Isolée
XXI
Depuis la perte de sa grand’mère, l’âme de Sylvaine s’étiolait, car elle souffrait de la plus sensible privation qui puisse tomber en partage à une créature naturellement tendre : nul être vivant et présent ne lui était passionnément cher. Tout, autour d’elle, était terne, et ce vide lui était affreux. Sans cesse, elle ramassait les forces de son cœur dans un élan d’amour pour s’évader vers celles qui n’étaient plus… vers ses mères… mais elle ne pouvait les joindre… toujours elles reculaient dans l’insaisissable passé.
L’expérience de ces derniers mois avait appris à Sylvaine à réfléchir et à analyser ses propres sentiments ; aussi elle ne se trompa point sur la nature de l’impulsion qui la poussait vers Albéric ; elle l’envisagea sans hésitation. Oh ! qu’il serait doux, naturel et consolant de l’aimer exclusivement et d’en être chérie d’une façon pareille ! Elle se persuada que très certainement, sans en avoir eu jamais conscience, elle devait depuis longtemps aimer Albéric, et elle se remémora des troubles délicieux et de la joie que sa présence lui avait toujours apportés.
Il existe dans l’heure exquise et brève où, pour la première fois l’amour éclôt dans une âme vraiment vierge, une beauté presque surhumaine ; les filles élevées comme Sylvaine l’avait été connaissent dans leur vie un instant fugitif, où elles atteignent par le désir l’idéal de félicité le plus pur et le plus doux ; elles ont une vision complète de l’existence telle qu’elle devrait être, telle qu’elle pourrait être. Chez Sylvaine, il s’y mêlait un peu d’inquiétude : les chagrins précoces lui avaient enlevé sa confiance certaine dans le bonheur ; néanmoins elle croyait l’apercevoir, le toucher presque, et son âme se dilatait pour l’accueillir…
Aussi ce fut toute frémissante d’espérance qu’elle alla le lendemain à la rencontre de son cousin. Mais à l’attente mystérieuse de Sylvaine, rien ne répondit ; Albéric arrivait avec sa figure ordinaire ; aucune émotion particulière ne s’y révélait ; celles qui pouvaient l’agiter ne regardaient guère Sylvaine, et elle eut, en lui donnant la main, l’instantanée intuition que leurs cœurs ne battaient pas à l’unisson. Comme honteuse de ce qu’elle éprouvait, elle éteignit d’un effort la flamme de ses beaux yeux et se laissa baiser au front sans prononcer une parole.
Ils étaient entrés dans la vaste salle à manger, dont Sylvaine, le matin, avait la libre disposition ; elle prit place sur un fauteuil de cuir, l’air calme et posé. Cette mine sérieuse fit sur Albéric la meilleure impression ; il lui était nécessaire, pour sa parfaite tranquillité intérieure, de croire Sylvaine la personne la plus raisonnable du monde, incapable d’emballement. Déjà il se repentait de la hâte avec laquelle, la veille, il l’avait exhortée à quitter les Hurstmonceaux. Les lettres qui lui étaient parvenues d’Escalquens le matin même, et qui lui recommandaient prolixement d’user d’égards extrêmes envers sa tante, n’indiquaient pas chez ses parents un état d’esprit qui pût leur faire trouver bon une fugue quelconque, de nature à offenser Mme Hurstmonceaux. De plus, dans un long entretien nocturne qu’il avait eu avec le colonel Blunt, Albéric, la langue déliée par un grand nombre de verres de champagne, s’était ouvert de son projet de ramener Sylvaine à Escalquens, et le colonel Blunt ne lui avait pas dissimulé qu’il trouvait cette extrême précipitation au moins inutile, sinon imprudente, et que sans doute l’avenir de Sylvaine se dénouerait plus rapidement et mieux que son cousin ne le pensait… Comme Albéric avait, en outre, parlé avec enthousiasme de Mme Duran, et exprimé son intention de faire le buste de cette jolie femme, le colonel jugea son jeune ami un inconscient dangereux, et, tout en paraissant s’intéresser vivement à ses projets, avait cependant d’une façon décisive découragé l’idée d’installer un atelier dans Charles Street.
— Il sera beaucoup préférable, croyez-moi, que vous alliez à Sweet-Briar Cottage ; d’abord Mme Duran ne vient jamais aux rendez-vous qu’elle donne, et vous passeriez votre vie à l’attendre. Aussi je vous conseille de retourner vous entendre avec elle, car moi-même je dois m’absenter pour la cérémonie qui aura lieu dans le Yorkshire.
Le colonel ajouta gravement :
— Ma femme sera enterrée dans le caveau de famille.
Le veuvage du colonel prenait décidément des proportions inattendues. Albéric se demanda si en un pareil moment sa présence n’était pas indiscrète, et il formula tout haut sa pensée ; la réponse de son hôte fut formelle pour la négative. Albéric, sans plus de discussion, en accepta l’assurance ; il n’était pas dans sa nature de se quereller avec les aubaines qui pouvaient lui échoir ; il alla donc se coucher parfaitement satisfait, et put rêver sans arrière-pensée à tout ce qui l’attendait d’agréable.
Au jour, les choses ne lui parurent pas aussi simples. A vrai dire, il ne mettait pas en doute que Mme Duran ne souscrivît à la proposition qu’il lui ferait de venir travailler chez elle, mais il était moins tranquille sur la manière dont Sylvaine accepterait cet arrangement. Albéric, quoi qu’il fît, n’avait jamais aucun scrupule personnel ; il n’en était pas de même pour ce qui regardait Sylvaine, et la pensée de la troubler, de la froisser dans sa délicatesse, lui était excessivement déplaisante. Il regretta presque de s’être engagé si témérairement vis-à-vis de Mme Duran, d’autant qu’elle ne lui avait pas fait l’effet d’être femme à relever facilement d’une promesse. La nature particulière de sa proposition rendait quasi impossible de le demander, et Albéric se sentait beaucoup plus embarrassé qu’il ne voulait le paraître.
Après l’échange de banalités affectueuses qui tombèrent comme un glas sur le cœur de la pauvre Sylvaine, Albéric, s’armant d’aplomb, lui dit tout à coup, avec un air de fausse gaieté :
— Sais-tu, cousinette, que je crois avoir eu une bien bonne idée hier ?
— Laquelle ? demanda Sylvaine qui tremblait intérieurement.
— Tu te rappelles que j’ai toujours eu l’envie d’exposer ; les vraiment jolis modèles sont rares. Imagine-toi qu’il m’est venu l’inspiration de demander à la belle Mme Duran de me poser son buste, dont je ferai une Minerve idéale, et elle a été assez aimable pour y consentir… C’est un coup, ça !
— Mme Duran ? répéta Sylvaine, qui sentait toute vie défaillir en elle.
Et elle ajouta, se maîtrisant :
— Où donc l’as-tu vue ?
— Au fait, c’est vrai, tu n’es pas au courant.
Et, enchanté de trouver un sujet de discours, Albéric commença le récit plutôt revu et corrigé de son après-midi de la veille :
— Ce cher colonel m’avait demandé un service, je ne pouvais vraiment pas le lui refuser.
— Non, naturellement, tu ne pouvais pas…
— Tu le comprends ? C’est réellement un excellent homme, et un ami très dévoué, très respectueux pour toi, Sylvaine… Il n’y a pas à dire, petite Colombe, on t’apprécie ici ; ce brave M. Rakewood, et puis toute cette charmante famille Gascoyne ; j’ai été enchanté de constater hier comme toutes ces dames te faisaient des amitiés… Est-ce qu’elles ne te plaisent pas ?
— Oh ! si, beaucoup.
— Moi aussi. La cousine Kathleen est tout à fait belle fille, et sa jeune amie, la journaliste, est jolie aussi. Sans me flatter, je crois leur avoir produit bonne impression, surtout à la petite journaliste… Hein ? Qu’en dis-tu ?
Sylvaine eut un pâle sourire ; il fallait se dominer, il fallait ne rien laisser deviner… Elle s’était trompée ; c’était sa faute à elle, non la faute d’Albéric. Elle parvint à dire sur un ton presque naturel :
— Tu n’oublies pas que miss Holt nous attend à son club mercredi.
Mais l’entrée de Mme Hurstmonceaux, qui interrompit leur tête-à-tête, lui fut un véritable soulagement. La bonne tante arrivait bruyante et gaie :
— Mes chers enfants, quelle idée de vous enfermer ici !
Puis elle ajouta avec exubérance :
— Oh ! mon cher Albéric, j’étais impatiente de vous voir. Parlez, racontez-moi la grande nouvelle. Ce cher colonel Blunt est enfin veuf ; dites-moi comment il a pris l’événement. A-t-il paru soulagé, content ? Pauvre cher homme ! Depuis le temps que sa femme l’ennuyait !
Albéric dut avouer n’avoir nul détail particulier à communiquer. Le colonel n’avait manifesté aucune satisfaction extérieure ; au contraire, il avait l’air plutôt ému.
— Incroyable ! Mais dans quel état doit être cette chère Maud ! Quel malheur qu’elle ne soit pas libre ! Un si beau parti ! Vous savez qu’il a près d’un million de rente et un château splendide dans le Yorkshire. Ah ! il épousera qui il voudra, car je suis persuadée qu’il se remariera ; d’après plusieurs choses que je lui ai entendu dire, je suis convaincue qu’il en a l’idée. Il fera très bien du reste ; un nom si ancien ! Et le mariage est l’état le plus heureux.
Et, prise d’attendrissement, Mme Hurstmonceaux ajouta :
— J’espère que vous deux aussi vous vous marierez, heureusement. Certainement, si Sylvaine le veut, elle n’y aura pas de peine, et tout le monde sait que je suis tout à fait bien disposée pour ma nièce.
— Tout le monde sait que vous êtes excellente, ma belle tante.
Et Albéric baisa très respectueusement la main de Mme Hurstmonceaux. Il trouvait qu’il lui devait au moins une amende honorable : Sylvaine se marierait, serait riche, et tout s’arrangerait parfaitement.
Sylvaine, qui, sous prétexte d’un mot à dire à son oncle, était sortie un moment, rentra pendant qu’Albéric faisait à Mme Hurstmonceaux le récit de sa visite à Richmond ; elle l’écoutait avec un extrême intérêt.
— Je suis sûre que Maud est ravie. Vous entendez, Sylvaine ? Albéric va faire le buste de Mme Duran. Mais, mon cher, combien de temps cela va-t-il vous prendre ?
Albéric confessa son incertitude sur ce point et ajouta que, d’après les lettres qu’il avait reçues le matin, il ne pouvait plus prolonger longtemps son séjour à Londres ; son père le réclamait à Escalquens ; M. Gardonne souffrait de la goutte et, au moment des vendanges, aurait besoin de son fils.
— Si je vois que je ne puis arriver à terminer maintenant, je reviendrai à l’automne. Mon père, du reste, a le projet, lui aussi, de faire le voyage.
Ceci fut dit en regardant Sylvaine. Mais elle travaillait sans aucun trouble visible ; même, de temps en temps, elle donnait un grain de chènevis au bouvreuil familier dont la cage était suspendue par un cordon de soie devant la fenêtre. Mme Hurstmonceaux applaudit chaleureusement à l’idée d’un retour d’Albéric.
— Et, cette fois, vous descendrez chez moi. Vraiment, votre oncle a eu une singulière idée de vous laisser emmener par le colonel Blunt. Enfin, depuis qu’il est malade, le pauvre homme n’est plus du tout le même. Ne manquez pas surtout d’aller le saluer en sortant ; il est très sensible aux attentions ; aussi j’ai dit à nurse Rice : « Je veux qu’on ait toutes les attentions possibles pour le colonel. » N’est-ce pas, Sylvaine, votre oncle a tout ce qu’il peut désirer ?
Sylvaine hocha la tête affirmativement, et ce fut ainsi que se termina la visite dont elle avait tant espéré.