Isolée
ISOLÉE
I
Il se fit une accalmie dans la presse des clientes de la boulangerie. Alors, Mme Barrey, la patronne, qui se tenait debout, droite et attentive, se pencha au-dessus de ses grands livres et, s’adressant à une femme d’âge qui, un bras appuyé au comptoir, et de l’autre soutenant un grand panier d’osier noir, semblait attendre le moment favorable d’entrer en conversation, dit d’une voix aimable :
— Et qu’est-ce qu’il y a de nouveau, madame Pauline ? Cette pauvre chère demoiselle, comment va-t-elle ?
— Ah ! bien tristement, madame Barrey ; il se passe des choses extraordinaires.
M. Barrey, raide à son poste, le coude levé et tout prêt à abattre le couteau-guillotine qui divise les miches, demanda avec curiosité :
— Et quoi donc ?
C’était un petit bonhomme rond comme un chérubin, avec une figure poupine toujours souriante ; la farine, dont à cette heure matinale il était saupoudré des pieds à la tête, lui donnait l’air d’un pierrot fatigué. Mme Barrey, une jolie brune, bien coiffée sous son bonnet du matin, interrompit son mari qu’elle balayait toujours du même geste dont avec la brosse elle ramassait les bribes de pain :
— Tais-toi, Adolphe. Contez-nous donc ça, madame Pauline.
— Ah ! c’est toute une histoire ; et vous avez trop de monde, dit discrètement la vieille servante.
— Passez par ici, nous serons seuls.
Et Mme Barrey ouvrit la porte de son arrière-boutique très confortablement arrangée en salle à manger et fit signe à Mme Pauline d’y entrer. Avant d’y pénétrer à son tour, elle cria d’une voix forte, s’adressant à la grosse employée qui virait par la boutique :
— Faites attention, Virginie.
Et Virginie, qui paraissait avoir le don de descendre dix pains à la fois, secoua la tête d’un mouvement qui affirmait sa vigilance.
M. Barrey avait timidement suivi les deux femmes et s’assit sur l’extrême bord d’une chaise, tenant croisées ses mains sur les genoux, dans l’attitude d’un enfant bien sage. Mme Barrey lui donna un rapide coup d’œil, mais apparemment ne trouva rien à reprendre. Elle s’assit elle-même et, les deux coudes sur la table, elle engagea sa visiteuse à se mettre à l’aise.
— Posez donc votre panier, madame Pauline, dit-elle d’un ton encourageant.
Avec quelque répugnance la propriétaire du panier d’osier noir le décrocha de son bras et, comme débarrassée d’une responsabilité pesante, elle soupira. Mme Barrey lui demanda :
— Vous prendrez bien un petit verre de fine ?
— Vous êtes trop aimable, je ne veux pas vous refuser.
— Barrey, sers Mme Pauline.
Les clefs de Mme Barrey, habilement lancées, glissèrent sur la toile cirée de la table et allèrent tomber aux mains de M. Barrey, qui les recueillit avec un sourire.
— Et qu’est-ce qu’on a décidé pour cette chère demoiselle ? reprit la boulangère d’une voix attendrie. Dire que nous l’avons connue pas plus haute que ça.
— C’est vrai pourtant, appuya M. Barrey tout en versant la fine dans le petit verre qu’il venait de déposer sur la table.
— Oui, elle avait huit ans quand nous sommes arrivés dans le quartier avec pauvre Madame, dit Mme Pauline du ton de quelqu’un qui va commencer un récit.
— Ah ! comme le temps passe ! soupira Mme Barrey. Et quel âge a-t-elle maintenant ?
— Dix-neuf, malheureusement.
— Pourquoi dites-vous « malheureusement », madame Pauline ? demanda Mme Barrey. C’est un bel âge, dix-neuf ans.
— Ah ! si la pauvre chère demoiselle avait vingt et un ans, elle serait majeure, elle pourrait faire ce qu’elle voudrait… on ne l’emmènerait pas dans des pays étrangers.
— Dans des pays étrangers ! Qu’est-ce que vous nous apprenez là, madame Pauline ? On va emmener votre demoiselle dans des pays étrangers ? Et qui donc, grand Dieu ?
— C’est triste tout de même, murmura M. Barrey.
— Laisse parler, dit sévèrement Mme Barrey. Expliquez-vous, madame Pauline.
— Voilà. Il paraît qu’il y a un oncle très riche, le frère de pauvre Madame qui était Anglaise, comme vous savez.
— Non, je ne le savais pas.
— Il y a si longtemps, et puis elle vivait toujours en France ; pauvre Monsieur était consul : c’est comme ça qu’il avait épousé Madame. La fille de Madame, Mme Charmoy, s’était mariée aussi avec quelqu’un dans cette affaire-là.
— Elle était bien jolie ; je me la rappelle, quand elle venait chercher des croissants à quatre heures pour sa petite ; mais pas bien sérieuse, n’est-ce pas, madame Pauline ?
— C’était étourdi peut-être, mais c’était honnête, affirma Mme Pauline. Elle allait se remarier quand elle est morte !
— Hein ? c’est tout de même regrettable qu’elle soit morte !
— Je vous en réponds, et en cinq minutes une bolie qu’on a dit, et alors ma pauvre Madame s’est trouvée avec sa petite-fille sur les bras, et on a découvert qu’entre le gendre et la fille on avait dépensé tout l’argent de la dot et du reste. Heureusement que pauvre Madame avait sa petite fortune à elle, et sa pension, parce que, comme je vous l’ai dit, son mari avait été dans les gouvernements et alors on marchait.
— Avec de l’économie, dit Mme Barrey, on s’arrange toujours.
— Mademoiselle n’aime pas l’économie ; sa maman l’avait accoutumée à la dépense. Ce qu’on gâchait d’argent dans cette maison, c’est pas à croire.
— Ça finit toujours mal, prononça sentencieusement M. Barrey.
— Pour sûr. La pauvre Madame se tourmentait ; bien des fois elle m’a dit le soir quand je lui frottais le dos pour ses rhumatismes : « L’avenir de ma petite-fille m’inquiète, Pauline. » Et moi, je lui répondais de ne pas se tourmenter, qu’elle avait bien des années devant elle et que nous marierions Mademoiselle. Je le croyais, bien sûr.
Et le petit verre de fine étant bu, Mme Pauline, sensible en conséquence, s’essuya les yeux et se moucha bruyamment.
— Pauvre chère femme, dit Mme Barrey. C’était du bon monde.
— Je vous en réponds. Heureusement qu’elle n’a pas senti qu’elle s’en allait ; elle parlait de se lever la veille de sa mort, mais la pauvre Mademoiselle a bien vu ce qui en était, et elle m’a dit comme ça tout de suite : « Pauline, je vais rester seule au monde. »
— Il y a des gens qui n’ont pas de chance, soupira la bonne Mme Barrey. C’est vrai qu’elle est seule au monde, cette chère demoiselle.
— Et si encore elle avait de l’argent ; mais il paraît qu’il y en a très peu, car il a bien fallu partager avec M. Albéric, qui est aussi le petit-fils de pauvre Madame. Vous connaissez bien M. Albéric, madame Barrey ?
— C’est ce jeune homme brun qu’on aperçoit souvent les dimanches.
— Justement. Un bon garçon, M. Albéric ; il m’a emprunté plus d’une fois une pièce de cent sous, mais il me la rend toujours avec un petit cadeau. Sans son cousin, je ne sais pas ce qu’elle serait devenue le jour de la mort de sa bonne-maman, la pauvre Mlle Sylvaine ; mais M. Albéric répétait : « Tu as un frère, Sylvaine, et qui t’aime bien. » Alors elle l’embrassait en pleurant, et il la consolait, la pauvre.
— La vie en a, des misères !
— Tais-toi, Barrey, on sait ça. Et quel est ce gros monsieur que j’ai vu passer l’autre jour avec votre demoiselle ?
— C’est M. Gardonne, l’autre gendre de Madame, le père de M. Albéric. Mademoiselle l’aime beaucoup ; elle croyait qu’elle irait vivre chez lui. M. Albéric le lui disait, et puis, comme je vous le racontais, il paraît que l’oncle anglais a écrit ; et comme il est très riche et qu’il n’a pas d’enfant, le conseil de famille a décidé que Mademoiselle irait chez lui comme il le demandait. Il paraît qu’il a épousé une veuve qui a des millions ; j’ai entendu Mme Gardonne — c’est la seconde femme du gendre de Madame — en causer avec son mari, parce que, quand il a vu que Mademoiselle pleurait tant à la pensée d’aller chez des parents qu’elle ne connaissait pas, M. Gardonne, qui est brave homme, disait : « Eh bien, si elle a trop de chagrin, il faut la ramener avec nous à Escalquens ; c’est moi qui suis son tuteur. » Alors Mme Gardonne lui reprochait de vouloir faire perdre à sa nièce un gros héritage. Au fond, je la crois jalouse, cette femme-là. Elle est avare d’abord, et méfiante ; je la déteste comme la peste. Depuis qu’elle est chez nous, on n’a pas une minute de tranquillité ; faut lui rendre compte de tout comme si je ne savais pas conduire un ménage aussi bien qu’elle.
— Bien sûr, madame Pauline. Comme ça, cette chère demoiselle s’en va ?
— Oui, à la fin du mois. Elle ne dit plus rien parce qu’elle est renfermée de sa nature comme pauvre Madame ; ce n’est pas comme sa maman qui ne savait pas garder un secret. En voilà une qui était vive et gaie ! Mademoiselle, quand elle a du chagrin, elle ne parle pas, même avec M. Albéric ; mais elle a le cœur gros. Si, au moins, j’avais pu aller avec elle, ça l’aurait consolée ; mais il paraît qu’il n’y a pas moyen : les Anglais ne veulent personne.
— Je me méfierais, dit Mme Barrey.
— C’est ce que j’ai dit à M. Gardonne, mais il m’a appelée vieille folle.
— Voyez-vous ça ? Et Mademoiselle ?
— Mademoiselle m’a dit : « Pauline, je vous remercie, et quand je serai majeure je reviendrai en France, et, si vous voulez, nous irons vivre à la campagne. » Je lui ai promis, pour lui donner du courage ; mais je sais bien qu’ils ne la laisseront pas revenir ; ils la marieront dans leur vilain pays, puisqu’ils veulent lui donner de l’argent. Ah ! elle en aura vu des changements, la pauvre petite ! D’abord, quand son papa est mort dans un pays dont je ne me rappelle plus le nom, mais on vivait comme des princes… Elle est revenue à Paris avec sa maman : il n’y avait plus beaucoup d’argent ; malgré tout, c’était gai chez Mme Charmoy, toujours du monde, toujours des amis… et puis, cette pauvre femme partie, il a fallu venir à Auteuil chez sa bonne-maman. Ce n’était pas réjouissant, bien sûr, pour une jeunesse. Je disais quelquefois à Madame que c’était triste pour la petite… C’est vrai que Mlle Sylvaine est sérieuse ; jamais elle n’a dit qu’elle s’ennuyait. Elle aimait tant sa jolie petite chambre avec une belle vue ; elle l’avait si bien arrangée. Depuis que son départ est décidé, il faut la voir emballer toutes ses affaires, ça fend le cœur ; elle a l’air d’enterrer des personnes, tant ça lui fait de peine. Elle a dit qu’elle ne voulait rien emporter ; qu’on mettrait tout au garde-meuble, parce que M. Albéric, qui a vu son chagrin, a empêché qu’on vende rien, comme Mme Gardonne voulait ; il a eu une discussion là-dessus avec sa belle-mère.
— Je vous demande un peu de quoi elle se mêle, cette femme-là ? dit Mme Barrey indignée.
— C’est ce que M. Albéric lui a dit, et elle l’a appelé insolent ; mais il s’en moque.
— Et pourquoi qu’il n’épouse pas sa cousine ? Ça arrangerait tout.
— C’est trop jeune, madame Barrey, ça n’a pas de position. Et puis ils sont comme frère et sœur. Je sais, moi, que M. Albéric a eu des histoires de femmes, en tas ! Oh ! non, c’est pas le mari qu’il faut à Mlle Sylvaine ; fière comme elle est, si un homme lui faisait des traits, elle en mourrait, bien sûr. J’aime bien M. Albéric ; mais, sous ce rapport, j’ai pas confiance en lui.
— Vous avez raison, dit Mme Barrey. Ah ! ça me fait bien de la peine aussi, tout ça ! On s’affectionne, n’est-ce pas ? Alors, vous, madame Pauline, qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’allez pas vous placer encore ?
— Non. J’ai de petites économies, et pauvre Madame m’a laissé quelque chose. Je vais m’acheter un petit viager, et puis je ferai des ménages tant que ça pourra marcher. Vous penserez à moi, madame Barrey ?
— Soyez tranquille. Vous avez raison de rester chez vous ; à votre âge, ça vaut mieux.
— Et puis, j’ai été habituée pendant quinze ans à Madame, je ne pourrais pas me faire à d’autres. Je suis entrée chez elle à la mort de mon pauvre mari ; j’avais toujours été chez moi, madame Barrey. Comme ça, si Mademoiselle a besoin de moi à un moment, je suis là.
— C’est gentil de votre part, dit Mme Barrey.
— Je l’aime beaucoup, Mlle Sylvaine. Ah ! je croyais bien aller à sa noce !
Et l’émotion, la fine aidant, fit verser des larmes à Mme Pauline. Elle les sécha en entendant sonner le coucou de Mme Barrey.
— Il faut que je rentre m’occuper de mon déjeuner.
— Venez causer quand vous aurez un moment, dit Mme Barrey en se levant, ça soulage. Barrey, j’entends du bruit à la boutique ; va voir un peu ce qui s’y passe.
Et, docile, M. Barrey se leva et s’éclipsa, pendant que les deux femmes, malgré l’urgence du déjeuner à faire, discutaient encore un moment le problème de la destinée de Mlle Sylvaine Charmoy.