Isolée
VIII
Mme Delaroute était repartie absolument enchantée des excellents parents de Sylvaine. Le colonel Hurstmonceaux l’avait accompagnée en personne visiter la Tour de Londres, objet de la curiosité ancienne de Mme Delaroute, et Mme Hurstmonceaux lui avait fait cadeau de deux robes en pièce et d’un manteau en laine d’Ecosse qu’il lui avait été impossible de refuser tant l’offre en avait été simple et cordiale. Mme Delaroute avait bien trouvé Mme Hurstmonceaux un peu bruyante et en dehors, mais elle ne voyait pas en quoi ce travers, qui eût été fâcheux chez une jeune fille, mais ne signifiait rien chez une femme d’un certain âge, pouvait influer sur le bonheur de Sylvaine. En toute sincérité elle l’avait vivement exhortée à s’attacher de bon cœur à son oncle et à sa tante, qui ne demandaient évidemment qu’à la chérir et lui rendraient sûrement la vie très douce ; elle avait même été jusqu’à établir un parallèle entre Mme Gardonne et Mme Hurstmonceaux, tout à l’avantage de cette dernière. Assurée de rentrer en France à la fin de la semaine, Mme Delaroute n’avait pas admis le sentiment de mal du pays que Sylvaine avait immédiatement accusé.
— Ce sont des enfantillages, ma petite ; le monde est partout pareil ; et puis, avec le télégraphe, le téléphone, il n’y a plus de distances. Je trouve Londres très agréable, ses monuments curieux, ses parcs très beaux ! Vous qui êtes habituée au voisinage du Bois, vous aurez de la verdure tant que vous en voudrez. Vous vous promènerez dans la calèche de Mme votre tante, vous prendrez soin de M. votre oncle : quand il parle, je crois entendre votre bonne-maman ; vous verrez des lords et des ladies ! Allons, bon courage ! A Auteuil, vous viviez trop en recluse ; c’est mauvais pour la jeunesse, et c’eût été pis à Escalquens. M. Gardonne, qui n’aime que la table ; votre tante, qui est un vrai filet de vinaigre, passez-moi la comparaison, et qui ne pense qu’à ses œuvres, l’une plus ennuyeuse que l’autre ; ils sont regardants ; il n’y a pas de voisins ou, du moins, on ne les voit jamais ; le curé, deux ou trois vieux bonshommes qui ne parlent que de la vigne et du vin ; vous eussiez été à une jolie fête ! Non, puisque ce malheur vous a privée de votre appui naturel, je suis d’avis que votre place est ici. Mme Hurstmonceaux, je le parie bien, ne demandera pas mieux que de venir à Paris ; elle m’en parlait hier soir. Organisez votre vie, occupez-vous, et vous verrez que vous ne vous ennuierez pas. Vous m’écrirez régulièrement, et je vous répondrai tous les dimanches.
Sylvaine se défendit d’abuser du temps de Mme Delaroute.
— Pas du tout ; c’est un devoir et un plaisir pour moi de vous écrire. Parlez-moi franchement toujours, comme à une vieille maman.
Et puis, plus gravement, elle ajouta :
— Et laissez-moi vous le dire, parce que je connais par expérience le côté matériel de la vie, ne dédaignez pas d’essayer de complaire à votre tante ; elle peut vous doter de façon à vous rendre indépendante de tous les événements… Je le sais, votre grand’mère n’avait pas ces idées ; mais la réelle expérience lui avait manqué : la beauté de la pauvreté n’existe que pour ceux qui ne l’ont pas subie… Vue de près, c’est une chose redoutable…
Et se secouant comme pour chasser une vision qui l’importunait, Mme Delaroute reprit l’expression de gaieté qui lui était habituelle. Elle avait forcé Sylvaine à installer immédiatement sa jolie chambre ; elle l’avait aidée à accrocher ses portraits, à tout ranger dans son armoire.
— Faites disparaître les malles, ça impressionne. Vraiment, je passerais bien six mois dans une chambre comme celle-ci.
La maison tout entière inspirait une réelle admiration à Mme Delaroute ; elle s’était extasiée de la meilleure foi du monde sur une pièce du rez-de-chaussée que Mme Hurstmonceaux, en souvenir de ses années passées en Espagne, avait fait décorer dans le goût mauresque : c’était véritablement un endroit charmant, plein de mystère, et un cadre singulier pour la vieille beauté qui y étalait ses grâces surannées. Dans l’intimité, c’est-à-dire lorsque huit ou dix personnes avaient dîné, on s’y tenait souvent le soir, et les alcôves à facettes multicolores étaient éminemment propices aux flirts. Mme Delaroute trouvait que c’était autre chose que le petit appartement d’Auteuil ; elle était toute fière de voir son élève si bien échouée et, avec la faculté qu’elle possédait de se réjouir du bonheur des autres, en retirait une vive satisfaction. M. Gardonne, qui attendait le retour de Mme Delaroute avant de partir pour le Midi, fut enchanté de tout ce qu’elle lui rapporta.
— Est-elle contente, au moins ? répétait-il.
— Non. Il ne s’agit pas qu’elle soit contente à l’heure qu’il est ; elle n’a pas pleuré quand je l’ai quittée, mais elle en avait bien envie. Ce qui est mieux, c’est qu’indubitablement elle va être heureuse aussitôt passée la période d’acclimatation. Mme Hurstmonceaux est tellement bonne enfant que je suis sûre que cela ira vite ; ils la combleront, j’ai vu ça tout de suite.
Mme Gardonne manifestait une satisfaction attendrie, s’écriant de temps en temps : « Pauvre petite !… chère enfant !… » Mais un tableau d’une telle prospérité ne lui plaisait qu’à moitié ; elle fut tout à coup infiniment sensible au passe-droit infligé à Albéric et ne put s’empêcher d’en laisser tomber un mot.
M. Gardonne eut une protestation sincère.
— Pas du tout, Albéric a un père et ce qui lui reviendra légitimement ; ils étaient bien libres, et ont très bien fait de choisir Sylvaine. Joli agrément qu’Albéric leur aurait procuré ! Il aurait probablement séduit la femme de chambre.
— Jules, respectez-moi !
— Je vous respecte, chère amie ; mais, enfin, nous sommes édifiés sur la conduite d’Albéric. Le voilà maintenant collé avec ce petit modèle, une fille qui a l’air d’un écureuil ; il prétend que c’est par amour de l’art et par économie. Je les ai rencontrés hier nez à nez dans la rue. Avec un garçon comme le mien, je suis bien aise de ne pas avoir la responsabilité de Sylvaine.
C’était la manière dont M. Gardonne se justifiait à lui-même de s’être séparé de sa pupille ; il oubliait que sa première idée avait été un mariage entre Albéric et Sylvaine. Mme Gardonne fut charmée de voir son mari dans de pareils sentiments, et cela la rendit indulgente pour son beau-fils.
— Il ne faut pas exagérer la légèreté d’Albéric ; il m’a promis de venir aux vacances, j’espère l’influencer pour le bien.
M. Gardonne grogna qu’il l’espérait aussi.
Une nouvelle pensée désagréable lui était apparue : Sylvaine était bien ingrate ; elle allait s’attacher à son grand-oncle beaucoup plus qu’à lui-même, qui l’avait toujours aimée, qui avait toujours été si bon pour elle. Il en ressentit une vraie jalousie et évapora sa mauvaise humeur en disant :
— Sylvaine nous aura bien vite oubliés.
— Je ne le crois pas, dit Mme Delaroute ; la pauvre petite n’est que trop fidèle.
— Oh ! croyez-moi, elle est très froide, protesta Mme Gardonne. Vous en avez été témoin ; je me suis prodiguée pour elle, j’ai tout quitté pendant quatre mois, elle ne m’a jamais remerciée. Enfin, je ne veux que son bonheur ; je suis une créature de dévouement. M. Gardonne le sait bien. Je ne m’attends à aucune récompense.
Mme Delaroute fut d’accord que dans la vie rien n’était plus sage qu’une pareille disposition d’esprit ; mais, en rentrant chez elle, elle communiqua à André, qui était son confident, tout le plaisir qu’elle éprouvait à penser que Sylvaine n’aurait aucune obligation aux Gardonne.
— Alors, maman, tu regrettes, je parie, que je n’aie pas un oncle d’Amérique qui m’appelle loin de toi.
— Oui, mon fieu, je le regrette de tout mon cœur.
Et la mère et le fils s’embrassèrent.
Le jeune homme regarda les yeux humides de sa mère, son visage courageux, et dit :
— Non, mère, elle n’a pas tant de veine que ça, la petite.
Mme Delaroute demeura rêveuse, et dans ses bonnes prières du soir qu’elle faisait avec la conscience qu’elle apportait à corriger les devoirs de ses élèves elle donna avec une vague inquiétude une part spéciale à Sylvaine.