Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE I.
DÉCORATION DU PREMIER ACTE.
Cette grande masse de montagne et ces rochers élevés les uns sur les autres qui la composoient, ayant disparu en un moment par un merveilleux artifice, laissent voir en leur place la ville capitale du royaume de Céphée [554], ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le fond du théâtre sont des palais magnifiques, tous différents de structure, mais qui gardent admirablement l'égalité et les justesses de la perspective [555]. Après que les yeux ont eu loisir de se satisfaire à considérer leur beauté, la reine Cassiope paroît comme passant par cette place pour aller au temple [556]: elle est conduite par Persée, encore inconnu, mais qui passe pour un cavalier de grand mérite, qu'elle entretient des malheurs publics, attendant que le Roi la rejoigne pour aller à ce temple de compagnie.
SCÈNE PREMIÈRE.
CASSIOPE, PERSÉE, suite de la Reine.
CASSIOPE.
Généreux inconnu, qui chez tous les monarques
Portez de vos vertus les éclatantes marques,
Et dont l'aspect suffit pour convaincre nos yeux 100
Que vous sortez du sang ou des rois ou des Dieux,
Puisque vous avez vu le sujet de ce crime
Que chaque mois expie une telle victime,
Cependant qu'en ce lieu nous attendrons le Roi,
Soyez-y juste juge entre les Dieux et moi. 105
Jugez de mon forfait, jugez de leur colère;
Jugez s'ils ont eu droit d'en punir une mère,
S'ils ont dû faire agir leur haine au même instant.
PERSÉE.
J'en ai déjà jugé, Reine, en vous imitant;
Et si de vos malheurs la cause ne procède, 110
Que d'avoir fait justice aux beautés d'Andromède,
Si c'est là ce forfait digne d'un tel courroux,
Je veux être à jamais coupable comme vous.
Mais comme un bruit confus m'apprend ce mal extrême,
Ne le puis-je, Madame, apprendre de vous-même 115
Pour mieux renouveler ce crime glorieux
Où soudain la raison est complice des yeux?
CASSIOPE.
Écoutez: la douleur se soulage à se plaindre;
Et quelques maux qu'on souffre ou que l'on aye à craindre,
Ce qu'un cœur généreux en montre de pitié 120
Semble en notre faveur en prendre la moitié.
Ce fut ce même jour qui conclut l'hyménée
De ma chère Andromède avec l'heureux Phinée:
Nos peuples, tous ravis de ces illustres nœuds,
Sur les bords de la mer dressèrent force jeux; 125
Elle en donnoit les prix. Dispensez ma tristesse
De vous dépeindre ici la publique allégresse [557];
On décrit mal la joie au milieu des malheurs,
Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs.
O jour, que ta mémoire encore m'est cruelle! 130
Andromède jamais ne me parut si belle;
Et voyant ses regards s'épandre sur les eaux
Pour jouir et juger d'un combat de vaisseaux:
«Telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l'onde,
Et promit à ses yeux la conquête du monde, 135
Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau
Les miroirs vagabonds de son flottant berceau.»
A ce fameux spectacle on vit les Néréides
Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides,
Et pour nouvelle pompe à ces nobles ébats 140
A l'envi de la Terre étaler leurs appas.
Elles virent ma fille; et leurs regards à peine
Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine,
Que par des traits plus forts se sentant effacer,
Éblouis et confus je les vis s'abaisser, 145
Examiner les leurs, et sur tous leurs visages
En chercher d'assez vifs pour braver nos rivages.
Je les vis se choisir jusqu'à cinq et six fois,
Et rougir aussitôt nous comparant leur choix;
Et cette vanité qu'en toutes les familles 150
On voit si naturelle aux mères pour leurs filles,
Leur cria par ma bouche: En est-il parmi vous,
O nymphes! qui ne cède à des attraits si doux?
Et pourrez-vous nier, vous autres immortelles [558],
Qu'entre nous la nature en forme de plus belles?» 155
Je m'emportois sans doute, et c'en étoit trop dit:
Je les vis s'en cacher de honte et de dépit;
J'en vis dedans leurs yeux les vives étincelles:
L'onde qui les reçut s'en irrita pour elles [559];
J'en vis enfler la vague, et la mer en courroux 160
Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous.
C'eût été peu des flots: la soudaine tempête,
Qui trouble notre joie et dissipe la fête,
Enfante en moins d'une heure et pousse sur nos bords
Un monstre contre nous armé de mille morts. 165
Nous fuyons, mais en vain; il suit, il brise, il tue;
Chaque victime est morte aussitôt qu'abattue.
Nous ne voyons qu'horreur, que sang de toutes parts;
Son haleine est poison, et poison ses regards:
Il ravage, il désole et nos champs et nos villes [560], 170
Et contre sa fureur il n'est aucuns asiles.
Après beaucoup d'efforts et de vœux superflus,
Ayant souffert beaucoup, et craignant encor plus,
Nous courons à l'oracle en de telles alarmes;
Et voici ce qu'Ammon répondit à nos larmes: 175
«Pour apaiser Neptune, exposez tous les mois
Au monstre qui le venge une fille à son choix,
Jusqu'à ce que le calme à l'orage succède;
Le sort vous montrera
Celle qu'il agréera: 180
Différez cependant les noces d'Andromède.»
Comme dans un grand mal un moindre semble doux,
Nous prenons pour faveur ce reste de courroux.
Le monstre disparu nous rend un peu de joie:
On ne le voit qu'aux jours qu'on lui livre sa proie, 185
Mais ce remède enfin n'est qu'un amusement:
Si l'on souffre un peu moins, on craint également;
Et toutes nous tremblons devant une infortune
Qui toutes nous menace avant qu'en frapper une.
La peur s'en renouvelle au bout de chaque mois; 190
J'en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois.
Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées,
Mais des beautés, hélas! dignes d'être adorées,
Et de qui tous les traits, pleins d'un céleste feu,
Ne cédoient qu'à ma fille, et lui cédoient bien peu; 195
Comme si choisissant de plus belle en plus belle,
Le sort par ces degrés tâchoit d'approcher d'elle,
Et que pour élever ses traits jusques à nous,
Il essayât sa force et mesurât ses coups.
Rien n'a pu jusqu'ici toucher ce dieu barbare; 200
Et le sixième choix aujourd'hui se prépare:
On le va faire au temple; et je sens malgré moi
Des mouvements secrets redoubler mon effroi.
Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice,
Qui jamais à mes vœux ne parut si propice; 205
Et toutefois mon cœur, à force de trembler,
Semble prévoir le coup qui le doit accabler.
Vous donc, qui connoissez et mon crime et sa peine,
Dites-moi s'il a pu mériter tant de haine,
Et si le ciel devoit tant de sévérité 210
Aux premiers mouvements d'un peu de vanité.
PERSÉE.
Oui, Madame, il est juste; et j'avouerai moi-même
Qu'en le blâmant tantôt j'ai commis un blasphème.
Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement,
Quel grand crime il punit d'un si grand châtiment. 215
Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères
Qu'il veuille s'abaisser à suivre leurs colères;
Et quand votre mépris en fit comparaison,
Il voyoit mieux que vous que vous aviez raison.
Il venge, et c'est de là que votre mal procède, 220
L'injustice rendue aux beautés d'Andromède.
Sous les lois d'un mortel votre choix l'asservit!
Cette injure est sensible aux Dieux qu'elle ravit,
Aux Dieux qu'elle captive; et ces rivaux célestes
S'opposent à des nœuds à sa gloire funestes, 225
En sauvent les appas qui les ont éblouis,
Punissent vos sujets qui s'en sont réjouis.
Jupiter, résolu de l'ôter à Phinée,
Exprès par son oracle en défend l'hyménée.
A sa flamme peut-être il veut la réserver; 230
Ou s'il peut se résoudre enfin à s'en priver,
A quelqu'un de ses fils sans doute il la destine;
Et voilà de vos maux la secrète origine.
Faites cesser l'offense, et le même moment
Fera cesser ici son juste châtiment. 235
CASSIOPE.
Vous montrez pour ma fille une trop haute estime,
Quand pour la mieux flatter vous me faites un crime,
Dont la civilité me force de juger
Que vous ne m'accusez qu'afin de m'obliger.
Si quelquefois les Dieux pour des beautés mortelles 240
Quittent de leur séjour les clartés éternelles,
Ces mêmes Dieux aussi, de leur grandeur jaloux,
Ne font pas chaque jour ce miracle pour nous;
Et quand pour l'espérer, je serois assez folle,
Le Roi, dont tout dépend, est homme de parole; 245
Il a promis sa fille, et verra tout périr
Avant qu'à se dédire il veuille recourir.
Il tient cette alliance et glorieuse et chère:
Phinée est de son sang, il est fils de son frère.
PERSÉE.
Reine, le sang des Dieux vaut bien celui des rois.... 250
Mais nous en parlerons encor quelque autre fois.
Voici le Roi qui vient.
SCÈNE II.
CÉPHÉE, CASSIOPE, PHINÉE, PERSÉE, suite du Roi et de la Reine.
CÉPHÉE.
N'en parlons plus, Phinée,
Et laissons d'Andromède aller la destinée,
Votre amour fait pour elle un inutile effort:
Je la dois comme une autre au triste choix du sort. 255
Elle est cause du mal, puisqu'elle l'est du crime:
Peut-être qu'il la veut pour dernière victime,
Et que nos châtiments deviendroient éternels,
S'ils ne pouvoient tomber sur les vrais criminels.
PHINÉE.
Est-ce un crime en ces lieux, Seigneur, que d'être belle?
CÉPHÉE.
Elle a rendu par là sa mère criminelle.
PHINÉE.
C'est donc un crime ici que d'avoir de bons yeux
Qui sachent bien juger d'un tel présent des cieux?
CÉPHÉE.
Qui veut en bien juger n'a point le privilége
D'aller jusqu'au blasphème et jusqu'au sacrilège. 265
CASSIOPE.
Ce blasphème, Seigneur, de quoi vous m'accusez....
CÉPHÉE.
Madame, après les maux que vous avez causés,
C'est à vous à pleurer, et non à vous défendre.
Voyez, voyez quel sang vous avez fait répandre;
Et ne laissez paroître en cette occasion 270
Que larmes, que soupirs, et que confusion.
(A Phinée.)
Je vous le dis encore, elle la crut trop belle;
Et peut-être le sort l'en veut punir en elle:
Dérober Andromède à cette élection,
C'est dérober sa mère à sa punition. 275
PHINÉE.
Déjà cinq fois, Seigneur, à ce choix exposée,
Vous voyez que cinq fois le sort l'a refusée.
CÉPHÉE.
Si le courroux du ciel n'en veut point à ses jours,
Ce qu'il a fait cinq fois il le fera toujours.
PHINÉE.
Le tenter si souvent, c'est lasser sa clémence: 280
Il pourra vous punir de trop de confiance:
Vouloir toujours faveur, c'est trop lui demander,
Et c'est un crime enfin que de tant hasarder [561].
Mais quoi? n'est-il, Seigneur, ni bonté paternelle,
Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle? 285
CÉPHÉE.
Ah! ne m'arrachez point mon sentiment secret,
Phinée, il est tout vrai, je l'expose à regret.
J'aime que votre amour en sa faveur me presse;
La nature en mon cœur avec lui s'intéresse;
Mais elle ne sauroit mettre d'accord en moi 290
Les tendresses d'un père et les devoirs d'un roi;
Et par une justice à moi-même sévère,
Je vous refuse en roi ce que je veux en père.
PHINÉE.
Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois
Dont l'aveugle rigueur s'étend jusques aux rois? 295
CÉPHÉE.
Celles que font les Dieux, qui, tous rois que nous sommes,
Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes,
Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir
Que pour le mesurer aux règles du devoir.
Que diroient mes sujets si je me faisois grâce, 300
Et si, durant qu'au monstre on expose leur race,
Ils voyoient, par un droit tyrannique et honteux,
Le crime en ma maison, et la peine sur eux?
PHINÉE.
Heureux sont les sujets, heureuses les provinces
Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes! 305
CÉPHÉE.
Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets,
Quand il se fait justice ainsi qu'à ses sujets!
Notre oracle, après tout, n'excepte point ma fille:
Ses termes généraux comprennent ma famille;
Et ne confondre pas ce qu'il a confondu, 310
C'est se mettre au-dessus du dieu qui l'a rendu.
PERSÉE.
Seigneur, s'il m'est permis d'entendre votre oracle,
Je crois qu'à sa prière il donne peu d'obstacle;
Il parle d'Andromède, il la nomme, il suffit,
Arrêtez-vous pour elle à ce qu'il vous en dit: 315
La séparer longtemps d'un amant si fidèle,
C'est tout le châtiment qu'il semble vouloir d'elle.
Différez son hymen sans l'exposer au choix.
Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois,
Quand il leur a montré quelque légère haine, 320
Répand sur leurs sujets le reste de leur peine.
CÉPHÉE.
Vous prenez mal l'oracle; et pour l'expliquer mieux,
Sachez [562].... Mais quel éclat vient de frapper mes yeux?
D'où partent ces longs traits de nouvelles lumières?
(Le ciel s'ouvre durant cette contestation du Roi avec Phinée, et fait voir dans un profond éloignement l'étoile de Vénus, qui sert de machine pour apporter cette déesse jusqu'au milieu du théâtre. Elle s'avance lentement sans que l'œil puisse découvrir à quoi elle est suspendue; et cependant le peuple a loisir de lui adresser ses vœux par cet hymne que chantent les musiciens.)
PERSÉE.
Du ciel qui vient d'ouvrir ses luisantes barrières, 325
D'où quelque déité vient, ce semble, ici-bas
Terminer elle-même entre vous ces débats.
CASSIOPE.
Ah! je la reconnois, la déesse d'Éryce;
C'est elle, c'est Vénus, à mes vœux si propice:
Je vois dans ses [563] regards mon bonheur renaissant, 330
Peuple, faites des vœux, tandis qu'elle descend.
SCÈNE III.
VÉNUS, CÉPHÉE, CASSIOPE, PERSÉE, PHINÉE. chœur de musique, suite du Roi et de la Reine.
CHŒUR [564].
Reine de Paphe et d'Amathonte,
Mère d'Amour, et fille de la mer,
Peux-tu voir sans un peu de honte
Que contre nous elle ait voulu s'armer, 335
Et que du même sein qui fut ton origine
Sorte notre ruine?
Peux-tu voir que de la même onde
Il ose naître un tel monstre après toi?
Que d'où vient tant de bien au monde 340
Il vienne enfin tant de mal et d'effroi,
Et que l'heureux berceau de ta beauté suprême
Enfante l'horreur même?
Venge l'honneur de ta naissance
Qu'on a souillé par un tel attentat; 345
Rends-lui sa première innocence,
Et tu rendras le calme à tout l'État [565];
Et nous dirons enfin que d'où le mal procède
Part aussi le remède.
CASSIOPE.
Peuple, elle veut parler: silence à la Déesse; 350
Silence, et préparez vos cœurs à l'allégresse.
Elle a reçu nos vœux, et les daigne exaucer;
Écoutez-en l'effet qu'elle va prononcer.
VÉNUS, au milieu de l'air.
Ne tremblez plus, mortels; ne tremble plus, ô mère!
On va jeter le sort pour la dernière fois, 355
Et le ciel ne veut plus qu'un choix
Pour apaiser de tout point sa colère.
Andromède ce soir aura l'illustre époux
Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne.
Préparez son hymen, où, pour faveur insigne, 360
Les Dieux ont résolu de se joindre avec vous.
PHINÉE, à Céphée.
Souffrez que sans tarder je porte à ma princesse,
Seigneur, l'heureux arrêt qu'a donné la Déesse.
CÉPHÉE.
Allez, l'impatience est trop juste aux amants.
CASSIOPE, voyant remonter Vénus [566].
Suivons-la dans le ciel par nos remercîments; 365
Et d'une voix commune adorant sa puissance,
Montrons à ses faveurs notre reconnoissance.
CHŒUR [567].
Ainsi toujours sur tes autels
Tous les mortels
Offrent leurs cœurs en sacrifice! 370
Ainsi le Zéphyre en tout temps
Sur tes palais de Cythère et d'Éryce
Fasse régner les grâces du printemps!
Daigne affermir l'heureuse paix
Qu'à nos souhaits 375
Vient de promettre ton oracle;
Et fais pour ces jeunes amants,
Pour qui tu viens de faire ce miracle,
Un siècle entier de doux ravissements.
Dans nos campagnes et nos bois 380
Toutes nos voix
Béniront tes douces atteintes;
Et dans les rochers d'alentour,
La même Écho qui redisoit nos plaintes
Ne redira que des soupirs d'amour. 385
CÉPHÉE.
C'est assez.... la Déesse est déjà disparue;
Ses dernières clartés se perdent dans la nue;
Allons jeter le sort pour la dernière fois.
Malheureux le dernier que foudroiera son choix,
Et dont en ce grand jour la perte domestique 390
Souillera de ses pleurs l'allégresse publique!
Madame, cependant, songez à préparer
Cet hymen que les Dieux veulent tant honorer:
Rendez-en l'appareil digne de ma puissance,
Et digne, s'il se peut, d'une telle présence. 395
CASSIOPE.
J'obéis avec joie, et c'est me commander
Ce qu'avec passion j'allois vous demander.
SCÈNE IV.
CASSIOPE, PERSÉE, suite de la Reine.
CASSIOPE.
Eh bien! vous le voyez, ce n'étoit pas un crime,
Et les Dieux ont trouvé cet hymen légitime,
Puisque leur ordre exprès nous le fait achever, 400
Et que par leur présence ils doivent l'approuver.
Mais quoi? vous soupirez?
PERSÉE.
J'en ai bien lieu, Madame.
CASSIOPE.
Le sujet?
PERSÉE.
Votre joie.
CASSIOPE.
Elle vous gêne l'âme?
PERSÉE.
Après ce que j'ai dit, douter d'un si beau feu,
Reine, c'est ou m'entendre ou me croire bien peu. 405
Mais ne me forcez pas du moins à vous le dire,
Quand mon âme en frémit et mon cœur en soupire.
Pouvois-je avoir des yeux et ne pas l'adorer?
Et pourrois-je la perdre et n'en pas soupirer?
CASSIOPE.
Quel espoir formiez-vous, puisqu'elle étoit promise, 410
Et qu'en vain son bonheur domptoit votre franchise?
Vouloir que la raison règne sur un amant,
C'est être plus que lui dedans l'aveuglement.
Un cœur digne d'aimer court à l'objet aimable,
Sans penser au succès dont sa flamme est capable; 415
Il s'abandonne entier, et n'examine rien:
Aimer est tout son but, aimer est tout son bien;
Il n'est difficulté ni péril qui l'étonné.
«Ce qui n'est point à moi n'est encore à personne,
Disois-je; et ce rival qui possède sa foi, 420
S'il espère un peu plus, n'obtient pas plus que moi.»
Voilà durant vos maux de quoi vivoit ma flamme,
Et les douces erreurs dont je flattois mon âme.
Pour nourrir des desirs d'un beau feu trop contents,
C'étoit assez d'espoir que d'espérer au temps; 425
Lui qui fait chaque jour tant de métamorphoses,
Pouvoit en ma faveur faire beaucoup de choses [568].
Mais enfin la Déesse a prononcé ma mort,
Et je suis ce dernier sur qui tombe le sort.
J'étois indigne d'elle et de son hyménée, 430
Et toutefois, hélas! je valois bien Phinée.
CASSIOPE.
Vous plaindre en cet état, c'est tout ce que je puis.
PERSÉE.
Vous vous plaindrez peut-être apprenant qui je suis.
Vous ne vous trompiez point touchant mon origine,
Lorsque vous la jugiez ou royale ou divine: 435
Mon père est.... Mais pourquoi contre vous l'animer?
Puisqu'il nous faut mourir, mourons sans le nommer;
Il vengeroit ma mort, si j'avois fait connoître
De quel illustre sang j'ai la gloire de naître;
Et votre grand bonheur seroit mal assuré, 440
Si vous m'aviez connu sans m'avoir préféré.
C'est trop perdre de temps, courons à votre joie,
Courons à ce bonheur que le ciel vous envoie;
J'en veux être témoin, afin que mon tourment
Puisse par ce poison finir plus promptement. 445
CASSIOPE.
Le temps vous fera voir pour souverain remède
Le peu que vous perdez en perdant Andromède;
Et les Dieux, dont pour nous vous voyez la bonté,
Vous rendront bientôt plus qu'ils ne vous ont ôté.
PERSÉE.
Ni le temps ni les Dieux ne feront ce miracle. 450
Mais allons: à votre heur je ne mets point d'obstacle,
Reine; c'est l'affoiblir que de le retarder;
Et les Dieux ont parlé, c'est à moi de céder.
FIN DU PREMIER ACTE.