Œuvres de P. Corneille, Tome 05
EXAMEN.
La représentation de cette tragédie n'a pas eu grand éclat, et sans chercher des couleurs à la justifier, je veux bien ne m'en prendre qu'à ses défauts, et la croire mal faite, puisqu'elle a été mal suivie. J'aurois tort de m'opposer au jugement du public: il m'a été trop avantageux en d'autres ouvrages pour le contredire en celui-ci; et si je l'accusois d'erreur ou d'injustice pour Théodore, mon exemple donneroit lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses les arrêts qu'il a prononcés en ma faveur. Ce n'est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure et la plus saine partie de mes juges imputer ce mauvais succès à l'idée de la prostitution, qu'on n'a pu souffrir, bien qu'on sût assez qu'elle n'auroit point d'effet, et que pour en exténuer l'horreur, j'aye employé tout ce que l'art et l'expérience m'ont pu fournir de lumières; pouvant dire du quatrième acte de cette pièce, que je ne crois pas en avoir fait aucun où les diverses passions soient ménagées avec plus d'adresse, et qui donne plus de lieu à faire voir tout le talent d'un excellent acteur. Dans cette disgrâce, j'ai de quoi congratuler à la pureté de notre scène, de voir qu'une histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise [22], se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu'eût-on dit si, comme ce grand docteur de l'Église, j'eusse fait voir cette vierge dans le lieu infâme [23]? si j'eusse décrit les diverses agitations de son âme pendant qu'elle y fut? si j'eusse peint les troubles qu'elle ressentit au premier moment qu'elle y vit entrer Didyme? C'est là-dessus que ce grand saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin, et c'est pour ce spectacle qu'il invite particulièrement les vierges à ouvrir les yeux. Je l'ai dérobé à la vue, et autant que je l'ai pu, à l'imagination de mes auditeurs; et après y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de notre théâtre a désavoué ce peu que la nécessité de mon sujet m'a forcé d'en faire connoître [24].
Je ne veux pas toutefois me flatter jusqu'à dire que cette fâcheuse idée aye été le seul défaut de ce poëme. A le bien examiner, s'il y a quelques caractères vigoureux et animés, comme ceux de Placide et de Marcelle, il y en a de traînants, qui ne peuvent avoir grand charme ni grand feu sur le théâtre. Celui de Théodore est entièrement froid: elle n'a aucune passion qui l'agite; et là même où son zèle pour Dieu, qui occupe toute son âme, devroit éclater le plus, c'est-à-dire dans sa contestation avec Didyme pour le martyre, je lui ai donné si peu de chaleur, que cette scène, bien que très-courte [25], ne laisse pas d'ennuyer. Aussi, pour en parler sainement, une vierge et martyre sur un théâtre n'est autre chose qu'un Terme qui n'a ni jambes ni bras [26], et par conséquent point d'action [27].
Le caractère de Valens ressemble trop à celui de Félix dans Polyeucte, et a même quelque chose de plus bas, en ce qu'il se ravale à craindre sa femme, et n'ose s'opposer à ses fureurs, bien que dans l'âme il tienne le parti de son fils. Tout gouverneur qu'il est, il demeure les bras croisés, au cinquième acte, quand il les voit prêts à s'entre-immoler l'un à l'autre, et attend le succès de leur haine mutuelle pour se ranger du côté du plus fort. La connoissance que Placide, son fils, a de cette bassesse d'âme, fait qu'il le regarde si bien comme un esclave de Marcelle, qu'il ne daigne s'adresser à lui pour obtenir ce qu'il souhaite en faveur de sa maîtresse, sachant bien qu'il le feroit inutilement. Il aime mieux se jeter aux pieds de cette marâtre impérieuse, qu'il hait et qu'il a bravée, que de perdre des prières et des soupirs auprès d'un père qui l'aime dans le fond de l'âme et n'oseroit lui rien accorder.
Le reste est assez ingénieusement conduit; et la maladie de Flavie, sa mort, et les violences des désespoirs de sa mère qui la venge, ont assez de justesse. J'avois peint des haines trop envenimées pour finir autrement; et j'eusse été ridicule si j'eusse fait faire au sang de ces martyrs le même effet sur les cœurs de Marcelle et de Placide, que fait celui de Polyeucte sur ceux de Félix et de Pauline. La mort de Théodore peut servir de preuve à ce que dit Aristote, que, quand un ennemi tue son ennemi, il ne s'excite par là aucune pitié dans l'âme des spectateurs [28]. Placide en peut faire naître, et purger ensuite ces forts attachements d'amour qui sont cause de son malheur; mais les funestes désespoirs de Marcelle et de Flavie, bien que l'une ni l'autre ne fasse de pitié, sont encore plus capables de purger l'opiniâtreté à faire des mariages par force, et à ne se point départir du projet qu'on en fait par un accommodement de famille entre des enfants dont les volontés ne s'y conforment point quand ils sont venus en âge de l'exécuter.
L'unité de jour et de lieu se rencontre en cette pièce; mais je ne sais s'il n'y a point une duplicité d'action, en ce que Théodore, échappée d'un péril, se rejette dans un autre de son propre mouvement [29]. L'histoire le porte; mais la tragédie n'est pas obligée de représenter toute la vie de son héros ou de son héroïne, et doit ne s'attacher qu'à une action propre au théâtre. Dans l'histoire même, j'ai trouvé toujours quelque chose à dire en cette offre volontaire qu'elle fait de sa vie aux bourreaux de Didyme. Elle venoit d'échapper de la prostitution, et n'avoit aucune assurance qu'on ne l'y condamneroit point de nouveau, et qu'on accepteroit sa vie en échange de sa pudicité qu'on avoit voulu sacrifier. Je l'ai sauvée de ce péril, non-seulement par une révélation de Dieu qu'on se contenteroit de sa mort, mais encore par une raison assez vraisemblable, que Marcelle, qui vient de voir expirer sa fille unique entre ses bras, voudroit obstinément du sang pour sa vengeance; mais avec toutes ces précautions je ne vois pas comment je pourrois justifier ici cette duplicité de péril, après l'avoir condamnée dans l'Horace. La seule couleur qui pourroit y servir de prétexte, c'est que la pièce ne seroit pas achevée si on ne savoit ce que devient Théodore après être échappée de l'infamie, et qu'il n'y a point de fin glorieuse ni même raisonnable pour elle que le martyre, qui est historique: du moins l'imagination ne m'en offre point. Si les maîtres de l'art veulent consentir que cette nécessité de faire connoître ce qu'elle devient suffise pour réunir ce nouveau péril à l'autre, et empêcher qu'il n'y aye duplicité d'action, je ne m'opposerai pas à leur jugement; mais aussi je n'en appellerai pas quand ils la voudront condamner.