Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
THÉODORE, CLÉOBULE, STÉPHANIE.
STÉPHANIE.
Marcelle n'est pas loin, et je me persuade
Que son amour l'attache auprès de sa malade;
Mais je vais l'avertir que vous êtes ici.
THÉODORE.
Vous m'obligerez fort d'en prendre le souci,350
Et de lui témoigner avec quelle franchise
A ses commandements vous me voyez soumise.
STÉPHANIE.
Dans un moment ou deux vous la verrez venir.
SCÈNE II.
CLÉOBULE, THÉODORE.
CLÉOBULE.
Tandis, permettez-moi de vous entretenir,
Et de blâmer un peu cette vertu farouche,355
Cette insensible humeur qu'aucun objet ne touche,
D'où naissent tant de feux sans pouvoir l'enflammer,
Et qui semble haïr quiconque l'ose aimer.
Je veux bien avec vous que dessous votre empire
Toute notre jeunesse en vain brûle et soupire;360
J'approuve les mépris que vous rendez à tous:
Le ciel n'en a point fait qui soient dignes de vous;
Mais je ne puis souffrir que la grandeur romaine
S'abaissant à vos pieds ait part à cette haine,
Et que vous égaliez par vos durs traitements [62]365
Ces maîtres de la terre aux vulgaires amants.
Quoiqu'une âpre vertu du nom d'amour s'irrite,
Elle trouve sa gloire à céder au mérite;
Et sa sévérité ne lui fait point de lois
Qu'elle n'aime à briser pour un illustre choix.370
Voyez ce qu'est Valens, voyez ce qu'est Placide,
Voyez sur quels États l'un et l'autre préside,
Où le père et le fils peuvent un jour régner,
Et cessez d'être aveugle et de le dédaigner.
THÉODORE.
Je ne suis point aveugle, et vois ce qu'est un homme375
Qu'élèvent la naissance, et la fortune, et Rome:
Je rends ce que je dois à l'éclat de son sang,
J'honore son mérite et respecte son rang;
Mais vous connoissez mal cette vertu farouche
De vouloir qu'aujourd'hui l'ambition la touche,380
Et qu'une âme insensible aux plus saintes ardeurs
Cède honteusement à l'éclat des grandeurs.
Si cette fermeté dont elle est ennoblie
Par quelques traits d'amour pouvoit être affoiblie,
Mon cœur, plus incapable encor de vanité,385
Ne feroit point de choix que dans l'égalité;
Et rendant aux grandeurs un respect légitime,
J'honorerois Placide, et j'aimerois Didyme.
CLÉOBULE.
Didyme, que sur tous [63] vous semblez dédaigner!
Didyme, que sur tous je tâche d'éloigner,390
Et qui verroit bientôt sa flamme couronnée
Si mon âme à mes sens étoit abandonnée,
Et se laissoit conduire à ces impressions
Que forment en naissant les belles passions.
Comme cet avantage est digne qu'on le craigne [64], 395
Plus je penche à l'aimer et plus je le dédaigne,
Et m'arme d'autant plus que mon cœur en secret
Voudroit s'en laisser vaincre, et combat à regret.
Je me fais tant d'effort lorsque je le méprise,
Que par mes propres sens je crains d'être surprise:400
J'en crains une révolte, et que las d'obéir,
Comme je les trahis, ils ne m'osent trahir.
Voilà, pour vous montrer mon âme toute nue,
Ce qui m'a fait bannir Didyme de ma vue:
Je crains d'en recevoir quelque coup d'œil fatal,405
Et chasse un ennemi dont je me défends mal.
Voilà quelle je suis et quelle je veux être;
La raison quelque jour s'en fera mieux connoître:
Nommez-la cependant vertu, caprice, orgueil,
Ce dessein me suivra jusque dans le cercueil.410
CLÉOBULE.
Il peut vous y pousser si vous n'y prenez garde:
D'un œil envenimé Marcelle vous regarde;
Et se prenant à vous du mauvais traitement
Que sa fille à ses yeux reçoit de votre amant,
Sa jalouse fureur ne peut être assouvie415
A moins de votre sang, à moins de votre vie;
Ce n'est plus en secret que frémit son courroux [65],
Elle en parle tout haut, elle s'en vante à nous,
Elle en jure les Dieux; et, ce que j'appréhende,
Pour ce triste sujet sans doute elle vous mande.420
Dans un péril si grand faites un protecteur.
THÉODORE.
Si je suis en péril, Placide en est l'auteur;
L'amour qu'il a pour moi lui seul m'y précipite:
C'est par là qu'on me hait, c'est par là qu'on s'irrite.
On n'en veut qu'à sa flamme, on n'en veut qu'à son choix:
C'est contre lui qu'on arme ou la force ou les lois.
Tous les vœux qu'il m'adresse avancent ma ruine,
Et par une autre main c'est lui qui m'assassine.
Je sais quel est mon crime, et je ne doute pas
Du prétexte qu'aura l'arrêt de mon trépas [66]:430
Je l'attends sans frayeur; mais de quoi qu'on m'accuse,
S'il portoit à Flavie un cœur que je refuse,
Qui veut finir mes jours les voudroit protéger,
Et par ce changement il feroit tout changer.
Mais mon péril le flatte, et son cœur en espère435
Ce que jusqu'à présent tous ses [67] soins n'ont pu faire;
Il attend que du mien j'achète son appui:
J'en trouverai [68] peut-être un plus puissant que lui;
Et s'il me faut périr, dites-lui qu'avec joie
Je cours à cette mort où son amour m'envoie,440
Et que par un exemple assez rare à nommer,
Je périrai pour lui si je ne puis l'aimer.
CLÉOBULE.
Ne vous pas mieux servir d'un amour si fidèle [69],
C'est....
THÉODORE.
Quittons ce discours, je vois venir Marcelle.
SCÈNE III.
MARCELLE, THÉODORE, CLÉOBULE, STÉPHANIE.
MARCELLE, à Cléobule.
Quoi? toujours l'un ou l'autre est par vous obsédé? 445
Qui vous amène ici? vous avois-je mandé?
Et ne pourrai-je voir Théodore ou Placide,
Sans que vous leur serviez d'interprète ou de guide?
Cette assiduité marque un zèle imprudent,
Et ce n'est pas agir en adroit confident. 450
CLÉOBULE.
Je crois qu'on me doit voir d'une âme indifférente
Accompagner ici Placide et ma parente.
Je fais ma cour à l'un à cause de son rang,
Et rends à l'autre un soin où m'oblige le sang [70].
MARCELLE.
Vous êtes bon parent.
CLÉOBULE.
Elle m'oblige à l'être. 455
MARCELLE.
Votre humeur généreuse aime à le reconnoître;
Et sensible aux faveurs que vous en recevez,
Vous rendez à tous deux ce que vous leur devez.
Un si rare service aura sa récompense
Plus grande qu'on n'estime et plus tôt qu'on ne pense.
Cependant quittez-nous, que je puisse à mon tour
Servir de confidente à cet illustre amour.
CLÉOBULE.
Ne croyez pas, Madame....
Obéissez, de grâce:
Je sais ce qu'il faut croire, et vois ce qui se passe.
SCÈNE IV.
MARCELLE, THÉODORE, STÉPHANIE.
MARCELLE [71].
Ne vous offensez pas, objet rare et charmant, 465
Si ma haine avec lui traite un peu rudement.
Ce n'est point avec vous que je la dissimule:
Je chéris Théodore, et je hais Cléobule;
Et par un pur effet du bien que je vous veux,
Je ne puis voir ici ce parent dangereux. 470
Je sais que pour Placide il vous fait tout facile,
Qu'en sa grandeur nouvelle il vous peint un asile,
Et tâche à vous porter jusqu'à la vanité
D'espérer me braver avec impunité.
Je n'ignore non plus que votre âme plus saine, 475
Connoissant son devoir ou redoutant ma haine,
Rejette ses conseils, en dédaigne le prix,
Et fait de ces grandeurs un généreux mépris.
Mais comme avec le temps il pourroit vous séduire,
Et vous, changeant d'humeur, me forcer à vous nuire,
J'ai voulu vous parler, pour vous mieux avertir
Qu'il seroit malaisé de vous en garantir;
Que si ce qu'est Placide enfloit votre courage,
Je puis en un moment renverser mon ouvrage,
Abattre sa fortune, et détruire avec lui 485
Quiconque m'oseroit opposer son appui.
Gardez donc d'aspirer au rang où je l'élève:
Qui commence le mieux ne fait rien s'il n'achève;
Ne servez point d'obstacle à ce que j'en prétends;
N'acquérez point ma haine en perdant votre temps. 490
Croyez que me tromper, c'est vous tromper vous-même;
Et si vous vous aimez, souffrez que je vous aime.
THÉODORE.
Je n'ai point vu, Madame, encor jusqu'à ce jour
Avec tant de menace expliquer tant d'amour,
Et peu faite à l'honneur de pareilles visites, 495
J'aurois lieu de douter de ce que vous me dites;
Mais soit que ce puisse être ou feinte ou vérité,
Je veux bien vous répondre avec sincérité.
Quoique vous me jugiez l'âme basse et timide,
Je croirois sans faillir pouvoir aimer Placide, 500
Et si sa passion avoit pu me toucher,
J'aurois assez de cœur pour ne le point cacher.
Cette haute puissance à ses vertus rendue
L'égale presque aux rois dont je suis descendue;
Et si Rome et le temps m'en ont ôté le rang, 505
Il m'en demeure encor le courage et le sang.
Dans mon sort ravalé je sais vivre en princesse:
Je fuis l'ambition, mais je hais la foiblesse;
Et comme ses grandeurs ne peuvent m'ébranler,
L'épouvante jamais ne me fera parler [72]. 510
Je l'estime beaucoup, mais en vain il soupire:
Quand même sur ma tête il feroit choir l'empire,
Vous me verriez répondre à cette illustre ardeur
Avec la même estime et la même froideur.
Sortez d'inquiétude, et m'obligez de croire 515
Que la gloire où j'aspire est toute [73] une autre gloire,
Et que sans m'éblouir de cet éclat nouveau,
Plutôt que dans son lit j'entrerois au tombeau.
MARCELLE.
Je vous crois; mais souvent l'amour brûle sans luire:
Dans un profond secret il aime à se conduire; 520
Et voyant Cléobule aller tant et venir,
Entretenir Placide, et vous entretenir,
Je sens toujours dans l'âme un reste de scrupule [74],
Que je blâme moi-même et tiens pour ridicule;
Mais mon cœur soupçonneux ne s'en peut départir. 525
Vous avez deux moyens de l'en faire sortir [75]:
Épousez ou Didyme, ou Cléante, ou quelque autre;
Ne m'importe pas qui, mon choix suivra le vôtre,
Et je le comblerai de tant de dignités,
Que peut-être il vaudra ce que vous me quittez; 530
Ou si vous ne pouvez sitôt vous y résoudre,
Jurez-moi par ce Dieu qui porte en main la foudre [76],
Et dont tout l'univers doit craindre le courroux,
Que Placide jamais ne sera votre époux.
Je lui fais pour Flavie offrir un sacrifice: 535
Peut-être que vos vœux le rendront plus propice;
Venez les joindre aux miens, et le prendre à témoin.
THÉODORE.
Je veux vous satisfaire, et sans aller si loin,
J'atteste ici le Dieu qui lance le tonnerre,
Ce monarque absolu du ciel et de la terre, 540
Et dont tout l'univers doit craindre le courroux,
Que Placide jamais ne sera mon époux.
En est-ce assez, Madame? êtes-vous satisfaite?
MARCELLE.
Ce serment à peu près est ce que je souhaite;
Mais pour vous dire tout, la sainteté des lieux, 545
Le respect des autels, la présence des Dieux,
Le rendant et plus saint et plus inviolable,
Me le pourroient aussi rendre bien plus croyable.
THÉODORE.
Le Dieu que j'ai juré connoît tout, entend tout:
Il remplit l'univers de l'un à l'autre bout; 550
Sa grandeur est sans borne ainsi que sans exemple;
Il n'est pas moins ici qu'au milieu de son temple,
Et ne m'entend pas mieux dans son temple qu'ici.
MARCELLE.
S'il vous entend partout, je vous entends aussi
On ne m'éblouit point d'une mauvaise ruse [77]; 555
Suivez-moi dans le temple, et tôt, et sans excuse.
THÉODORE.
Votre cœur soupçonneux ne m'y croiroit non plus,
Et je vous y ferois des serments superflus.
MARCELLE.
Vous désobéissez!
THÉODORE.
Je crois vous satisfaire.
MARCELLE.
Suivez, suivez mes pas.
THÉODORE.
Ce seroit vous déplaire; 560
Vos desseins d'autant plus en seroient reculés:
Ma désobéissance est ce que vous voulez.
MARCELLE.
Il faut de deux raisons que l'une vous retienne:
Ou vous aimez Placide, ou vous êtes chrétienne.
THÉODORE.
Oui, je la [78] suis, Madame, et le tiens à plus d'heur 565
Qu'une autre ne tiendroit toute votre grandeur [79].
Je vois qu'on vous l'a dit, ne cherchez plus de ruse:
J'avoue et hautement, et tôt, et sans excuse.
Armez-vous à ma perte, éclatez, vengez-vous,
Par ma mort à Flavie assurez un époux, 570
Et noyez dans ce sang, dont vous êtes avide,
Et le mal qui la tue, et l'amour de Placide.
MARCELLE.
Oui, pour vous en punir, je n'épargnerai rien,
Et l'intérêt des Dieux assurera le mien.
THÉODORE.
Le vôtre en même temps assurera ma gloire: 575
Triomphant de ma vie, il fera ma victoire [80],
Mais si grande, si haute, et si pleine d'appas,
Qu'à ce prix j'aimerai les plus cruels trépas.
MARCELLE.
De cette illusion soyez persuadée:
Périssant à mes yeux, triomphez en idée; 580
Goûtez d'un autre monde à loisir les appas,
Et devenez heureuse où je ne serai pas:
Je n'en suis point jalouse, et toute ma puissance
Vous veut bien d'un tel heur hâter la jouissance;
Mais gardez de pâlir et de vous étonner 585
A l'aspect du chemin qui vous y doit mener [81].
THÉODORE.
La mort n'a que douceur pour une âme chrétienne.
MARCELLE.
Votre félicité va donc faire la mienne.
THÉODORE.
Votre haine est trop lente à me la procurer.
Vous n'aurez pas longtemps sujet d'en murmurer [82]. 590
Allez trouver Valens, allez, ma Stéphanie.
Mais demeurez; il vient.
SCÈNE V.
VALENS, MARCELLE, THÉODORE, PAULIN, STÉPHANIE.
MARCELLE.
Ce n'est point calomnie,
Seigneur, elle est chrétienne, et s'en ose vanter.
VALENS.
Théodore, parlez sans vous épouvanter.
THÉODORE.
Puisque je suis coupable aux yeux de l'injustice, 595
Je fais gloire du crime, et j'aspire au supplice;
Et d'un crime si beau le supplice est si doux,
Que qui peut le connoître en doit être jaloux.
VALENS.
Je ne recherche plus la damnable origine
De cette aveugle amour où Placide s'obstine; 600
Cette noire magie, ordinaire aux chrétiens,
L'arrête indignement dans vos honteux liens;
Votre charme après lui se répand sur Flavie:
De l'un il prend le cœur, et de l'autre la vie.
Vous osez donc ainsi jusque dans ma maison, 605
Jusque sur mes enfants verser votre poison?
Vous osez donc tous deux les prendre pour victimes [83]?
Seigneur, il ne faut point me supposer de crimes;
C'est à des faussetés sans besoin recourir:
Puisque je suis chrétienne, il suffit pour mourir. 610
Je suis prête; où faut-il que je porte ma vie?
Où me veut votre haine immoler à Flavie?
Hâtez, hâtez, Seigneur, ces heureux châtiments
Qui feront mes plaisirs et vos contentements.
VALENS.
Ah! je rabattrai bien cette fière constance. 615
THÉODORE.
Craindrois-je des tourments qui font ma récompense?
VALENS.
Oui, j'en sais que peut-être aisément vous craindrez;
Vous en recevrez l'ordre, et vous en résoudrez.
Ce courage toujours ne sera pas si ferme.
Paulin, que là-dedans pour prison on l'enferme; 620
Mettez-y bonne garde.
(Paulin la conduit avec quelques soldats, et l'ayant enfermée, il revient incontinent.)
SCÈNE VI.
VALENS, MARCELLE, PAULIN, STÉPHANIE.
Eh quoi! pour la punir,
Quand le crime est constant, qui vous peut retenir?
VALENS.
Agréerez-vous le choix que je fais d'un supplice?
MARCELLE.
J'agréerai tout, Seigneur, pourvu qu'elle périsse:
Choisissez le plus doux, ce sera m'obliger. 625
Ah! que vous savez mal comme il se faut venger [84]!
MARCELLE.
Je ne suis point cruelle, et n'en veux à sa vie
Que pour rendre Placide à l'amour de Flavie.
Otez-nous cet obstacle à nos contentements;
Mais en faveur du sexe épargnez les tourments: 630
Qu'elle meure, il suffit.
VALENS.
Oui, sans plus de demeure,
Pour l'intérêt des Dieux je consens qu'elle meure:
Indigne de la vie, elle doit en sortir;
Mais pour votre intérêt je n'y puis consentir.
Quoi? Madame, la perdre est-ce gagner Placide? 635
Croyez-vous que sa mort le change ou l'intimide?
Que ce soit un moyen d'être aimable à ses yeux,
Que de mettre au tombeau ce qu'il aime le mieux?
Ah! ne vous flattez point d'une espérance vaine:
En cherchant son amour vous redoublez sa haine; 640
Et dans le désespoir où vous l'allez plonger,
Loin d'en aimer la cause, il voudra s'en venger.
Chaque jour à ses yeux cette ombre ensanglantée,
Sortant des tristes nuits où vous l'aurez jetée,
Vous peindra toutes deux avec des traits d'horreur 645
Qui feront de sa haine une aveugle fureur;
Et lors je ne dis pas tout ce que j'appréhende.
Son âme est violente, et son amour est grande:
Verser le sang aimé, ce n'est pas l'en guérir,
Et le désespérer, ce n'est pas l'acquérir. 650
MARCELLE.
Ainsi donc vous laissez Théodore impunie?
VALENS.
Non, je la veux punir, mais par l'ignominie;
Et pour forcer Placide à vous porter ses vœux,
Rendre cette chrétienne indigne de ses feux.
MARCELLE.
Je ne vous entends point.
VALENS.
Contentez-vous, Madame, 655
Que je vois pleinement les desirs de votre âme,
Que de votre intérêt je veux faire le mien.
Allez, et sur ce point ne demandez plus rien.
Si je m'expliquois mieux, quoique son ennemie,
Vous la garantiriez d'une telle infamie, 660
Et quelque bon succès qu'il en faille espérer,
Votre haute vertu ne pourroit l'endurer.
Agréez ce supplice, et sans que je le nomme,
Sachez qu'assez souvent on le pratique à Rome,
Qu'il est craint des chrétiens, qu'il plaît à l'Empereur [85],
Qu'aux filles de sa sorte il fait le plus d'horreur [86],
Et que ce digne objet de votre juste haine [87]
Voudroit de mille morts racheter cette peine.
MARCELLE.
Soit que vous me vouliez éblouir ou venger,
Jusqu'à l'événement je n'en veux point juger; 670
Je vous en laisse faire. Adieu: disposez d'elle;
Mais gardez d'oublier qu'enfin je suis Marcelle,
Et que si vous trompez un si juste courroux,
Je me saurai bientôt venger d'elle et de vous.
SCÈNE VII.
VALENS, PAULIN.
VALENS.
L'impérieuse humeur! vois comme elle me brave, 675
Comme son fier orgueil m'ose traiter d'esclave.
PAULIN.
Seigneur, j'en suis confus, mais vous le méritez:
Au lieu d'y résister, vous vous y soumettez [88].
VALENS.
Ne t'imagine pas que dans le fond de l'âme
Je préfère à mon fils les fureurs d'une femme: 680
L'un m'est plus cher que l'autre, et par ce triste arrêt
Ce n'est que de ce fils que je prends l'intérêt [89].
Théodore est chrétienne, et ce honteux supplice
Vient moins de ma rigueur que de mon artifice:
Cette haute infamie où je veux la plonger [90] 685
Est moins pour la punir que pour la voir changer.
Je connois les chrétiens: la mort la plus cruelle
Affermit leur constance, et redouble leur zèle [91];
Et sans s'épouvanter de tous nos châtiments,
Ils trouvent des douceurs au milieu des tourments; 690
Mais la pudeur peut tout sur l'esprit d'une fille
Dont la vertu répond à l'illustre famille;
Et j'attends aujourd'hui d'un si puissant effort
Ce que n'obtiendroient pas les frayeurs de la mort.
Après ce grand effet, j'oserai tout pour elle, 695
En dépit de Flavie, en dépit de Marcelle,
Et je n'ai rien à craindre auprès de l'Empereur,
Si ce cœur endurci renonce à son erreur.
Lui-même il me louera d'avoir su l'y réduire [92],
Lui-même il détruira ceux qui m'en voudroient nuire:
J'aurai lieu de braver Marcelle et ses amis;
Ma vertu me soutient où son crédit m'a mis;
Mais elle me perdroit, quelque rang que je tienne,
Si j'osois à ses yeux sauver cette chrétienne [93].
Va la voir de ma part, et tâche à l'étonner: 705
Dis-lui qu'à tout le peuple on va l'abandonner,
Tranche le mot enfin, que je la prostitue;
Et quand tu la verras troublée et combattue,
Donne entrée à Placide, et souffre que son feu [94]
Tâche d'en arracher un favorable aveu. 710
Les larmes d'un amant et l'horreur de sa honte
Pourront fléchir ce cœur qu'aucun péril ne dompte;
Et lors elle n'a point d'ennemis si puissants
Dont elle ne triomphe avec un peu d'encens;
Et cette ignominie où je l'ai condamnée 715
Se changera soudain en heureux hyménée.
PAULIN.
Votre prudence est rare, et j'en suivrai les lois.
Daigne le juste ciel seconder votre choix [95],
Et par une influence un peu moins rigoureuse,
Disposer Théodore à vouloir être heureuse! 720
FIN DU SECOND ACTE.