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Œuvres de P. Corneille, Tome 05

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ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

HÉRACLIUS, EUDOXE.

HÉRACLIUS.

Vous avez grand sujet d'appréhender pour elle:

Phocas au dernier point la tiendra criminelle;

Et je le connois mal, ou s'il la peut trouver,

Il n'est moyen humain qui puisse la sauver. 1130

Je vous plains, cher Eudoxe [358], et non pas votre mère:

Elle a bien mérité ce qu'a fait Exupère;

Il trahit justement qui vouloit me trahir [359].

EUDOXE.

Vous croyez qu'à ce point elle ait pu vous haïr,

Vous, pour qui son amour a forcé la nature? 1135

HÉRACLIUS.

Comment voulez-vous donc nommer son imposture?

M'empêcher d'entreprendre, et par un faux rapport

Confondre en Martian et mon nom et mon sort;

Abuser d'un billet que le hasard lui donne;

Attacher de sa main mes droits à sa personne, 1140

Et le mettre en état, dessous sa bonne foi,

De régner en ma place, ou de périr pour moi:

Madame, est-ce en effet me rendre un grand service?

EUDOXE.

Eût-elle démenti ce billet de Maurice?

Et l'eût-elle pu faire, à moins que révéler 1145

Ce que surtout alors il lui falloit celer?

Quand Martian par là n'eût pas connu son père,

C'étoit vous hasarder sur la foi d'Exupère:

Elle en doutoit, Seigneur, et par l'événement

Vous voyez que son zèle en doutoit justement. 1150

Sûre en soi des moyens de vous rendre l'empire,

Qu'à vous-même jamais elle n'a voulu dire,

Elle a sur Martian tourné le coup fatal

De l'épreuve d'un cœur qu'elle connoissoit mal.

Seigneur, où seriez-vous sans ce nouveau service? 1155

HÉRACLIUS.

Qu'importe qui des deux on destine au supplice?

Qu'importe, Martian, vu ce que je te doi,

Qui trahisse mon sort, d'Exupère ou de moi?

Si l'on ne me découvre, il faut que je m'expose;

Et l'un et l'autre enfin ne sont que même chose [360], 1160

Sinon qu'étant trahi je mourrois malheureux,

Et que, m'offrant pour toi, je mourrai généreux.

EUDOXE.

Quoi? pour désabuser une aveugle furie,

Rompre votre destin, et donner votre vie!

HÉRACLIUS.

Vous êtes plus aveugle encor en votre amour. 1165

Périra-t-il pour moi quand je lui dois le jour?

Et lorsque sous mon nom il se livre à sa perte,

Tiendrai-je sous le sien ma fortune couverte?

S'il s'agissoit ici de le faire empereur [361],

Je pourrois lui laisser mon nom et son erreur; 1170

Mais conniver en lâche à ce nom qu'on me vole,

Quand son père à mes yeux au lieu de moi l'immole!

Souffrir qu'il se trahisse aux rigueurs de mon sort!

Vivre par son supplice et régner par sa mort!

EUDOXE.

Ah! ce n'est pas, Seigneur, ce que je vous demande:

De cette lâcheté l'infamie est trop grande.

Montrez-vous pour sauver ce héros du trépas;

Mais montrez-vous en maître et ne vous perdez pas:

Rallumez cette ardeur où s'opposoit ma mère,

Garantissez le fils par la perte du père; 1180

En prenant à l'empire un chemin éclatant,

Montrez Héraclius au peuple qui l'attend [362].

HÉRACLIUS.

Il n'est plus temps, Madame: un autre a pris ma place.

Sa prison a rendu le peuple tout de glace:

Déjà préoccupé d'un autre Héraclius, 1185

Dans l'effroi qui le trouble il ne me croira plus;

Et ne me regardant que comme un fils perfide,

Il aura de l'horreur de suivre un parricide.

Mais quand même il voudroit seconder mes desseins,

Le tyran tient déjà Martian en ses mains. 1190

S'il voit qu'en sa faveur je marche à force ouverte,

Piqué de ma révolte, il hâtera sa perte,

Et croira qu'en m'ôtant l'espoir de le sauver,

Il m'ôtera l'ardeur qui me fait soulever.

N'en parlons plus: en vain votre amour me retarde,

Le sort d'Héraclius tout entier me regarde.

Soit qu'il faille régner, soit qu'il faille périr,

Au tombeau comme au trône on me verra courir.

Mais voici le tyran, et son traître Exupère.

SCÈNE II.

PHOCAS, HÉRACLIUS [363], EXUPÈRE, EUDOXE. troupe de Gardes.

PHOCAS, montrant Eudoxe à ses gardes.

Qu'on la tienne en lieu sûr, en attendant sa mère [364]. 1200

HÉRACLIUS.

A-t-elle quelque part?...

PHOCAS.

Nous verrons à loisir:

Il est bon cependant de la faire saisir.

EUDOXE, s'en allant.

Seigneur, ne croyez rien de ce qu'il vous va dire.

PHOCAS, à Eudoxe.

Je croirai ce qu'il faut pour le bien de l'empire [365].

(A Héraclius.)

Ses pleurs pour ce coupable imploroient ta pitié? 1205

HÉRACLIUS.

Seigneur....

PHOCAS.

Je sais pour lui quelle est ton amitié;

Mais je veux que toi-même, ayant bien vu son crime,

Tiennes ton zèle injuste, et sa mort légitime.

Qu'on [366] le fasse venir. Pour en tirer l'aveu

Il ne sera besoin ni de fer ni de feu. 1210

Loin de s'en repentir, l'orgueilleux en fait gloire.

Mais que me diras-tu qu'il ne me faut pas croire?

Eudoxe m'en conjure, et l'avis me surprend.

Aurois-tu découvert quelque crime plus grand?

HÉRACLIUS.

Oui, sa mère a plus fait contre votre service 1215

Que ne sait Exupère, et que n'a vu Maurice.

PHOCAS.

La perfide! Ce jour lui sera le dernier.

Parle.

HÉRACLIUS.

J'achèverai devant le prisonnier.

Trouvez bon qu'un secret d'une telle importance,

Puisque vous le mandez, s'explique en sa présence. 1220

PHOCAS.

Le voici. Mais surtout ne me dis rien pour lui.

SCÈNE III.

PHOCAS, HÉRACLIUS, MARTIAN [367], EXUPÈRE, troupe de Gardes.

HÉRACLIUS.

Je sais qu'en ma prière il auroit peu d'appui;

Et loin de me donner une inutile peine,

Tout ce que je demande à votre juste haine,

C'est que de tels forfaits ne soient point impunis; 1225

Perdez Héraclius, et sauvez votre fils [368]:

Voilà tout mon souhait et toute ma prière.

M'en refuserez-vous?

PHOCAS.

Tu l'obtiendras entière:

Ton salut en effet est douteux sans sa mort.

MARTIAN.

Ah, Prince! j'y courois sans me plaindre du sort; 1230

Son indigne rigueur n'est pas ce qui me touche;

Mais en ouïr l'arrêt sortir de votre bouche!

Je vous ai mal connu jusques à mon trépas.

HÉRACLIUS.

Et même en ce moment tu ne me connois pas.

Écoute, père aveugle, et toi, prince crédule, 1235

Ce que l'honneur défend que plus je dissimule.

Phocas, connois ton sang et tes vrais ennemis:

Je suis Héraclius, et Léonce est ton fils.

MARTIAN.

Seigneur, que dites-vous?

HÉRACLIUS.

Que je ne puis plus taire

Que deux fois Léontine osa tromper ton père; 1240

Et semant de nos noms un insensible abus,

Fit un faux Martian du jeune Héraclius.

PHOCAS.

Maurice te dément, lâche! tu n'as qu'à lire:

«Sous le nom de Léonce Héraclius respire.»

Tu fais après cela des contes superflus. 1245

HÉRACLIUS.

Si ce billet fut vrai, Seigneur, il ne l'est plus:

J'étois Léonce alors, et j'ai cessé de l'être

Quand Maurice immolé n'en a pu rien connoître.

S'il laissa par écrit ce qu'il avoit pu voir,

Ce qui suivit sa mort fut hors de son pouvoir. 1250

Vous portâtes soudain la guerre dans la Perse,

Où vous eûtes trois ans la fortune diverse.

Cependant Léontine, étant dans le château

Reine de nos destins et de notre berceau,

Pour me rendre le rang qu'occupoit votre race [369], 1255

Prit Martian pour elle, et me mit en sa place.

Ce zèle en ma faveur lui succéda si bien,

Que vous-même au retour vous n'en connûtes rien;

Et ces informes traits qu'à six mois a l'enfance,

Ayant mis entre nous fort peu de différence, 1260

Le foible souvenir en trois ans s'en perdit:

Vous prîtes aisément ce qu'elle vous rendit.

Nous vécûmes tous deux sous le nom l'un de l'autre:

Il passa pour son fils, je passai pour le vôtre;

Et je ne jugeois pas ce chemin criminel [370] 1265

Pour remonter sans meurtre au trône paternel.

Mais voyant cette erreur fatale à cette vie

Sans qui déjà la mienne auroit été ravie,

Je me croirois, Seigneur, coupable infiniment

Si je souffrois encore un tel aveuglement. 1270

Je viens reprendre un nom qui seul a fait son crime.

Conservez votre haine, et changez de victime.

Je ne demande rien que ce qui m'est promis:

Perdez Héraclius, et sauvez votre fils [371].

MARTIAN.

Admire de quel fils le ciel t'a fait le père, 1275

Admire quel effort sa vertu vient de faire,

Tyran; et ne prends pas pour une vérité

Ce qu'invente pour moi sa générosité.

(A Héraclius.)

C'est trop, Prince, c'est trop pour ce petit service

Dont honora mon bras ma fortune propice: 1280

Je vous sauvai la vie, et ne la perdis pas;

Et pour moi vous cherchez un assuré trépas!

Ah! si vous m'en devez quelque reconnoissance,

Prince, ne m'ôtez pas l'honneur de ma naissance:

Avoir tant de pitié d'un sort si glorieux, 1285

De crainte d'être ingrat, c'est m'être injurieux.

PHOCAS.

En quel trouble me jette une telle dispute!

A quels nouveaux malheurs m'expose-t-elle en butte!

Lequel croire, Exupère, et lequel démentir?

Tombé-je dans l'erreur, ou si j'en vais sortir? 1290

Si ce billet est vrai, le reste est vraisemblable.

EXUPÈRE.

Mais qui sait si ce reste est faux ou véritable?

PHOCAS.

Léontine deux fois a pu tromper Phocas.

EXUPÈRE.

Elle a pu les changer, et ne les changer pas,

Et plus que vous, Seigneur, dedans l'inquiétude, 1295

Je ne vois que du trouble et de l'incertitude.

HÉRACLIUS.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais qui je suis:

Vous voyez quels effets en ont été produits.

Depuis plus de quatre ans vous voyez quelle adresse

J'apporte à rejeter l'hymen de la Princesse, 1300

Où sans doute aisément mon cœur eût consenti [372],

Si Léontine alors ne m'en eût averti.

MARTIAN.

Léontine?

HÉRACLIUS.

Elle-même.

MARTIAN.

Ah! ciel! quelle est sa ruse!

Martian aime Eudoxe, et sa mère l'abuse.

Par l'horreur d'un hymen qu'il croit incestueux, 1305

De ce prince à sa fille elle assure les vœux;

Et son ambition, adroite à le séduire,

Le plonge en une erreur dont elle attend l'empire.

Ce n'est que d'aujourd'hui que je sais qui je suis;

Mais de mon ignorance elle espéroit ces fruits, 1310

Et me tiendroit encor la vérité cachée,

Si tantôt ce billet ne l'en eût arrachée.

PHOCAS, à Exupère.

La méchante l'abuse aussi bien que Phocas.

EXUPÈRE.

Elle a pu l'abuser, et ne l'abuser pas.

PHOCAS.

Tu vois comme la fille a part au stratagème [373]. 1315

EXUPÈRE.

Et que la mère a pu l'abuser elle-même.

PHOCAS.

Que de pensers divers! que de soucis flottants!

EXUPÈRE.

Je vous en tirerai, Seigneur, dans peu de temps.

PHOCAS.

Dis-moi, tout est-il prêt pour ce juste supplice?

EXUPÈRE.

Oui, si nous connoissions le vrai fils de Maurice. 1320

HÉRACLIUS.

Pouvez-vous en douter après ce que j'ai dit?

MARTIAN.

Donnez-vous à l'erreur encor quelque crédit [374]?

HÉRACLIUS [375].

Ami, rends-moi mon nom: la faveur n'est pas grande;

Ce n'est que pour mourir que je te le demande.

Reprends ce triste jour que tu m'as racheté, 1325

Ou rends-moi cet honneur que tu m'as presque ôté.

MARTIAN.

Pourquoi, de mon tyran volontaire victime,

Précipiter vos jours pour me noircir d'un crime [376]?

Prince, qui que je sois, j'ai conspiré sa mort,

Et nos noms au dessein donnent un divers sort: 1330

Dedans Héraclius il a gloire solide,

Et dedans Martian il devient parricide.

Puisqu'il faut que je meure illustre ou criminel,

Couvert ou de louange ou d'opprobre éternel,

Ne souillez point ma mort, et ne veuillez pas faire 1335

Du vengeur de l'empire un assassin d'un père.

HÉRACLIUS.

Mon nom seul est coupable, et sans plus disputer,

Pour te faire innocent tu n'as qu'à le quitter;

Il conspira lui seul, tu n'en es point complice.

Ce n'est qu'Héraclius qu'on envoie au supplice: 1340

Sois son fils, tu vivras.

MARTIAN.

Si je l'avois été,

Seigneur, ce traître en vain m'auroit sollicité;

Et lorsque contre vous il m'a fait entreprendre [377],

La nature en secret auroit su m'en défendre.

HÉRACLIUS.

Apprends donc qu'en secret mon cœur t'a prévenu. 1345

J'ai voulu conspirer, mais on m'a retenu;

Et dedans mon péril Léontine timide....

MARTIAN.

N'a pu voir Martian commettre un parricide.

HÉRACLIUS.

Toi, que de Pulchérie elle a fait amoureux,

Juge sous les deux noms ton dessein et tes feux. 1350

Elle a rendu pour toi l'un et l'autre funeste,

Martian parricide, Héraclius inceste,

Et n'eût pas eu pour moi d'horreur d'un grand forfait,

Puisque dans ta personne elle en pressoit l'effet.

Mais elle m'empêchoit de hasarder ma tête [378], 1355

Espérant par ton bras me livrer ma conquête.

Ce favorable aveu dont elle t'a séduit

T'exposoit aux périls pour m'en donner le fruit;

Et c'étoit ton succès qu'attendoit sa prudence,

Pour découvrir au peuple ou cacher ma naissance. 1360

PHOCAS.

Hélas! je ne puis voir qui des deux est mon fils;

Et je vois que tous deux ils sont mes ennemis.

En ce piteux état quel conseil dois-je suivre?

J'ai craint un ennemi, mon bonheur me le livre;

Je sais que de mes mains il ne se peut sauver, 1365

Je sais que je le vois, et ne puis le trouver [379].

La nature tremblante, incertaine, étonnée,

D'un nuage confus couvre sa destinée:

L'assassin sous cette ombre échappe à ma rigueur,

Et présent à mes yeux, il se cache en mon cœur. 1370

Martian! A ce nom aucun ne veut répondre,

Et l'amour paternel ne sert qu'à me confondre.

Trop d'un Héraclius en mes mains est remis;

Je tiens mon ennemi, mais je n'ai plus de fils.

Que veux-tu donc, nature, et que prétends-tu faire?

Si je n'ai plus de fils, puis-je encore être père?

De quoi parle à mon cœur ton murmure imparfait?

Ne me dis rien du tout, ou parle tout à fait [380].

Qui que ce soit des deux que mon sang ait fait naître,

Ou laisse-moi le perdre, ou fais-le moi connoître. 1380

O toi, qui que tu sois, enfant dénaturé,

Et trop digne du sort que tu t'es procuré,

Mon trône est-il pour toi plus honteux qu'un supplice?

O malheureux Phocas! ô trop heureux Maurice!

Tu recouvres deux fils pour mourir après toi, 1385

Et je n'en puis trouver pour régner après moi!

Qu'aux honneurs de ta mort je dois porter envie,

Puisque mon propre fils les préfère à sa vie!

SCÈNE IV.

PHOCAS, HÉRACLIUS, MARTIAN [381], CRISPE, EXUPÈRE, LÉONTINE.

CRISPE, à Phocas.

Seigneur, ma diligence enfin a réussi:

J'ai trouvé Léontine, et je l'amène ici. 1390

PHOCAS, à Léontine.

Approche, malheureuse.

HÉRACLIUS, à Léontine

Avouez tout, Madame.

J'ai tout dit.

LÉONTINE, à Héraclius.

Quoi, Seigneur?

PHOCAS.

Tu l'ignores, infâme!

Qui des deux est mon fils?

LÉONTINE.

Qui vous en fait douter?

HÉRACLIUS, à Léontine.

Le nom d'Héraclius que son fils veut porter:

Il en croit ce billet et votre témoignage; 1395

Mais ne le laissez pas dans l'erreur davantage.

PHOCAS.

N'attends pas les tourments, ne me déguise rien.

M'as-tu livré ton fils? as-tu changé le mien?

LÉONTINE.

Je t'ai livré mon fils, et j'en aime la gloire.

Si je parle du reste, oseras-tu m'en croire? 1400

Et qui t'assurera que pour Héraclius,

Moi qui t'ai tant trompé, je ne te trompe plus [382]?

PHOCAS.

N'importe, fais-nous voir quelle haute prudence

En des temps si divers leur en fait confidence:

A l'un depuis quatre ans, à l'autre d'aujourd'hui. 1405

LÉONTINE.

Le secret n'en est su ni de lui, ni de lui;

Tu n'en sauras non plus les véritables causes:

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses.

L'un des deux est ton fils, l'autre est ton empereur [383].

Tremble dans ton amour, tremble dans ta fureur. 1410

Je te veux toujours voir, quoi que ta rage fasse,

Craindre ton ennemi dedans ta propre race,

Toujours aimer ton fils dedans ton ennemi.

Sans être ni tyran, ni père qu'à demi.

Tandis qu'autour des deux tu perdras ton étude, 1415

Mon âme jouira de ton inquiétude;

Je rirai de ta peine; ou si tu m'en punis,

Tu perdras avec moi le secret de ton fils.

PHOCAS.

Et si je les punis tous deux sans les connoître,

L'un comme Héraclius, l'autre pour vouloir l'être? 1420

LÉONTINE.

Je m'en consolerai quand je verrai Phocas

Croire affermir son sceptre en se coupant le bras,

Et de la même main son ordre tyrannique

Venger Héraclius dessus son fils unique.

PHOCAS.

Quelle reconnoissance, ingrate, tu me rends 1425

Des bienfaits répandus sur toi, sur tes parents,

De t'avoir confié ce fils que tu me caches,

D'avoir mis en tes mains ce cœur que tu m'arraches,

D'avoir mis à tes pieds ma cour qui t'adoroit!

Rends-moi mon fils, ingrate.

LÉONTINE.

Il m'en désavoueroit; 1430

Et ce fils, quel qu'il soit, que tu ne peux connoître,

A le cœur assez bon pour ne vouloir pas l'être.

Admire sa vertu qui trouble ton repos.

C'est du fils d'un tyran que j'ai fait ce héros;

Tant ce qu'il a reçu d'heureuse nourriture [384] 1435

Dompte ce mauvais sang qu'il eut de la nature [385]!

C'est assez dignement répondre à tes bienfaits

Que d'avoir dégagé ton fils de tes forfaits.

Séduit par ton exemple et par sa complaisance,

Il t'auroit ressemblé, s'il eût su sa naissance: 1440

Il seroit lâche, impie, inhumain comme toi,

Et tu me dois ainsi plus que je ne te doi.

EXUPÈRE.

L'impudence et l'orgueil suivent les impostures.

Ne vous exposez plus à ce torrent d'injures,

Qui ne faisant qu'aigrir votre ressentiment, 1445

Vous donne peu de jour pour ce discernement.

Laissez-la-moi, Seigneur, quelques moments en garde.

Puisque j'ai commencé, le reste me regarde:

Malgré l'obscurité de son illusion,

J'espère démêler cette confusion. 1450

Vous savez à quel point l'affaire m'intéresse.

PHOCAS.

Achève, si tu peux, par force ou par adresse,

Exupère; et sois sûr que je te devrai tout,

Si l'ardeur de ton zèle en peut venir à bout.

Je saurai cependant prendre à part l'un et l'autre; 1455

Et peut-être qu'enfin nous trouverons le nôtre.

Agis de ton côté; je la laisse avec toi:

Gêne, flatte, surprends. Vous autres, suivez-moi.

SCÈNE V.

EXUPÈRE, LÉONTINE.

EXUPÈRE.

On ne peut nous entendre. Il est juste, Madame,

Que je vous ouvre enfin jusqu'au fond de mon âme; 1460

C'est passer trop longtemps pour traître auprès de vous.

Vous haïssez Phocas; nous le haïssons tous....

LÉONTINE.

Oui, c'est bien lui montrer ta haine et ta colère,

Que lui vendre ton prince et le sang de ton père.

EXUPÈRE.

L'apparence vous trompe, et je suis en effet.... 1465

LÉONTINE.

L'homme le plus méchant que la nature ait fait [386].

EXUPÈRE.

Ce qui passe à vos yeux pour une perfidie....

LÉONTINE.

Cache une intention fort noble et fort hardie.

EXUPÈRE.

Pouvez-vous en juger, puisque vous l'ignorez?

Considérez l'état de tous nos conjurés. 1470

Il n'est aucun de nous à qui sa violence [387]

N'ait donné trop de lieu d'une juste vengeance;

Et nous en croyant tous dans notre âme indignés,

Le tyran du palais nous a tous éloignés.

Il y falloit rentrer par quelque grand service. 1475

LÉONTINE.

Et tu crois m'éblouir avec cet artifice?

EXUPÈRE.

Madame, apprenez tout. Je n'ai rien hasardé.

Vous savez de quel nombre il est toujours gardé;

Pouvions-nous le surprendre, ou forcer les cohortes

Qui de jour et de nuit tiennent toutes ses portes? 1480

Pouvions-nous mieux sans bruit nous approcher de lui?

Vous voyez la posture où j'y suis aujourd'hui:

Il me parle, il m'écoute, il me croit; et lui-même

Se livre entre mes mains, aide à mon stratagème.

C'est par mes seuls conseils qu'il veut publiquement

Du prince Héraclius faire le châtiment;

Que sa milice, éparse à chaque coin des rues,

A laissé du palais les portes presque nues:

Je puis en un moment m'y rendre le plus fort;

Mes amis sont tous prêts: c'en est fait, il est mort; 1490

Et j'userai si bien de l'accès qu'il me donne,

Qu'aux pieds d'Héraclius je mettrai sa couronne.

Mais après mes desseins pleinement découverts,

De grâce, faites-moi connoître qui je sers;

Et ne le cachez plus à ce cœur qui n'aspire 1495

Qu'à le rendre aujourd'hui maître de tout l'empire.

LÉONTINE.

Esprit lâche et grossier, quelle brutalité

Te fait juger en moi tant de crédulité?

Va, d'un piège si lourd l'appas [388] est inutile,

Traître, et si tu n'as point [389] de ruse plus subtile.... 1500

EXUPÈRE.

Je vous dis vrai, Madame, et vous dirai de plus....

LÉONTINE.

Ne me fais point ici de contes superflus:

L'effet à tes discours ôte toute croyance.

EXUPÈRE.

Eh bien! demeurez donc dans votre défiance.

Je ne demande plus, et ne vous dis plus rien; 1505

Gardez votre secret, je garderai le mien.

Puisque je passe encor pour homme à vous séduire,

Venez dans la prison où je vais vous conduire:

Si vous ne me croyez, craignez ce que je puis.

Avant la fin du jour vous saurez qui je suis. 1510

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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