Œuvres de P. Corneille, Tome 05
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
PLACIDE, STÉPHANIE, sortant de chez Marcelle [129].
STÉPHANIE [130].
Seigneur....
PLACIDE.
Va, Stéphanie, en vain tu me rappelles,
Ces feintes ont pour moi des gênes trop cruelles:
Marcelle en ma faveur agit trop lentement,
Et laisse trop durer cet ennuyeux moment. 1110
Pour souffrir plus longtemps un supplice si rude,
J'ai trop d'impatience et trop d'inquiétude:
Il faut voir Théodore, il faut savoir mon sort,
Il faut....
STÉPHANIE.
Ah! faites-vous, Seigneur, un peu d'effort.
Marcelle, qui vous sert de toute sa puissance, 1115
Mérite bien du moins cette reconnoissance.
Retournez chez Flavie attendre un bien si doux [131],
Et ne craignez plus rien puisqu'elle agit pour vous.
PLACIDE.
L'effet tarde beaucoup pour n'avoir rien à craindre:
Elle feignoit peut-être en me priant de feindre. 1120
On retire souvent le bras pour mieux frapper.
Qui veut que je la trompe a droit de me tromper [132].
STÉPHANIE.
Considérez l'humeur implacable d'un père,
Quelle est pour les chrétiens sa haine et sa colère,
Combien il faut de temps afin de l'émouvoir. 1125
PLACIDE.
Hélas! il n'en faut guère à trahir mon espoir.
Peut-être en ce moment qu'ici tu me cajoles,
Que tu remplis mon cœur d'espérances frivoles,
Ce rare et cher objet qui fait seul mon destin,
Du soldat insolent est l'indigne butin. 1130
Va flatter, si tu veux, la douleur de Flavie,
Et me laisse éclaircir de l'état de ma vie:
C'est trop l'abandonner à l'injuste pouvoir.
Ouvrez, Paulin, ouvrez, et me la faites voir.
On ne me répond point, et la porte est ouverte! 1135
Paulin! Madame!
STÉPHANIE.
O Dieux! la fourbe est découverte.
Où fuirai-je?
PLACIDE.
Demeure, infâme, et ne crains rien:
Je ne veux pas d'un sang abject [133] comme le tien.
Il faut à mon courroux de plus nobles victimes:
Instruis-moi seulement de l'ordre de tes crimes. 1140
Qu'a-t-on fait de mon âme? où la dois-je chercher?
STÉPHANIE.
Vous n'avez pas sujet encor de vous fâcher:
Elle est....
Dépêche, dis ce qu'en a fait Marcelle.
STÉPHANIE.
Tout ce que votre amour pouvoit attendre d'elle
Peut-on croire autre chose avec quelque raison, 1145
Quand vous voyez déjà qu'elle est hors de prison?
PLACIDE.
Ah! j'en aurois déjà reçu les assurances;
Et tu veux m'amuser de vaines apparences,
Cependant que Marcelle agit comme il lui plaît,
Et fait sans résistance exécuter l'arrêt. 1150
De ma crédulité Théodore est punie:
Elle est hors de prison, mais dans l'ignominie;
Et je devois juger, dans mon sort rigoureux [134],
Que l'ennemi qui flatte est le plus dangereux.
Mais souvent on s'aveugle, et dans des maux extrêmes,
Les esprits généreux jugent tout par eux-mêmes [135];
Et lorsqu'on les trahit [136]....
SCÈNE II.
PLACIDE, LYCANTE, STÉPHANIE.
LYCANTE.
Jugez-en mieux, Seigneur [137]:
Marcelle vous renvoie et la joie et l'honneur;
Elle a de l'infamie arraché Théodore.
PLACIDE.
Elle a fait ce miracle!
Elle a plus fait encore [138]. 1160
PLACIDE.
Ne me fais plus languir, dis promptement.
LYCANTE.
D'abord
Valens changeoit l'arrêt en un arrêt de mort....
PLACIDE.
Ah! si de cet arrêt jusqu'à l'effet on passe....
LYCANTE.
Marcelle a refusé cette sanglante grâce:
Elle l'a veut entière, et tâche à l'obtenir; 1165
Mais Valens irrité s'obstine à la bannir,
Et voulant que cet ordre à l'instant s'exécute,
Quoi qu'en votre faveur Marcelle lui dispute [139],
Il mande Théodore, et la veut promptement
Faire conduire au lieu de son bannissement. 1170
STÉPHANIE.
Et vous vous alarmiez de voir sa prison vide?
PLACIDE.
Tout fait peur à l'amour, c'est un enfant timide;
Et si tu le connois, tu me dois pardonner.
LYCANTE.
Elle fait ses efforts pour vous la ramener,
Et vous conjure encore un moment de l'attendre. 1175
PLACIDE.
Quelles grâces, bons Dieux, ne lui dois-je point rendre!
Va, dis-lui que j'attends ici ce grand succès,
Où sa bonté pour moi paroît avec excès [140].
(Lycante rentre [141].)
STÉPHANIE.
Et moi je vais pour vous consoler sa Flavie.
PLACIDE.
Fais-lui donc quelque excuse à flatter son envie [142],1180
Et dis-lui de ma part tout ce que tu voudras:
Mon âme n'eut jamais les sentiments ingrats,
Et j'ai honte en secret d'être dans l'impuissance
De montrer plus d'effets de ma reconnoissance.
(Il est seul [143].)
Certes une ennemie à qui je dois l'honneur 1185
Méritoit dans son choix un peu plus de bonheur,
Devoit trouver une âme un peu moins défendue,
Et j'ai pitié de voir tant de bonté perdue;
Mais le cœur d'un amant ne peut se partager;
Elle a beau se contraindre, elle a beau m'obliger, 1190
Je n'ai qu'aversion pour ce qui la regarde.
SCÈNE III.
PLACIDE, PAULIN.
PLACIDE.
Vous ne me direz plus qu'on vous l'a mise en garde,
Paulin?
PAULIN.
Elle n'est plus, Seigneur, en mon pouvoir.
PLACIDE.
Quoi? vous en soupirez?
PAULIN.
Je pense le devoir.
PLACIDE.
Soupirer du bonheur que le ciel me renvoie! 1195
Je ne vois pas pour vous de grands sujets de joie.
PLACIDE.
Qu'on la bannisse ou non, je la verrai toujours.
PAULIN.
Quel fruit de cette vue espèrent vos amours?
PLACIDE.
Le temps adoucira cette âme rigoureuse.
PAULIN.
Le temps ne rendra pas la vôtre plus heureuse. 1200
PLACIDE.
Sans doute elle aura peine à me laisser périr.
PAULIN.
Qui le peut espérer devoit la secourir.
PLACIDE.
Marcelle a fait pour moi tout ce que j'ai dû faire.
PAULIN.
Je n'ai donc rien à dire et dois ici me taire.
PLACIDE.
Non, non, il faut parler avec sincérité, 1205
Et louer hautement sa générosité.
PAULIN.
Si vous me l'ordonnez, je louerai donc sa rage,
Mais depuis quand, Seigneur, changez-vous de courage?
Depuis quand pour vertu prenez-vous la fureur?
Depuis quand louez-vous ce qui doit faire horreur? 1210
PLACIDE.
Ah! je tremble à ces mots que j'ai peine à comprendre.
PAULIN.
Je ne sais pas, Seigneur, ce qu'on vous fait entendre,
Ou quel puissant motif retient votre courroux;
Mais Théodore enfin n'est plus digne de vous.
PLACIDE.
Quoi? Marcelle en effet ne l'a pas garantie? 1215
A peine d'avec vous, Seigneur, elle est sortie,
Que l'âme toute en feu, les yeux étincelants,
Rapportant elle-même un ordre de Valens,
Avec trente soldats elle a saisi la porte,
Et tirant de ce lieu Théodore à main-forte.... 1220
PLACIDE.
O Dieux! jusqu'à ses pieds j'ai donc pu m'abaisser,
Pour voir trahir des vœux qu'elle a feint d'exaucer,
Et pour en recevoir avec tant d'insolence
De tant de lâcheté la digne récompense!
Mon cœur avoit déjà pressenti ce malheur; 1225
Mais achève, Paulin, d'irriter ma douleur,
Et sans m'entretenir des crimes de Marcelle,
Dis-moi qui je me dois immoler après elle [144],
Et sur quels insolents, après son châtiment,
Doit choir le reste affreux de mon ressentiment. 1230
PAULIN.
Armez-vous donc, Seigneur, d'un peu de patience,
Et forcez vos transports à me prêter silence,
Tandis que le récit d'une injuste [145] rigueur,
Peut-être à chaque mot vous percera le cœur.
Je ne vous dirai point avec quelle tristesse 1235
A ce honteux supplice a marché la Princesse:
Forcé de la conduire en ces infâmes lieux,
De honte et de dépit j'en détournois les yeux;
Et pour la consoler, ne sachant que lui dire,
Je maudissois tout bas les lois de notre empire, 1240
Et vous étiez le dieu que dans mes déplaisirs [146]
En secret pour les rompre invoquoient mes soupirs.
PLACIDE.
Ah! pour gagner ce temps on charmoit mon courage
D'une fausse promesse, et puis d'un faux message;
Et j'ai cru dans ces cœurs de la sincérité! 1245
Ne fais plus de reproche à ma crédulité,
Et poursuis.
PAULIN.
Dans ces lieux à peine on l'a traînée,
Qu'on a vu des soldats la troupe mutinée [147]:
Tous courent à la proie avec avidité,
Tous montrent à l'envi même brutalité. 1250
Je croyois déjà voir de cette ardeur égale
Naître quelque discorde à ces tigres fatale,
Quand Didyme....
PLACIDE.
Ah, le lâche! ah, le traître!
PAULIN.
Écoutez.
Ce traître a réuni toutes leurs volontés;
Le front plein d'impudence et l'œil armé d'audace: 1255
«Campagnons, a-t-il dit, on me doit une grâce;
Depuis plus de dix ans je souffre les mépris
Du plus ingrat objet dont on puisse être épris:
Ce n'est pas de mes feux que je veux récompense,
Mais de tant de rigueurs la première vengeance; 1260
Après, vous punirez à loisir ses dédains.»
Il leur jette de l'or ensuite à pleines mains;
Et lors, soit par respect qu'on eût pour sa naissance,
Soit qu'ils eussent marché sous son obéissance,
Soit que son or pour lui fît un si prompt effort, 1265
Ces cœurs en sa faveur tombent soudain d'accord:
Il entre sans obstacle.
Il y mourra, l'infâme!
Viens me voir dans ses bras lui faire vomir l'âme,
Viens voir de ma colère un juste et prompt effet
Joindre en ces mêmes lieux la peine à son forfait [148],1270
Confondre son triomphe avecque son supplice.
PAULIN.
Ce n'est pas en ces lieux qu'il vous fera justice:
Didyme en est sorti.
PLACIDE.
Quoi, Paulin? ce voleur
A déjà par sa fuite évité ma douleur!
PAULIN.
Oui; mais il n'étoit plus, en sortant, ce Didyme 1275
Dont l'orgueil insolent demandoit sa victime;
Ses cheveux sur son front s'efforçoient de cacher
La rougeur que son crime y sembloit attacher,
Et le remords de sorte abattoit son courage,
Que même il n'osoit plus nous montrer son visage: 1280
L'œil bas, le pied timide et le corps chancelant,
Tel qu'un coupable enfin qui s'échappe en tremblant.
A peine il est sorti que la fière insolence [149]
Du soldat mutiné reprend sa violence;
Chacun, en sa valeur mettant tout son appui, 1285
S'efforce de montrer qu'il n'a cédé qu'à lui;
On se pousse, on se presse, on se bat, on se tue:
J'en vois une partie à mes pieds abattue.
Au spectacle sanglant que je m'étois promis,
Cléobule survient avec quelques amis, 1290
Met l'épée à la main, tourne en fuite le reste,
Entre....
Lui seul?
PAULIN.
Lui seul.
PLACIDE.
Ah, Dieux! quel coup funeste!
PAULIN.
Sans doute il n'est entré que pour l'en retirer [150].
PLACIDE.
Dis, dis qu'il est entré pour la déshonorer,
Et que le sort cruel, pour hâter ma ruine, 1295
Veut qu'après un rival un ami m'assassine.
Le traître! Mais, dis-moi, l'en as-tu vu sortir?
Montroit-il de l'audace ou quelque repentir [151]?
Qui des siens l'a suivi?
PAULIN.
Cette troupe fidèle
M'a chassé comme chef des soldats de Marcelle: 1300
Je n'ai rien vu de plus; mais loin de le blâmer,
Je présume....
PLACIDE.
Ah! je sais ce qu'il faut présumer.
Il est entré lui seul.
PAULIN.
Ayant si peu d'escorte,
C'est ainsi qu'il a dû s'assurer de la porte;
Et si là tous ensemble il ne les eût laissés, 1305
Assez facilement on les auroit forcés.
Mais le voici qui vient pour vous en rendre compte [152]:
A son zèle, de grâce, épargnez cette honte.
SCÈNE IV.
PLACIDE, PAULIN, CLÉOBULE.
PLACIDE.
Eh bien! votre parente? elle est hors de ces lieux
Où l'on sacrifioit sa pudeur à nos Dieux? 1310
CLÉOBULE.
Oui, Seigneur.
PLACIDE.
J'ai regret qu'un cœur si magnanime
Se soit ainsi laissé prévenir par Didyme.
CLÉOBULE.
J'en dois être honteux; mais je m'étonne fort
Qui vous a pu sitôt en faire le rapport:
J'en croyois apporter les premières nouvelles. 1315
PLACIDE.
Grâces aux Dieux, sans vous j'ai des amis fidèles [153].
Mais ne différez plus à me la faire voir.
CLÉOBULE.
Qui, Seigneur?
PLACIDE.
Théodore.
CLÉOBULE.
Est-elle en mon pouvoir?
PLACIDE.
Ne me dites-vous pas que vous l'avez sauvée?
CLÉOBULE.
Je vous le dirois! moi qui ne l'ai plus trouvée! 1320
PLACIDE.
Quoi? soudain par un charme elle avoit disparu?
Puisque déjà ce bruit jusqu'à vous a couru,
Vous savez que sans charme elle a fui sa disgrâce,
Que je n'ai plus trouvé que Didyme en sa place:
Quel plaisir prenez-vous à me le déguiser? 1325
PLACIDE.
Quel plaisir prenez-vous vous-même à m'abuser,
Quand Paulin de ses yeux a vu sortir Didyme?
CLÉOBULE.
Si ses yeux l'ont trompé, l'erreur est légitime;
Et si vous n'en savez que ce qu'il vous a dit,
Écoutez-en, Seigneur, un fidèle récit. 1330
Vous ignorez encor la meilleure partie:
Sous l'habit de Didyme elle-même est sortie.
PLACIDE.
Qui?
CLÉOBULE.
Votre Théodore; et cet audacieux
Sous le sien, au lieu d'elle, est resté dans ces lieux.
PLACIDE.
Que dis-tu, Cléobule? ils ont fait cet échange? 1335
CLÉOBULE.
C'est une nouveauté qui doit sembler étrange [154]....
PLACIDE.
Et qui me porte encor de plus étranges coups.
Vois si c'est sans raison que j'en étois jaloux;
Et malgré les avis de ta fausse prudence,
Juge de leur amour par leur intelligence. 1340
CLÉOBULE.
J'ose en douter encore, et je ne vois pas bien
Si c'est zèle d'amant ou fureur de chrétien.
Non, non, ce téméraire au péril de sa tête [155],
A mis en sûreté son illustre conquête:
Par tant de feints mépris elle qui t'abusoit 1345
Lui conservoit ce cœur qu'elle me refusoit,
Et ses dédains cachoient une faveur secrète,
Dont tu n'étois pour moi qu'un aveugle interprète.
L'œil d'un amant jaloux a bien d'autres clartés;
Les cœurs pour ses soupçons n'ont point d'obscurités:
Son malheur [156] lui fait jour jusques au fond d'une âme,
Pour y lire sa perte écrite en traits de flamme.
Elle me disoit bien, l'ingrate, que son Dieu
Sauroit, sans mon secours, la tirer de ce lieu [157];
Et sûre qu'elle étoit de celui de Didyme, 1355
A se servir du mien elle eût cru faire un crime.
Mais auroit-on bien pris pour générosité
L'impétueuse ardeur de sa témérité?
Après un tel affront et de telles offenses,
M'auroit-on envié la douceur des vengeances? 1360
CLÉOBULE.
Vous le verriez déjà, si j'avois pu souffrir
Qu'en cet habit de fille on vous le vînt offrir.
J'ai cru que sa valeur et l'éclat de sa race
Pouvoient bien mériter cette petite grâce;
Et vous pardonnerez à ma vieille amitié, 1365
Si jusque-là, Seigneur, elle étend sa pitié.
Le voici qu'Amyntas vous amène à main-forte.
PLACIDE.
Pourrai-je retenir la fureur qui m'emporte?
Seigneur, réglez si bien ce violent courroux,
Qu'il n'en échappe rien trop indigne de vous. 1370
SCÈNE V.
PLACIDE, DIDYME, CLÉOBULE, PAULIN,
AMYNTAS, TROUPE.
PLACIDE.
Approche, heureux rival, heureux choix d'une ingrate,
Dont je vois qu'à ma honte enfin l'amour éclate.
C'est donc pour t'enrichir d'un si noble butin
Qu'elle s'est obstinée à suivre son destin?
Et pour mettre ton âme au comble de sa joie, 1375
Cet esprit déguisé n'a point eu d'autre voie?
Dans ces lieux dignes d'elle elle a reçu ta foi,
Et pris l'occasion de se donner à toi?
DIDYME.
Ah! Seigneur, traitez mieux une vertu parfaite.
PLACIDE.
Ah! je sais mieux que toi comme il faut qu'on la traite.
J'en connois l'artifice, et de tous ses mépris.
Sur quelle confiance as-tu tant entrepris?
Ma perfide marâtre et mon tyran de père
Auroient-ils contre moi choisi ton ministère?
Et pour mieux t'enhardir à me voler mon bien, 1385
T'auroient-ils promis grâce, appui, faveur, soutien?
Aurois-tu bien uni leurs fureurs à ton zèle,
Son amant tout ensemble et l'agent de Marcelle?
Qu'en as-tu fait enfin? où me la caches-tu [158]?
Derechef jugez mieux de la même vertu. 1390
Je n'ai rien entrepris, ni comme amant fidèle,
Ni comme impie agent des fureurs de Marcelle,
Ni sous l'espoir flatteur de quelque impunité,
Mais par un pur effet de générosité:
Je le nommerois mieux, si vous pouviez comprendre
Par quel zèle un chrétien ose tout entreprendre.
La mort, qu'avec ce nom je ne puis éviter [159],
Ne vous laisse aucun lieu de vous inquiéter:
Qui s'apprête à mourir, qui court à ses supplices,
N'abaisse pas son âme à ces molles délices; 1400
Et près de rendre compte à son juge éternel,
Il craint d'y porter même un desir criminel.
J'ai soustrait Théodore à la rage insensée [160],
Sans blesser sa pudeur de la moindre pensée:
Elle fuit, et sans tache, où l'inspire son Dieu. 1405
Ne m'en demandez point ni l'ordre ni le lieu:
Comme je n'en prétends ni faveur ni salaire,
J'ai voulu l'ignorer, afin de le mieux taire.
PLACIDE.
Ah! tu me fais ici des contes superflus:
J'ai trop été crédule, et je ne le suis plus. 1410
Quoi? sans rien obtenir, sans même rien prétendre [161],
Un zèle de chrétien t'a fait tout entreprendre?
Quel prodige pareil s'est jamais rencontré?
DIDYME.
Paulin vous aura dit comme je suis entré;
Prêtez l'oreille au reste, et punissez ensuite 1415
Tout ce que vous verrez de coupable en sa fuite [162].
PLACIDE.
Dis, mais en peu de mots, et sûr que les tourments
M'auront bientôt vengé de tes déguisements.
DIDYME.
La Princesse, à ma vue également atteinte
D'étonnement, d'horreur, de colère et de crainte, 1420
A tant de passions exposée à la fois,
A perdu quelque temps l'usage de la voix:
Aussi j'avois l'audace encor sur le visage
Qui parmi ces mutins m'avoit donné passage,
Et je portois encor sur le front imprimé 1425
Cet insolent orgueil dont je l'avois armé.
Enfin reprenant cœur: «Arrête, me dit-elle,
Arrête;» et m'alloit faire une longue querelle;
Mais pour laisser agir l'erreur qui la surprend,
Le temps étoit trop cher, et le péril trop grand; 1430
Donc, pour la détromper: «Non, lui dis-je, Madame,
Quelque outrageux mépris dont vous traitiez ma flamme,
Je ne viens point ici comme amant indigné
Me venger de l'objet dont je fus dédaigné;
Une plus sainte ardeur règne au cœur de Didyme: 1435
Il vient de votre honneur se faire la victime,
Le payer de son sang et s'exposer pour vous
A tout ce qu'oseront la haine et le courroux.
Fuyez sous mon habit, et me laissez, de grâce,
Sous le vôtre en ces lieux occuper votre place; 1440
C'est par ce moyen seul qu'on peut vous garantir [163]:
Conservez une vierge en faisant un martyr [164].»
Elle, à cette prière encor demi-tremblante,
Et mêlant à sa joie un reste d'épouvante,
Me demande pardon, d'un visage étonné, 1445
De tout ce que son âme a craint ou soupçonné.
Je m'apprête à l'échange, elle à la mort s'apprête;
Je lui tends mes habits, elle m'offre sa tête.
Et demande à sauver un si précieux bien
Aux dépens de son sang, plutôt qu'au prix du mien;
Mais Dieu la persuade, et notre combat cesse.
Je vois, suivant mes vœux, échapper la Princesse.
PAULIN.
C'étoit donc à dessein qu'elle cachoit ses yeux,
Comme rouge de honte, en sortant de ces lieux [165]?
DIDYME.
En lui disant adieu, je l'en avois instruite, 1455
Et le ciel a daigné favoriser sa fuite.
Seigneur, ce peu de mots suffit pour vous guérir:
Vivez sans jalousie, et m'envoyez mourir.
PLACIDE.
Hélas! et le moyen d'être sans jalousie,
Lorsque ce cher objet te doit plus que la vie? 1460
Ta courageuse adresse à ses divins appas
Vient de rendre un secours que leur devoit mon bras;
Et lorsque je me laisse amuser de paroles,
Tu t'exposes pour elle, ou plutôt tu t'immoles:
Tu donnes tout ton sang pour lui sauver l'honneur,
Et je ne serois pas jaloux de ton bonheur?
Mais ferois-je périr celui qui l'a sauvée?
Celui par qui Marcelle est pleinement bravée,
Qui m'a rendu ma gloire, et préservé mon front
Des infâmes couleurs d'un si mortel affront? 1470
Tu vivras. Toutefois défendrai-je ta tête [166],
Alors que Théodore est ta juste conquête,
Et que cette beauté qui me tient sous sa loi [167]
Ne sauroit plus sans crime être à d'autres qu'à toi?
N'importe; si ta flamme en est mieux écoutée, 1475
Je dirai seulement que tu l'as méritée;
Et sans plus regarder ce que j'aurai perdu,
J'aurai devant les yeux ce que tu m'as rendu [168].
De mille déplaisirs qui m'arrachoient la vie
Je n'ai plus que celui de te porter envie; 1480
Je saurai bien le vaincre et garder pour tes feux
Dans une âme jalouse un esprit généreux.
Va donc, heureux rival, rejoindre ta princesse,
Dérobe-toi comme elle aux yeux d'une tigresse:
Tu m'as sauvé l'honneur, j'assurerai tes jours, 1485
Et mourrai, s'il le faut, moi-même à ton secours.
DIDYME.
Seigneur....
PLACIDE.
Ne me dis rien. Après de tels services,
Je n'ai rien à prétendre, à moins que tu périsses.
Je le sais, je l'ai dit; mais dans ce triste état
Je te suis redevable, et ne puis être ingrat. 1490
FIN DU QUATRIÈME ACTE.