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Isolée

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XXIV

La maison choisie par M. Rakewood pour la villégiature du colonel Hurstmonceaux était charmante. C’était une vieille habitation en briques sombres, avec de profondes fenêtres rondes en saillie, et sur les murs, sans ornement, du lierre et des plantes grimpantes en quantité. L’entrée, un porche à colonnes bien abrité, donnait sur une jolie route de campagne ; la façade, exposée au soleil levant, s’ouvrait sur un jardin à l’ancienne mode, avec des pelouses dessinées en losanges et des arbres taillés méthodiquement ; les fleurs abondaient. Tout était vert, parfumé et clos. Seul, un cadran solaire, entouré de la sentence latine Ut vita finis ità, rappelait la fuite du temps. Il y avait dans la maison et le jardin une apparence de stabilité reposée ; les vastes pièces claires étaient meublées simplement, sans prétention artistique, mais les boiseries étaient couvertes de tableaux, de portraits, de miniatures ; les livres étaient nombreux. Il y avait des tables à jouer anciennes, de beaux échiquiers dans leurs boîtes. Tout était commode, accessible, pratique, avec une recherche réelle, sans aucune ostentation. C’était une de ces maisons où chaque chose est disposée pour que la vie entière s’y écoule, et que la continuation de vie y soit reprise sans interruption, et, en effet, depuis plus de cent cinquante ans, il en avait été ainsi ; néanmoins, de temps en temps, selon les nécessités particulières de l’heure, on louait la maison, et la famille émigrait momentanément, mais sans apporter le moindre changement à l’ordre intérieur existant.

Sylvaine avait d’abord été séduite par le charme de la vieille demeure ; elle avait retrouvé là comme une évocation tangible du « home » d’enfance de sa grand’mère, dont si souvent Mme de Nohic l’avait entretenue. C’était le hall tout tapissé de vieilles gravures de chasse et de sport ; la salle à manger aux meubles d’acajou lourds et solides, les portraits à l’huile de chevaux et de chiens favoris, des estampes d’hommes célèbres d’autrefois, jusqu’à la cave aux bouteilles placée sur le dressoir, et dans laquelle s’enfermaient les carafons entamés. Bien des fois, Mme de Nohic avait rappelé sa mère donnant, en souriant, le tour de la petite clef d’argent qui mettait le porto et le sherry à l’abri de nouvelles incursions. Chaque détail d’installation disait l’ordre, la régularité, et presque l’étiquette des habitudes soigneusement transmises et conservées.

Il avait paru à Sylvaine que cette atmosphère apaisée et mystérieusement vivante était précisément ce qui lui convenait ; elle avait aimé la vaste chambre à coucher qui lui était dévolue, avec son lit à colonnes, si haut qu’il lui fallait gravir le petit escabeau à cet usage pour s’y coucher ; l’immense toilette à coiffer fanfreluchée de mousseline, de rubans, de pelotes ; les larges fauteuils capitonnés de cretonne claire ; les vieux guéridons à marqueterie de fantaisie ; les meubles à tiroirs nombreux ; un rêve vague se précisait pour elle. Elle s’imaginait presque avoir jadis vécu dans cette maison, et y revenir ; son besoin inné de calme et de dignité extérieure trouvait là une satisfaction inconsciente. Déjà, l’absence de Mme Hurstmonceaux, de sa personnalité bruyante et envahissante qui la dominait, avait été en soi un vrai soulagement ; un autre était venu de la disparition des grands valets de pied, de toute la domesticité cérémonieuse et encombrante qui avait été laissée à Londres ; la maison était montée avec un personnel féminin, et le seul Forster pour le colonel. Nurse Rice, plus nette, plus fraîche encore, son bonnet plus blanc que jamais, voletait du haut en bas de la maison, apparaissait aux portes-fenêtres, au jardin, partout comme un immense insecte familier, toujours en mouvement.

Rakewood était venu plusieurs fois au début du séjour, non pas pour aider à l’installation qui se fit d’elle-même par des mains invisibles, mais pour se rendre compte de l’acclimatation de Sylvaine ; elle lui avait paru complète, et il s’en réjouit ; il la jugea placée dans son véritable cadre. Déjà elle avait adopté un des chats laissés par la famille, et apparemment s’intéressait à la maison et au jardin. Aux questions affectueuses qu’il lui posa, elle répondit qu’elle trouvait tout à son gré, et surtout se sentait très satisfaite d’avoir quitté Londres. Rakewood, qui détestait la solitude et ne pouvait à aucun prix la supporter, se dit bien que cette vie auprès d’un homme malade serait peut-être un peu sévère pour Sylvaine ; puis, pour se rassurer, il se rappela qu’elle avait été élevée dans des habitudes de quasi-claustration : une atmosphère paisible ne devait donc pas lui peser. Du reste, elle répétait qu’elle avait de l’ouvrage, des livres, un piano, et ne manquerait de rien ; elle-même en était persuadée, et croyait de bonne foi que ce repos et cette liberté allaient lui être un bonheur. Rakewood eut quelque tristesse en prenant congé de sa chère petite amie ; il partait pour l’Ecosse ; son séjour y serait bref, et il la verrait au retour ; il lui fit promettre de ne pas le laisser sans nouvelles, et de le prévenir immédiatement en cas d’événement. Mme Gascoyne, à laquelle il rendit un compte exact de l’installation du colonel Hurstmonceaux et de Sylvaine, fut d’avis que tout était pour le mieux ; elle se promit d’aller en juger à son retour de Crommer où sa santé l’appelait ; elle conduisait avec elle Mme Caulfield et Kathleen dont la visite à Reigate était en conséquence ajournée à l’automne. Albéric était reparti pour Paris et avait fait le voyage en compagnie des Duran, après avoir pris congé de sa cousine avec la plus affectueuse désinvolture ; Sylvaine avait su être absolument maîtresse d’elle-même ; elle traversait une période d’affaissement moral qui lui permettait à peine de sentir son chagrin. Une sorte de volonté mécanique s’était substituée à sa sensibilité blessée ; elle avait résolu d’accomplir extérieurement toutes les actions d’une personne satisfaite et d’enlever jusqu’à l’idée de la plaindre. Mme Hurstmonceaux l’avait quittée avec d’expansives démonstrations, l’assurant tragiquement qu’il était impossible qu’elle ne s’ennuyât à mourir, et se justifiant d’y être pour rien. Sylvaine avait protesté, et, effectivement, nurse Rice, en donnant par une longue lettre à Mme Hurstmonceaux des détails sur la santé du colonel, avait pu ajouter que miss Charmoy se montrait enjouée et paraissait beaucoup se plaire à la campagne. Cette affirmation avait stupéfait Mme Hurstmonceaux qui de plus en plus jugeait sa nièce originale et singulière…

Mais la tension des nerfs de Sylvaine n’avait pas été de longue durée ; bientôt elle éprouva l’angoisse de l’extrême solitude et un sentiment continuel et douloureux de dépaysement. L’été était beau ; mais, quoique chaudes, les journées étaient souvent un peu brumeuses ; le ciel se voilait de gros nuages blancs ; un silence épais planait. D’autres maisons, d’autres jardins se succédaient sur la route sinueuse ; mais au dehors rien ne bougeait, chaque vie étant concentrée sur elle-même. Le matin, pour rompre la monotonie, il y avait au moins le petit mouvement des carrioles de fournisseurs, leur sonnerie, le bruit de leurs pas ; mais à partir de midi, plus rien. Sylvaine avait lutté contre l’envahissement de l’ennui ; elle tenait compagnie à son oncle qui allait mieux, mais à le voir morosement taciturne, elle éprouvait un véritable énervement. Il lui fallait, par moments, pour s’y soustraire, se lever de sa chaise, marcher, parler, ne fût-ce qu’à un animal. A une heure, on prenait le lunch ; la table était toujours mise avec un soin extrême, fleurie avec art ; la jeune parlourmaid qui avait la direction du service s’en acquittait avec un goût remarquable, et sa mine indiquait qu’elle était persuadée de remplir une fonction importante. Le colonel s’asseyait maintenant à la salle à manger, et sa main tremblante portait sa fourchette à sa bouche ; de temps en temps, avec une soumission émue, il regardait Sylvaine, et murmurait quelque chose de sœur Mary dont le souvenir semblait l’accompagner constamment… Quand il parlait, on jugeait qu’il était parfaitement conscient, et Sylvaine avait une grande pitié de lui ; elle s’efforçait, le matin et le soir, de l’embrasser affectueusement sur le front, voyant qu’il en ressentait une grande joie ; mais toute cette patience, ces attentions lui pesaient lourdement. Parfois elle fuyait jusqu’au fond du jardin, afin de ne plus voir la silhouette de son oncle, ni même celle de nurse Rice…

Les après-midi étaient sans fin ; à certains jours, si le colonel allait très bien, on faisait aux environs une promenade en voiture, mais il paraissait n’y prendre aucun plaisir, et la sujétion de l’immobilité dans cette voiture, entre son oncle et nurse Rice, était encore plus insupportable à Sylvaine que la solitude du jardin et de la maison. Nurse Rice était bavarde et aurait volontiers causé ; mais elle ne s’intéressait qu’à ses journaux techniques et n’aimait qu’à parler opérations, sérums et maladies extraordinaires : ces sujets étaient odieux à Sylvaine.

Le médecin venait fréquemment : il était courtois et loquace ; mais Sylvaine évitait de le voir, beaucoup trop timide pour trouver une distraction à se rencontrer avec une personne inconnue, et lui, de son côté, avait comme une méfiance de la jeune personne étrangère ; cette méfiance, où se mêlait une dose de curiosité, Sylvaine la lisait dans tous les yeux. A plusieurs reprises elle s’était aventurée sur la route afin de descendre jusqu’au bourg pour quelque acquisition ; les rares personnes croisées en chemin la dévisageaient avec un étonnement voulu, et dans les magasins, deux ou trois fois on avait feint de ne pas la bien comprendre, l’accablant d’une politesse presque hostile. Evidemment, dans ce milieu provincial on la tenait pour un être d’une espèce à part, et sans le vouloir elle en souffrait. Physiquement, la moiteur triste du climat l’accablait, toutes ses rêveries étaient d’une mélancolie intense, et un dégoût de la vie lui montait au cœur avec un sentiment d’être abandonnée de tous. Cependant, les lettres qu’elle recevait étaient nombreuses ; jamais Albéric n’avait écrit si souvent ; il se sentait tenu à quelques compensations, et avait adopté le ton particulièrement fraternel. Mme Gardonne se montrait correspondante assidue ; mais ses lettres n’étaient pleines que d’elle-même, de sa santé dont elle se plaignait fort, confiant à Sylvaine ses terreurs d’être obligée de subir une prochaine opération ; dans un pareil état d’esprit, combien elle se félicitait de pouvoir être tranquille sur sa chère nièce, si bien entourée ! Mme Hurstmonceaux, de son côté, envoyait aussi fréquemment des missives remplies de noms inconnus, et d’assurances d’une débordante affection. Rakewood, Kathleen Caulfield, avaient donné de leurs nouvelles ; et tout cela, Sylvaine le sentait, n’était rien ! Et elle n’était rien pour eux. Quand son âme était trop affamée, elle prenait une seule ligne de l’écriture de sa grand’mère, et y trouvait à l’instant la nourriture dont elle avait besoin, ce que toutes les autres lettres ne lui donnaient pas : la certitude d’avoir été tout pour ce cœur.

Vers la fin d’août, elle reçut un billet très court, mais très cordial, de Nelly Holt, se proposant pour venir passer la journée. Dans sa satisfaction, Sylvaine communiqua immédiatement la nouvelle à son oncle ; il la regarda de ses yeux atones, et dit : « Très bien », puis parut avoir oublié ce qu’il venait d’entendre.

Mais nurse Rice, plus pratique, ajouta :

— Oh ! miss Charmoy, pourquoi ne dites-vous pas à votre amie de rester coucher ? qu’elle vienne donc du samedi au lundi, puisqu’elle est occupée dans la semaine.

L’idée plut à Sylvaine, qui cependant, hésitante, répondit :

— Mais mon oncle ?

— Le colonel sera enchanté assurément. N’est-ce pas, colonel, vous serez charmé de voir miss Nelly Holt ?

— Certainement.

— Vous entendez, miss Charmoy. Je vous conseille de prendre la chose sur vous ; vraiment une visite vous fera du bien. La distraction est indispensable à la santé.

Nurse Rice elle-même éprouvait le besoin de varier son régime, et miss Holt, journaliste et militante, lui était d’avance une personnalité sympathique ; nurse Rice se résignait avec abnégation à devenir un sujet de copie. Fille d’un petit solicitor de province, miss Rice avait grandement élargi son horizon en adoptant la profession de nurse, et s’était ouvert le champ à de nombreuses possibilités avantageuses ; elle était extrêmement zélée, précisément parce qu’elle était extrêmement intéressée !

Nelly Holt fut donc la bienvenue ; Sylvaine alla la prendre à la gare, et la vue d’un visage connu, quoique depuis si peu de temps, lui fut un réel plaisir. La jeune journaliste, très soignée, très élégante dans son costume tailleur, pourvue du sac de voyage le plus pratique, aborda Sylvaine avec grande cordialité ; son œil clair la dévisagea, et tout de suite elle lui dit de sa voix décidée :

— Vous me paraissez dans le marasme.

Sylvaine protesta.

— Mais si, et cela devait être ; rien à faire que du crochet, si cela vous amuse, et la société du colonel Hurstmonceaux ; je vous le demande, qui supporterait ce régime ?

— J’aime beaucoup la campagne et les fleurs.

— Bêtises que tout cela ; la campagne sans autre est bonne pour les vaches que nous voyons là, et pour ces moutons qui paissent ; mais des êtres humains ! Il faut un intérêt, et vous n’avez pas ici le moindre intérêt. Drôle d’idée qu’ils ont eue de vous enfermer ici en compagnie de votre oncle dans une jolie cage. Vous eussiez été bien mieux avec Mme Hurstmonceaux. Que ne m’a-t-elle offert de voyager avec elle ? Je n’aurais pas fait de cérémonies, je vous assure, ni écouté Mme Gascoyne. Je vous demande un peu ce que cela peut vous faire que les amies de Mme Hurstmonceaux soient plus ou moins émancipées… en quoi cela vous regarde-t-il ? Est-ce que lady Longarey n’est pas délicieuse ? Non, on veut vous tyranniser, je l’ai dit à Kathleen, et moi, je mets mon point d’honneur à ne pas laisser tyranniser ma semblable. Je suis venue ici pour vous faire la leçon et vous aider à vous affranchir.

— N’importe pourquoi vous êtes venue, vous me faites grand plaisir.

Sylvaine s’efforçait de surmonter sa timidité, toute ranimée par le contact de cette créature vivante et franche, et qui paraissait se posséder si parfaitement. Du reste, il n’y avait pas d’effort à faire : miss Holt se présenta elle-même au colonel qu’elle ne fit qu’entrevoir, car il avait été décidé qu’il ne paraîtrait pas au dîner. Nurse Rice et elle se donnèrent tout de suite une cordiale poignée de main, comme personnes se reconnaissant du même bord.

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