Isolée
XVIII
Par discrétion, Sylvaine n’avait pas osé faire part à Mme Gascoyne de l’arrivée d’Albéric. Rakewood, toujours vigilant, l’engagea à l’en prévenir sans retard. Le billet de Sylvaine reçut une prompte réponse : les deux jeunes gens étaient conviés à venir prendre le lunch le dimanche suivant à Lowndes-Square.
Mme Hurstmonceaux, quand elle l’apprit, témoigna un peu d’humeur ; elle éprouvait à montrer Albéric un plaisir supérieur même à celui que la présence de Sylvaine à son côté lui avait procuré, et précisément il était dans ses projets de le mener ce jour-là chez Mme Lazarelli.
Mme Lazarelli accompagnait Mme Hurstmonceaux à Marienbad, et comme leur système consistait à s’entourer du plus grand nombre possible d’amis, l’espérance de trouver une recrue nouvelle dans Albéric était venue à Mme Lazarelli. Voyageant escortée par le neveu du colonel, Mme Hurstmonceaux se trouvait avoir une tenue impeccable, et ce dernier détail, par une contradiction singulière, tourmentait toujours ces dames. Mais il fallut remettre à une autre date la rencontre d’Albéric et de Mme Lazarelli, car l’acceptation de l’invitation de Mme Gascoyne ne souffrait pas de contre-ordre. En attendant, Mme Hurstmonceaux triomphait avec Albéric en face d’elle dans sa calèche et organisait les soirées d’une façon charmante, regrettant beaucoup que Sylvaine ne voulût pas se joindre aux parties, dîners au restaurant, théâtre et souper idem. Albéric, mis au courant par le colonel Blunt, tenait une conduite très habile et arrivait à contenter sa tante, tout en étant jugé aimable par tout le monde. Archie Elliot et lui étaient devenus sur l’heure d’excellents amis, et la pauvre Sylvaine se trouvait de fait aussi abandonnée qu’auparavant, non pas qu’Albéric fût moins affectueux pour elle, au contraire jamais il ne lui avait témoigné plus d’amitié fraternelle, et même, si elle l’eût permis, il l’aurait promue au rôle de confidente ; mais quelque chose dans l’attitude et le regard de Sylvaine l’arrêtait toujours à l’instant précis où il se préparait à lui raconter ses aventures plus ou moins palpitantes.
Sylvaine avait obtenu de Mme Hurstmonceaux la liberté d’assister de son côté le dimanche aux offices de la chapelle française. Le voisinage immédiat de Portman Square lui permettait de s’y rendre à pied ; elle trouvait une satisfaction sensible à entendre prêcher en français, et ainsi à oublier pendant quelques courts moments qu’elle vivait en pays étranger. La tristesse morne des rues solitaires lui serrait toujours le cœur ; mais, dès qu’elle tournait sous la voûte menant aux « Mews »[1], où se dérobe la pauvre et humble chapelle, vestige d’un temps où la foi catholique se cachait, la vue du vieux camelot vendant le Figaro et le Petit Journal, lui remontait le moral ; elle avait persuadé Albéric de l’accompagner, et pour lui être agréable il y avait consenti. Quand, par hasard, il lui arrivait de réfléchir cinq minutes, la situation de Sylvaine n’était pas sans l’inquiéter ; ce matin-là, le recueillement forcé du lieu l’y porta, et comme il avait l’imagination vive, il se la figura arrivant seule les autres dimanches dans cette chapelle si peu esthétique, où l’on chantait si mal, isolée au milieu de ces inconnus ; il eut la sensation par lui-même de ce que pouvait être le mal du pays et se résolut de questionner Sylvaine d’une façon plus serrée afin d’obtenir d’elle l’aveu de la vérité. Ce qu’il voyait de Mme Hurstmonceaux ne lui donnait guère l’impression qu’elle fût le chaperon idéal, et ce vieil homme aux yeux fixes, dont le cerveau lentement se ramollissait, lui parut une sinistre compagnie pour la jeunesse de Sylvaine ; enfin à défaut d’attention à la messe, il en donna beaucoup à sa cousine ; il la regardait, comme surpris de la trouver si gracieuse et charmante : c’était maintenant tout à fait une femme, et on lui avait fait une triste vie. Il se rappela les recommandations passionnées de leur grand’mère, le conjurant de veiller toujours sur Sylvaine ; il s’avoua n’y avoir guère obéi ; pour sa décharge il se dit que son âge ne l’y qualifiait pas, mais il se promit, à son retour en France, d’aller immédiatement à Escalquens, et de s’arranger afin que Sylvaine y vînt aussi sans délai. Elle avait besoin d’un changement et d’une liberté entière pour décider elle-même ce qu’elle voulait. Albéric était fort peu accessible aux considérations intéressées ; Sylvaine n’était pas dépourvue, et il jugea que les millions de Mme Hurstmonceaux lui procuraient peu d’agrément.
[1] Écuries (presque toutes les chapelles catholiques étaient enclavées dans des mews).
Le résultat de ces réflexions se fit jour à la sortie de la chapelle ; ils montèrent en hansom pour se rendre chez Mme Gascoyne, et, à la surprise de Sylvaine, Albéric lui demanda soudainement :
— Dis-moi, cousinette, est-ce que tu n’aurais pas plaisir à aller à Escalquens ? Parce que, je te l’avoue, cela m’ennuie furieusement de te laisser derrière moi ici, et je ne peux pas me prolonger jusqu’au jugement dernier chez le colonel Blunt.
Sylvaine répondit avec un sentiment que l’heure de parler franchement était venue :
— Oui, Albéric, j’aimerais beaucoup aller à Escalquens ; j’aimerais retourner en France.
— Je comprends ça… Alors la tante Hurstmonceaux ne te va pas ?
— Non… elle est bonne pour moi… mais… tu dois savoir… M. Rakewood, et Mme Gascoyne m’ont appris des choses si tristes…
Et les beaux yeux de Sylvaine se baissèrent.
— Je sais. — Albéric siffla. — Mon père a été très léger dans tout ceci, il n’a considéré que la question d’argent ; mais tu ne tiens pas à l’argent, toi, bichette ?
— Oh ! pas du tout, pas du tout, protesta Sylvaine avec ardeur.
— Il est certain qu’il n’y a pas que ça en ce monde ; on n’en avait pas beaucoup à Auteuil, et tu vivais comme un poisson dans l’eau. Dame ! je comprends ton étonnement… C’est un contraste de chez grand’mère Nohic à Mme Hurstmonceaux. Sais-tu que ça me chiffonne ? Veux-tu t’en revenir avec moi ?
— Mais, Albéric, ce n’est pas possible ; il me faut la permission de mon tuteur ; et puis, ajouta-t-elle plus facilement, comment puis-je laisser mon oncle dans l’état où il est ?
Pourtant Sylvaine savait fort bien qu’elle s’y résignerait, qu’il n’y avait pas entre elle et le colonel Hurstmonceaux un de ces liens qui attachent invinciblement ; son oncle lui inspirait surtout pitié, et, dans l’isolement dont elle souffrait, il lui était consolant de se croire nécessaire et secourable ; mais le malade lui faisait en même temps un peu peur : il faut une immense tendresse pour supporter le spectacle de la déchéance d’une créature humaine, et Sylvaine n’ignorait pas que l’idée fixe et principale du malheureux homme était qu’on lui donnât de l’alcool. Il lui parlait de moins en moins, quoique son visage s’éclairât toujours dès que Sylvaine paraissait ; aussi, fidèle à l’idée du devoir, elle était résolue à rendre au frère de sa bien-aimée grand’mère les soins dont elle eût certes souhaité qu’il fût entouré. Plusieurs fois, dans ses bons moments, le colonel Hurstmonceaux avait dit à Sylvaine :
— Vous prendrez bien soin du portrait de sister Mary, n’est-ce pas, darling ? Tous les souvenirs sont pour vous.
Et cette confiance l’avait profondément touchée ; cependant, si Albéric lui demandait de partir, elle ne pourrait pas résister.
Son visage dénota une émotion intense. Albéric fut remué aussi ; il éprouvait à l’égard de Sylvaine une jalousie purement fraternelle, mais elle le rendait très sensible à ce qui l’approchait. Mme Hurstmonceaux ne s’était pas mise en frais de moralité pour son neveu, elle s’était laissé voir au naturel ; Sylvaine ne devait pas rester sous son toit. Aussi Albéric, dans une impulsion violente, dit à Sylvaine en lui prenant la main :
— Sois tranquille, cousine, je te ramènerai en France. Je ne veux pas que tu restes ici… J’irai droit à Escalquens parler à mon père, et nous revenons te chercher. Ne te tourmente plus.
— Non, Albéric, je ne me tourmente plus.
Elle était plus blanche que la neige, mais il lui semblait que des ailes venaient de lui surgir au cœur.
Ils arrivaient chez Mme Gascoyne dont l’accueil ne laissa rien à désirer, quoique Albéric ne lui fît pas très bonne impression. Dans l’esthétique toute spéciale de Mme Gascoyne, un homme à la peau très blanche, à la barbe très noire et aux cheveux frisés, était par ces particularités mêmes plutôt suspect ; il devait manquer de correction, et le laisser-aller d’Albéric, tout souple et mouvant, la confirma dans cette opinion.
Mme Gascoyne tolérait les étrangers, elle les recevait même très bien ; mais elle les plaignait et leur supportait comme une infirmité dont ils n’étaient pas responsables de répondre si peu au type auquel on reconnaissait un gentleman.
Albéric Gardonne était évidemment tout à fait Français, et n’avait rien pris aux Hurstmonceaux ; cependant il convenait d’être aimable pour lui. Mme Caulfield et sa fille Kathleen étaient présentes, et leur jugement, surtout celui de Mme Caulfield, fut diamétralement opposé. Mme Caulfield trouva à Albéric un aspect délicieusement romanesque, et il la conquit par la grâce joyeuse de son sourire.
Mme Gascoyne avait réuni avec tact quelques convives : d’abord Rakewood, dont le regard affectueux s’arrêta tout de suite avec admiration sur Sylvaine ; puis le marquis Turatti, attaché à la légation d’Italie, fort goûté et estimé à Londres, et que Mme Gascoyne envisageait comme une connaissance profitable pour Sylvaine ; ensuite un jeune neveu du côté Gascoyne, bel officier aux guards, très bon garçon, allant souvent à Paris, et qui se mit avec empressement à la disposition d’Albéric. Il y avait aussi miss Nelly Holt, l’amie dont Kathleen avait parlé à Sylvaine.
Mme Gascoyne faisait sans emphase, mais avec une extrême politesse, les honneurs de chez elle ; elle causait agréablement et aimait à faire parler les autres. Elle avait prié Rakewood de prendre la place en face d’elle ; il avait Sylvaine à sa gauche, et elle-même avait mis Albéric à la sienne. Au milieu de tout ce monde inconnu il se montra, comme de coutume, parfaitement à l’aise, discourut architecture et arts avec le marquis Turatti, qui, possesseur d’un palais historique à Bologne, s’y intéressait beaucoup, et enchanta miss Holt par l’originalité de ses appréciations. Miss Holt, de son côté, l’étonna ; mais elle était accoutumée à produire cette impression et ne s’y attardait pas. Mme Gascoyne, qui aurait sévèrement réprouvé chez d’autres certains propos, était si bien habituée à entendre Nelly débiter ses paradoxes, qu’elle ne pensait plus à s’en choquer ; il était convenu que c’était seulement l’effervescence d’idées originales. On savait miss Holt la plus droite et la plus honnête fille du monde, et même Mme Gascoyne la respectait pour son goût d’indépendance ; car il n’est pas comme les personnes qui se sont procuré la fortune, grâce au simple effort d’avoir plu, pour vanter la grandeur d’une conduite opposée. Mme Gascoyne était intimement convaincue qu’en des circonstances analogues sa conduite eût été celle de Nelly Holt ; elle la blâmait bien un peu de s’être installée toute seule ; mais comme, après tout, elle l’avait fait dans des conditions inattaquables, on le lui tolérait, et Mme Gascoyne admettait parfois que peut-être, en effet, pour travailler, Nelly était plus libre que chez sa mère, où régnait une agitation perpétuelle causée par le renvoi fréquent des domestiques. Miss Holt avait tout de suite mis Albéric au courant de sa position.
— Je suis journaliste, et, si vous m’intéressez, je vous donnerai sans doute une place dans mon prochain article.
Albéric l’assura qu’elle ne pouvait choisir un sujet plus intéressant.
— Je vous crois volontiers.
— Vous m’intéressez beaucoup aussi.
— Ah ! tant mieux.
Et le joli visage de miss Holt étincela de gaieté ; du reste, elle était toujours gaie, débordante de vie, passionnée pour la tâche qu’elle avait entreprise, et trouvant la vie extrêmement amusante. Elle s’était fait une philosophie, assez triste dans ses conclusions, mais qui n’altérait en rien sa bonne humeur ; possédant un grand fonds de force physique, un cœur assez sec et des sens endormis, elle traversait l’existence avec un minimum de souffrance. Très piquante, assez coquette, elle aimait à plaire aux hommes et ne les craignait nullement ; elle se considérait comme absolument invulnérable.
La bêtise de la plupart des femmes, ainsi qu’elle l’exprimait, la stupéfiait ; la chasse au mari, les servitudes de la vie conjugale lui faisaient également horreur ; elle posait en principe que la conduite particulière d’une femme ne regarde qu’elle-même ; mais, tout en revendiquant cette liberté suprême, elle paraissait bien déterminée à n’en jamais user. Elle était fort populaire et avait une infinité d’amies et d’amis qu’elle recevait, soit chez elle le dimanche une fois par mois, soit à son club où elle conviait, pour venir causer en prenant une tasse de thé, tout homme dont la conversation lui plaisait. En somme, elle avait supprimé les devoirs de la vie et s’en vantait, trouvant à son égoïsme une moralité supérieure.
Le marquis Turatti qui n’ignorait pas que Mlle Charmoy passait pour l’héritière de madame Hurstmonceaux, et qui n’était pas indifférent à cet ordre de considération, déploya toutes ses amabilités, et dans le contentement nouveau où était Sylvaine, elle lui répondit avec une ouverture qui ne fut pas sans surprendre Rakewood, charmé cependant, car c’était lui qui avait eu la pensée de mettre Sylvaine et Turatti en présence. Avec Mme Gascoyne ils avaient décidé qu’il fallait la marier sans retard, parce qu’on pouvait légitimement s’inquiéter de ce que ferait Mme Hurstmonceaux une fois veuve, et se demander si ses dispositions à l’égard de Sylvaine resteraient les mêmes.
Le repas fini, Sylvaine se vit confisquée par Mme Gascoyne qui la retint à son côté, pendant que dans le fond du second salon Kathleen Caulfield, Nelly Holt, Albéric et le capitaine Gascoyne formaient un groupe animé. Miss Holt n’avait qu’un défaut réel aux yeux de Mme Gascoyne : elle se tenait mal, son attitude favorite consistant à croiser ses jambes l’une sur l’autre et à les entourer de ses bras en forme de corbeille. Elle y mettait de la grâce, mais enfin cette façon manquait de correction. Incidemment, Mme Gascoyne le fit remarquer à Sylvaine, mitigeant toutefois son appréciation par des éloges.
— Nelly a une foule de qualités ; elle est votre voisine, car elle demeure dans Queen Anne Street. Je souhaite que vous vous conveniez mutuellement ; elle pourra vous procurer des distractions selon vos goûts. Enfin, j’espère que l’hiver prochain votre existence sera mieux arrangée que maintenant. Je suis bien aise que vous ayez eu la visite de votre cousin, mais il m’a dit qu’il partait dans quelques jours. La date de votre installation à Reigate est-elle fixée ?
Sylvaine, ramenée par cette question à la réalité immédiate, dut avouer que rien n’était encore décidé.
— J’en parlerai à Rakewood ; le plus tôt vous irez à la campagne sera le mieux. J’espère beaucoup que vous aimerez Nelly ; car si elle vous plaît, vous pourriez l’inviter à passer quelque temps avec vous, et elle vous serait une très bonne compagnie. Venez causer avec elle.
Et Mme Gascoyne, se levant, conduisit Sylvaine vers les jeunes filles.
— Je vous rends Mlle Charmoy, que je vous avais enlevée.
Nelly Holt regarda Sylvaine avec la plus grande bienveillance ; elle voyait en elle une créature faible et opprimée et sa force aimait assez à protéger, et puis la prétention de Nelly consistait à se montrer au-dessus de tous les préjugés, quels qu’ils fussent. Aussi, avec une parfaite sincérité, elle dit à Sylvaine :
— J’aime tellement les Françaises ! Je les trouve bien supérieures aux Anglaises : nous sommes si gauches !
— Pas vous, en tout cas, protesta Albéric.
— Parce que je me considère comme une « épreuve » que je suis sans cesse à corriger. J’irai vous voir, miss Charmoy, si cela ne vous ennuie pas. Kathleen dit qu’elle doit vous conduire un jour à Whitechapel ; si vous êtes curieuse d’excursions de ce genre, je m’offre à vous, j’ai beaucoup plus d’expérience que Kathleen. Ainsi, je racontais à votre cousin que j’ai passé une journée entière sur le terre-plein de Regent’s Street, habillée en bouquetière… J’ai aussi couché une nuit au workhouse… Ah ! je vois que je vous fais peur…
Sylvaine assura le contraire ; elle enviait presque la décision d’une Nelly Holt.
— Nous allons changer ma cousine, Nelly, dit gracieusement Kathleen ; nous allons refaire son éducation.
Nelly sourit et répondit :
— Amen, de tout mon cœur.
Sylvaine ne dit rien et regarda Albéric, mais ne put rencontrer ses yeux.