle à mon sort
Jusqu'à persécuter et ma vie et ma mort:
Dans sa haine et sa flamme également à craindre,
Et moi dans l'une et l'autre également à plaindre!
CLÉOBULE.
Ne te figure point d'impossibilité 1565
Où tu fais, si tu veux, trop de facilité,
Où tu n'as qu'à te faire un moment de contrainte.
Donne à ton Dieu ton cœur, aux nôtres quelque feinte.
Un peu d'encens offert aux pieds de leurs autels
Peut égaler ton sort au sort des immortels. 1570
DIDYME.
Et pour cela vers moi Théodore t'envoie?
Son esprit adouci me veut par cette voie?
CLÉOBULE.
Non, elle ignore encor que tu sois arrêté;
Mais ose en sa faveur te mettre en liberté;
Ose te dérober aux fureurs de Marcelle, 1575
Et Placide t'enlève en Égypte avec elle,
Où son cœur généreux te laisse entre ses bras
Être avec sûreté tout ce que tu voudras.
DIDYME.
Va, dangereux ami que l'enfer me suscite,
Ton damnable artifice en vain me sollicite: 1580
Mon cœur, inébranlable aux plus cruels tourments [176],
A presque été surpris de tes chatouillements;
Leur mollesse a plus fait que le fer ni la flamme:
Elle a frappé mes sens, elle a brouillé mon âme;
Ma raison s'est troublée, et mon foible a paru; 1585
Mais j'ai dépouillé l'homme, et Dieu m'a secouru.
Va revoir ta parente, et dis-lui qu'elle quitte
Ce soin de me payer par delà mon mérite.
Je n'ai rien fait pour elle, elle ne me doit rien;
Ce qu'elle juge amour n'est qu'ardeur de chrétien: 1590
C'est la connoître mal que de la reconnoître;
Je n'en veux point de prix que du souverain maître;
Et comme c'est lui seul que j'ai considéré,
C'est lui seul dont j'attends ce qu'il m'a préparé.
Si pourtant elle croit me devoir quelque chose, 1595
Et peut avant ma mort souffrir que j'en dispose [177],
Qu'elle paye à Placide, et tâche à conserver
Des jours que par les miens je viens de lui sauver;
Qu'elle fuie avec lui, c'est tout ce que veut d'elle
Le souvenir mourant d'une flamme si belle. 1600
Mais elle-même vient, hélas! à quel dessein?
SCÈNE IV.
DIDYME, THÉODORE, CLÉOBULE, PAULIN,
LYCANTE.
(Lycante suit Théodore, et entre incontinent chez Marcelle, sans rien dire.)
DIDYME.
Pensez-vous m'arracher la palme de la main,
Madame, et mieux que lui m'expliquant votre envie,
Par un charme plus fort m'attacher à la vie?
THÉODORE.
Oui, Didyme, il faut vivre et me laisser mourir: 1605
C'est à moi qu'on en veut, c'est à moi de périr.
CLÉOBULE, à Théodore.
O Dieux! quelle fureur aujourd'hui vous possède?
(A Paulin.)
Mais prévenons le mal par le dernier remède:
Je cours trouver Placide; et toi, tire en longueur
De Valens, si tu peux, la dernière rigueur. 1610
SCÈNE V.
DIDYME, THÉODORE, PAULIN.
DIDYME.
Quoi? ne craignez-vous point qu'une rage ennemie
Vous fasse de nouveau traîner à l'infamie?
THÉODORE.
Non, non, Flavie est morte, et Marcelle en fureur
Dédaigne un châtiment qui m'a fait tant d'horreur;
Je n'en ai rien à craindre, et Dieu me le révèle: 1615
Ce n'est plus que du sang que veut cette cruelle;
Et quelque cruauté qu'elle veuille essayer,
S'il ne faut que du sang j'ai trop de quoi payer.
Rends-moi, rends-moi ma place assez et trop gardée.
Pour me sauver l'honneur je te l'avois cédée: 1620
Jusque-là seulement j'ai souffert ton secours;
Mais je la viens reprendre alors qu'on veut mes jours.
Rends, Didyme, rends-moi le seul bien où j'aspire:
C'est le droit de mourir, c'est l'honneur du martyre.
A quel titre peux-tu me retenir mon bien? 1625
DIDYME.
A quel droit voulez-vous vous emparer du mien?
C'est à moi qu'appartient, quoi que vous puissiez dire,
Et le droit de mourir, et l'honneur du martyre;
De sort comme d'habits nous avons su changer,
Et l'arrêt de Valens me le vient d'adjuger. 1630
THÉODORE.
Il ne t'a condamné qu'au lieu de Théodore [178];
Mais si l'arrêt t'en plaît, l'effet m'en déshonore.
Te voir au lieu de moi payer Dieu de ton sang [179],
C'est te laisser au ciel aller prendre mon rang.
Je ne souffrirai point, quoi que Valens ordonne, 1635
Qu'en me rendant ma gloire on m'ôte ma couronne:
J'en appelle à Marcelle, et sans plus t'abuser,
Vois comme ce grand Dieu lui-même en vient d'user.
De cette même honte il sauve Agnès dans Rome [180],
Il daigne s'y servir d'un ange au lieu d'un homme; 1640
Mais si dans l'infamie il vient la secourir,
Sitôt qu'on veut son sang il la laisse mourir.
DIDYME.
Sur cet exemple donc ne trouvez pas étrange,
Puisqu'il se sert ici d'un homme au lieu d'un ange,
S'il daigne mettre au rang de ces esprits heureux 1645
Celui dont pour sa gloire il se sert au lieu d'eux.
Je n'ai regardé qu'elle en conservant la vôtre,
Et ne lui donne pas mon sang au lieu d'un autre,
Quand ce qu'il m'a fait faire a pu m'en acquérir
Et l'honneur du martyre et le droit de mourir. 1650
THÉODORE.
Tu t'obstines en vain, la haine de Marcelle....
SCÈNE VI.
MARCELLE, THÉODORE, DIDYME, PAULIN,
LYCANTE, STÉPHANIE.
MARCELLE, à Lycante.
Avec quelque douceur j'en reçois la nouvelle:
Non que mes déplaisirs s'en puissent soulager,
Mais c'est toujours beaucoup que se pouvoir venger.
THÉODORE.
Madame, je vous viens rendre votre victime; 1655
Ne le retenez plus, ma fuite est tout son crime:
Ce n'est qu'au lieu de moi qu'on le mène à l'autel,
Et puisque je me montre, il n'est plus criminel,
C'est pour moi que Placide a dédaigné Flavie [181];
C'est moi par conséquent qui lui coûte la vie. 1660
Non: c'est moi seul, Madame, et vous l'avez pu voir,
Qui sauvant sa rivale, ai fait son désespoir.
C'est moi de qui l'audace a terminé sa vie,
C'est moi par conséquent qui vous ôte Flavie,
Et sur qui doit verser ce courage irrité 1665
Tout ce que la vengeance a de sévérité [182].
MARCELLE.
O couple de ma perte également coupable!
Sacriléges auteurs du malheur qui m'accable,
Qui dans ce vain débat vous vantez à l'envi,
Lorsque j'ai tout perdu de me l'avoir ravi! 1670
Donc jusques à ce point vous bravez ma colère,
Qu'en vous faisant périr je ne vous puis déplaire,
Et que loin de trembler sous la punition,
Vous y courez tous deux avec ambition!
Elle semble à tous deux porter un diadème; 1675
Vous en êtes jaloux comme d'un bien suprême;
L'un et l'autre de moi s'efforce à l'obtenir:
Je puis vous immoler et ne puis vous punir;
Et quelque sang qu'épande une mère affligée,
Ne vous punissant pas elle n'est pas vengée. 1680
Toutefois Placide aime, et votre châtiment
Portera sur son cœur ses coups plus puissamment;
Dans ce gouffre de maux c'est lui qui m'a plongée,
Et si je l'en punis, je suis assez vengée.
THÉODORE, à Didyme.
J'ai donc enfin gagné, Didyme, et tu le vois: 1685
L'arrêt est prononcé, c'est moi dont on fait choix,
C'est moi qu'aime Placide, et ma mort te délivre.
DIDYME [183].
Non, non: si vous mourez, Didyme vous doit suivre.
MARCELLE.
Tu la suivras, Didyme, et je suivrai tes vœux:
Un déplaisir si grand n'a pas trop de tous deux. 1690
Que ne puis-je aussi bien immoler à Flavie
Tous les chrétiens ensemble, et toute la Syrie!
Ou que ne peut ma haine avec un plein loisir
Animer les bourreaux qu'elle sauroit choisir,
Repaître mes douleurs d'une mort dure et lente, 1695
Vous la rendre à la fois et cruelle et traînante,
Et parmi les tourments soutenir votre sort,
Pour vous faire sentir chaque jour une mort!
Mais je sais le secours que Placide prépare;
Je sais l'effort pour vous que fera ce barbare; 1700
Et ma triste vengeance a beau se consulter,
Il me faut ou la perdre ou la précipiter.
Hâtons-la donc, Lycante, et courons-y sur l'heure:
La plus prompte des morts est ici la meilleure;
N'avoir pour y descendre à pousser qu'un soupir, 1705
C'est mourir doucement, mais c'est enfin mourir;
Et lorsqu'un, grand obstacle à nos fureurs s'oppose,
Se venger à demi, c'est du moins quelque chose [184].
Amenez-les tous deux..
PAULIN.
Sans l'ordre de Valens?
Madame, écoutez moins des transports si bouillants:
Sur son autorité c'est beaucoup entreprendre.
MARCELLE.
S'il en demande compte, est-ce à vous de le rendre?
Paulin, portez ailleurs vos conseils indiscrets,
Et ne prenez souci que de vos intérêts.
THÉODORE, à Didyme.
Ainsi de ce combat que la vertu nous donne, 1715
Nous sortirons tous deux avec une couronne [185].
DIDYME.
Oui, Madame, on exauce et vos vœux et les miens:
Dieu....
MARCELLE.
Vous suivrez ailleurs de si doux entretiens.
Amenez-les tous deux.
PAULIN, seul.
Quel orage s'apprête!
Que je vois se former une horrible tempête! 1720
Si Placide survient, que de sang répandu!
Et qu'il en répandra s'il trouve tout perdu!
Allons chercher Valens: qu'à tant de violence
Il oppose, non plus une molle prudence,
Mais un courage mâle, et qui d'autorité, 1725
Sans rien craindre....
SCÈNE VII.
VALENS, PAULIN.
VALENS.
Ah! Paulin, est-ce une vérité,
Est-ce une illusion, est-ce une rêverie?
Viens-je d'ouïr la voix de Marcelle en furie
Ose-t-elle traîner Théodore à la mort?
PAULIN.
Oui, si Valens n'y fait un généreux effort. 1730
Quel effort généreux veux-tu que Valens fasse,
Lorsque de tous côtés il ne voit que disgrâce?
PAULIN.
Faites voir qu'en ces lieux c'est vous qui gouvernez,
Qu'aucun n'y doit périr si vous ne l'ordonnez,
La Syrie à vos lois est-elle assujettie, 1735
Pour souffrir qu'une femme y soit juge et partie?
Jugez de Théodore.
VALENS.
Et qu'en puis-je ordonner
Qui dans mon triste sort ne serve à me gêner?
Ne la condamner pas, c'est me perdre avec elle,
C'est m'exposer en butte aux fureurs de Marcelle, 1740
Au pouvoir de son frère, au courroux des Césars,
Et pour un vain effort courir mille hasards.
La condamner d'ailleurs, c'est faire un parricide,
C'est de ma propre main assassiner Placide,
C'est lui porter au cœur d'inévitables coups. 1745
PAULIN.
Placide donc, Seigneur, osera plus que vous.
Marcelle a fait armer Lycante et sa cohorte;
Mais sur elle et sur eux il va fondre à main-forte,
Résolu de forcer pour cet objet charmant
Jusqu'à votre palais et votre appartement. 1750
Prévenez ce désordre, et jugez quel carnage
Produit le désespoir qui s'oppose à la rage,
Et combien des deux parts l'amour et la fureur
Étaleront ici de spectacles d'horreur.
VALENS.
N'importe: laissons faire et Marcelle et Placide: 1755
Que l'amour en furie ou la haine en décide;
Que Théodore en meure ou ne périsse pas [186],
J'aurai lieu d'excuser sa vie ou son trépas.
S'il la sauve peut-être on trouvera dans Rome
Plus de cœur que de crime à l'ardeur d'un jeune homme.
Je l'en désavouerai, j'irai l'en accuser,
Les pousser par ma plainte à le favoriser,
A plaindre son malheur en blâmant son audace:
César même pour lui me demandera grâce;
Et cette illusion de ma sévérité 1765
Augmentera ma gloire et mon autorité.
PAULIN.
Et s'il ne peut sauver cet objet qu'il adore?
Si Marcelle à ses yeux fait périr Théodore?
VALENS.
Marcelle aura sans moi commis cet attentat;
J'en saurai près de lui faire un crime d'État, 1770
A ses ressentiments égaler ma colère,
Lui promettre vengeance et trancher du sévère,
Et n'ayant point de part en cet événement,
L'en consoler en père un peu plus aisément.
Mes soins avec le temps pourront tarir ses larmes. 1775
PAULIN.
Seigneur d'un mal si grand c'est prendre peu d'alarmes.
Placide est violent, et pour la secourir
Il périra lui-même, ou fera tout périr.
Si Marcelle y succombe, appréhendez son frère,
Et si Placide y meurt, les déplaisirs d'un père. 1780
De grâce, prévenez ce funeste hasard.
Mais que vois-je? peut-être il est déjà trop tard.
Stéphanie entre ici, de pleurs toute trempée.
VALENS.
Théodore à Marcelle est sans doute échappée,
Et l'amour de Placide a bravé son effort. 1785
SCÈNE VIII.
VALENS, PAULIN, STÉPHANIE.
VALENS, à Stéphanie.
Marcelle a donc osé les traîner à la mort
Sans mon su, sans mon ordre? et son audace extrême....
STÉPHANIE.
Seigneur, pleurez sa perte, elle est morte elle-même.
VALENS.
Elle est morte!
STÉPHANIE.
Elle l'est.
VALENS.
Et Placide a commis....
STÉPHANIE.
Non, ce n'est en effet ni lui ni ses amis; 1790
Mais s'il n'en est l'auteur, du moins il en est cause.
VALENS.
Ah! pour moi l'un et l'autre est une même chose;
Et puisque c'est l'effet de leur inimitié,
Je dois venger sur lui [187] cette chère moitié.
Mais apprends-moi sa mort, du moins si tu l'as vue.
STÉPHANIE.
De l'escalier à peine elle étoit descendue,
Qu'elle aperçoit Placide aux portes du palais,
Suivi d'un gros armé d'amis et de valets;
Sur les bords du perron soudain elle s'avance,
Et pressant sa fureur qu'accroît cette présence: 1800
«Viens, dit-elle, viens voir l'effet de ton secours;»
Et sans perdre le temps en de plus longs discours [188],
Ayant fait avancer l'une et l'autre victime,
D'un côté Théodore, et de l'autre Didyme,
Elle lève le bras, et de la même main 1805
Leur enfonce à tous deux un poignard dans le sein.
VALENS.
Quoi? Théodore est morte!
STÉPHANIE.
Et Didyme avec elle.
VALENS.
Et l'un et l'autre enfin de la main de Marcelle?
Ah! tout est pardonnable aux douleurs d'un amant,
Et quoi qu'ait fait Placide en son ressentiment.... 1810
STÉPHANIE.
Il n'a rien fait, Seigneur; mais écoutez le reste:
Il demeure immobile à cet objet funeste;
Quelque ardeur qui le pousse à venger ce malheur [189],
Pour en avoir la force il a trop de douleur;
Il pâlit, il frémit, il tremble, il tombe, il pâme, 1815
Sur son cher Cléobule il semble rendre l'âme.
Cependant, triomphante entre ces deux mourants,
Marcelle les contemple à ses pieds expirants,
Jouit de sa vengeance, et d'un regard avide
En cherche les douceurs jusqu'au cœur de Placide; 1820
Et tantôt se repaît de leurs derniers soupirs,
Tantôt goûte à pleins yeux ses mortels déplaisirs,
Y mesure sa joie, et trouve plus charmante
La douleur de l'amant que la mort de l'amante,
Nous témoigne un dépit qu'après ce coup fatal, 1825
Pour être trop sensible il sent trop peu son mal;
En hait sa pâmoison qui la laisse impunie,
Au péril de ses jours la souhaite finie [190].
Mais à peine il revit, qu'elle, haussant la voix:
«Je n'ai pas résolu de mourir à ton choix, 1830
Dit-elle, ni d'attendre à rejoindre Flavie
Que ta rage insolente ordonne de ma vie.»
A ces mots, furieuse, et se perçant le flanc
De ce même poignard fumant d'un autre sang,
Elle ajoute: «Va, traître, à qui j'épargne un crime;
Si tu veux te venger, cherche une autre victime.
Je meurs, mais j'ai de quoi rendre grâces aux Dieux,
Puisque je meurs vengée, et vengée à tes yeux.»
Lors même, dans la mort conservant son audace,
Elle tombe, et tombant elle choisit sa place, 1840
D'où son œil semble encore à longs traits se soûler
Du sang des malheureux qu'elle vient d'immoler.
VALENS.
Et Placide?
STÉPHANIE.
J'ai fui voyant Marcelle morte,
De peur qu'une douleur et si juste et si forte
Ne vengeât.... Mais, Seigneur, je l'aperçois qui vient.
VALENS.
Arrête: de foiblesse à peine il se soutient;
Et d'ailleurs à ma vue il saura se contraindre.
Ne crains rien. Mais, ô Dieux! que j'ai moi-même à craindre!
SCÈNE IX.
VALENS, PLACIDE, CLÉOBULE, PAULIN,
STÉPHANIE, TROUPE.
VALENS.
Cléobule, quel sang coule sur ses habits?
CLÉOBULE.
Le sien propre, Seigneur.
Ah, Placide! ah, mon fils! 1850
PLACIDE.
Retire-toi, cruel.
VALENS.
Cet ami si fidèle
N'a pu rompre le coup qui t'immole à Marcelle!
Qui sont les assassins?
CLÉOBULE.
Son propre désespoir.
VALENS.
Et vous ne deviez pas le craindre et le prévoir?
CLÉOBULE.
Je l'ai craint et prévu jusqu'à saisir ses armes; 1855
Mais comme après ce soin j'en avois moins d'alarmes,
Embrassant Théodore, un funeste hasard
A fait dessous sa main rencontrer ce poignard,
Par où ses déplaisirs trompant ma prévoyance....
VALENS.
Ah! falloit-il avoir si peu de défiance? 1860
PLACIDE.
Rends-en grâces au ciel, heureux père et mari:
Par là t'est conservé ce pouvoir si chéri,
Ta dignité, dans l'âme à ton fils préférée;
Ta propre vie enfin par là t'est assurée,
Et ce sang qu'un amour pleinement indigné 1865
Peut-être en ses transports n'auroit pas épargné.
Pour ne point violer les droits de la naissance,
Il falloit que mon bras s'en mît dans l'impuissance:
C'est par là seulement qu'il s'est pu retenir,
Et je me suis puni de peur de te punir. 1870
Je te punis pourtant: c'est ton sang que je verse;
Si tu m'aimes encor, c'est ton sein que je perce;
Et c'est pour te punir que je viens en ces lieux,
Pour le moins en mourant te blesser par les yeux,
Daigne ce juste ciel....
VALENS.
Cléobule, il expire. 1875
CLÉOBULE.
Non, Seigneur, je l'entends encore qui soupire;
Ce n'est que la douleur qui lui coupe la voix.
VALENS.
Non, non: j'ai tout perdu, Placide est aux abois;
Mais ne rejetons pas une espérance vaine,
Portons-le reposer dans la chambre prochaine; 1880
Et vous autres, allez prendre souci des morts,
Tandis que j'aurai soin de calmer ses transports.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.