Œuvres de P. Corneille, Tome 05
EXAMEN.
Cette tragédie a encore plus d'effort d'invention que celle de Rodogune [252] et je puis dire que c'est un heureux original dont il s'est fait beaucoup de belles copies sitôt qu'il a paru. Sa conduite diffère de celle-là [253], en ce que les narrations qui lui donnent jour sont pratiquées par occasion en divers lieux avec adresse, et toujours dites et écoutées avec intérêt, sans qu'il y en aye pas une de sang-froid, comme celle de Laonice [254]. Elles sont éparses ici dans tout le poëme, et ne font connoître à la fois que ce qu'il est besoin qu'on sache pour l'intelligence de la scène qui suit. Ainsi, dès la première, Phocas, alarmé du bruit qui court qu'Héraclius est vivant, récite les particularités de sa mort pour montrer la fausseté de ce bruit; et Crispe, son gendre, en lui proposant un remède aux troubles qu'il appréhende, fait connoître comme en perdant toute la famille de Maurice, il a réservé Pulchérie pour la faire épouser à son fils Martian, et le pousse d'autant plus à presser ce mariage, que ce prince court chaque jour de grands périls à la guerre, et que sans Léonce il fût demeuré au dernier combat [255]. C'est par
là qu'il instruit les auditeurs de l'obligation qu'a le vrai Héraclius, qui passe pour Martian, au vrai Martian, qui passe pour Léonce; et cela sert de fondement à l'offre volontaire qu'il fait de sa vie au quatrième acte, pour le sauver du péril où l'expose cette erreur des noms. Sur cette proposition, Phocas, se plaignant de l'aversion que les deux parties témoignent à ce mariage, impute celle de Pulchérie à l'instruction qu'elle a reçue de sa mère, et apprend ainsi aux spectateurs, comme en passant, qu'il l'a laissée trop vivre après la mort de l'empereur Maurice, son mari. Il falloit tout cela pour faire entendre la scène qui suit entre Pulchérie et lui; mais je n'ai pu avoir assez d'adresse pour faire entendre les équivoques ingénieux dont est rempli tout ce que dit Héraclius à la fin de ce premier acte; et on ne les peut comprendre que par une réflexion après que la pièce est finie et qu'il est entièrement reconnu, ou dans une seconde représentation.
Surtout la manière dont Eudoxe fait connoître, au second acte [256], le double échange que sa mère a fait des deux princes [257], est une des choses les plus spirituelles qui soient sorties de ma plume. Léontine l'accuse d'avoir révélé le secret d'Héraclius et d'être cause du bruit qui court, qui le met en péril de sa vie; pour s'en justifier, elle explique tout ce qu'elle en sait, et conclut que puisqu'on n'en publie pas tant, il faut que ce bruit ait [258] pour auteur quelqu'un qui n'en sache pas tant qu'elle. Il est vrai que cette narration est si courte, qu'elle laisseroit beaucoup d'obscurité si Héraclius ne l'expliquoit plus au long, au quatrième acte, quand il est besoin que cette vérité fasse son plein effet; mais elle n'en pouvoit pas dire davantage à une personne qui savoit cette histoire mieux qu'elle, et ce peu qu'elle en dit suffit à jeter une lumière imparfaite de ces échanges, qu'il n'est pas besoin alors d'éclaircir plus entièrement.
L'artifice de la dernière scène de ce quatrième acte passe encore celui-ci: Exupère y fait connoître tout son dessein à Léontine, mais d'une façon qui n'empêche point cette femme avisée de le soupçonner de fourberie, et de n'avoir autre [259] dessein que de tirer d'elle le secret d'Héraclius pour le perdre. L'auditeur lui-même en demeure dans la défiance, et ne sait qu'en juger; mais après que la conspiration a eu son effet par la mort de Phocas, cette confidence anticipée exempte Exupère de se purger de tous les justes soupçons qu'on avoit eus de lui, et délivre l'auditeur d'un récit qui lui auroit été fort ennuyeux après le dénouement de la pièce, où toute la patience que peut avoir sa curiosité se borne à savoir qui est le vrai Héraclius des deux qui prétendent l'être.
Le stratagème d'Exupère, avec toute son industrie, a quelque chose un peu délicat [260], et d'une nature à ne se faire qu'au théâtre, où l'auteur est maître des événements qu'il tient dans sa main, et non pas dans la vie civile, où les hommes en disposent selon leurs intérêts et leur pouvoir. Quand il découvre Héraclius à Phocas, et le fait arrêter prisonnier, son intention est fort bonne, et lui réussit; mais il n'y avoit que moi qui lui pût répondre du succès. Il acquiert la confiance du tyran par là, et se fait remettre entre les mains la garde d'Héraclius et sa conduite au supplice; mais le contraire pouvoit arriver; et Phocas, au lieu de déférer à ses avis qui le résolvent à faire couper la tête à ce prince en place publique, pouvoit s'en défaire sur l'heure, et se défier de lui et de ses amis, comme de gens qu'il avoit offensés et dont il ne devoit jamais espérer un zèle bien sincère à le servir. La mutinerie qu'il excite, dont il lui amène les chefs comme prisonniers pour le poignarder, est imaginée avec justesse; mais jusque-là toute sa conduite est de ces choses qu'il faut souffrir au théâtre, parce qu'elles ont un éclat dont la surprise éblouit, et qu'il ne feroit pas bon tirer en exemple pour conduire une action véritable sur leur plan.
Je ne sais si on voudra me pardonner d'avoir fait une pièce d'invention sous des noms véritables; mais je ne crois pas qu'Aristote le défende, et j'en trouve assez d'exemples chez les anciens. Les deux Électres de Sophocle et d'Euripide aboutissent à la même action par des moyens si divers, qu'il faut de nécessité que l'une des deux soit entièrement inventée; l'Iphigénie in Tauris a la mine d'être de même nature; et l'Hélène, où Euripide suppose qu'elle n'a jamais été à Troie, et que Pâris n'y a enlevé qu'un fantôme qui lui ressembloit, ne peut avoir aucune action épisodique ni principale qui ne parte de la seule imagination de son auteur [261].
Je n'ai conservé ici, pour toute vérité historique, que l'ordre de la succession des empereurs Tibère, Maurice, Phocas et Héraclius [262]. J'ai falsifié la naissance de ce dernier pour lui en donner une plus illustre, en le faisant fils de Maurice [263], bien qu'il ne le fût [264] que d'un préteur d'Afrique [265] qui portoit même nom que lui. J'ai prolongé de douze ans la durée de l'empire de Phocas [266], et lui ai donné Martian pour fils, quoique l'histoire ne parle que d'une fille nommée Domitia [267], qu'il maria à Crispe, dont je fais un de mes personnages. Ce fils et Héraclius, qui sont confondus l'un avec l'autre par les échanges de Léontine, n'auroient pas été en état d'agir, si je ne l'eusse fait régner que les huit ans qu'il régna, puisque, pour faire ces échanges, il falloit qu'ils fussent tous deux au berceau quand il commença de régner. C'est par cette même raison que j'ai prolongé la vie de l'impératrice Constantine, que je n'ai fait mourir qu'en la quinzième année de sa tyrannie, bien qu'il l'eût immolée à sa sûreté dès la cinquième; et je l'ai fait afin qu'elle pût avoir une fille capable de recevoir ses instructions en mourant, et d'un âge proportionné à celui du prince qu'on lui vouloit faire épouser.
La supposition que fait Léontine d'un de ses fils, pour mourir au lieu d'Héraclius, n'est point vraisemblable; mais elle est historique, et n'a point besoin de vraisemblance, puisqu'elle a l'appui de la vérité, qui la rend croyable, quelque répugnance qu'y veuillent apporter les difficiles. Baronius attribue cette action à une nourrice [268]; et je l'ai trouvée assez généreuse pour la faire produire à une personne plus illustre, et qui soutient mieux la dignité du théâtre [269]. L'empereur Maurice reconnut cette supposition, et l'empêcha d'avoir son effet, pour ne s'opposer pas au juste jugement de Dieu, qui vouloit exterminer toute sa famille; mais quant à ce qui est de la mère, elle avoit surmonté l'affection maternelle en faveur de son prince; et comme on pouvoit dire que son fils étoit mort pour son regard, je me suis cru assez autorisé par ce qu'elle avoit voulu faire à rendre cet échange effectif, et à le faire servir de fondement aux nouveautés surprenantes de ce sujet.
Il lui faut la même indulgence pour l'unité de lieu qu'à Rodogune [270]. La plupart des poëmes qui suivent en ont besoin [271], et je me dispenserai de le répéter en les examinant. L'unité de jour n'a rien de violenté, et l'action se pourroit passer en cinq ou six heures; mais le poëme est si embarrassé qu'il demande une merveilleuse attention. J'ai vu de fort bons esprits, et des personnes des plus qualifiées de la cour, se plaindre de ce que sa représentation fatiguoit autant l'esprit qu'une étude sérieuse. Elle n'a pas laissé de plaire; mais je crois qu'il l'a fallu voir plus d'une fois pour en remporter une entière intelligence.
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES D'HÉRACLIUS.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
- 1646 in-4o.
 - 1647 in-12.
 
RECUEILS.
- 1652 in-12;
 - 1654 in-12;
 - 1655 in-12;
 - 1656 in-12;
 - 1660 in-8o;
 - 1663 in-fol.;
 - 1664 in-8o;
 - 1668 in-12;
 - 1682 in-12.
 
ACTEURS.
| PHOCAS, | empereur d'Orient [272]. | 
| HÉRACLIUS, | fils de l'empereur Maurice, cru Martian, fils de Phocas, amant d'Eudoxe [273].  | 
| MARTIAN, | fils de Phocas, cru Léonce, fils de Léontine, amant de Pulchérie [274].  | 
| PULCHÉRIE, | fille de l'empereur Maurice, maîtresse de Martian [275].  | 
| LÉONTINE, | dame de Constantinople, autrefois gouvernante d'Héraclius et de Martian [276].  | 
| EUDOXE, | fille de Léontine, et maîtresse d'Héraclius [277].  | 
| CRISPE, | gendre de Phocas. | 
| EXUPÈRE, | patricien de Constantinople. | 
| AMYNTAS, | ami d'Exupère. | 
| Un page de Léontine [278]. | 
La scène est à Constantinople [279].