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Isolée

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XXVI

Le contact de miss Holt avait comme secoué la torpeur de Sylvaine. Quand elle se retrouva seule à nouveau, elle se sentit à la fois beaucoup plus malheureuse et cependant moins accablée ; elle ne se résignait plus aussi passivement à sa peine ; elle rêvait au moyen de trouver le bonheur. Nelly l’avait presque persuadée du devoir incombant à chacun d’essayer d’y parvenir.

— Toutes nos misères viennent en général de notre mollesse : à peu de chose près, on fait sa vie.

Sylvaine avait objecté que les circonstances extérieures qui avaient modifié son existence étaient et demeuraient absolument hors de son contrôle.

— Vous vous trompez, avait répondu Nelly ; les circonstances ne dépendent pas de vous, il est vrai ; mais, tout est dans la manière de les accepter, et sur ce point vous êtes libre.

Stimulée par miss Holt qui lui témoignait une sorte d’amitié protectrice, Sylvaine se décida à ce qui lui semblait une action énorme : se rendre seule à Londres et y passer une journée avec son amie. La chose paraissait si simple et si élémentaire tant à Nelly qu’à nurse Rice, que Sylvaine comprit qu’il y aurait du ridicule à exprimer ses craintes.

— Je n’imaginais pas pourquoi vous n’y alliez jamais, dit nurse Rice ; vous ne vous amusez pas pourtant beaucoup ici. Moi, j’ai mon malade ; il me donne assez d’occupation pour que je ne m’ennuie jamais ; mais vivre comme vous le faites, je ne le pourrais pas.

Nurse Rice était strictement religieuse et lisait un nombre prodigieux de pamphlets édifiants ; mais, à cette différence près, sa conception de la vie se rapprochait beaucoup de celle de Nelly : vivre pour soi. La pensée de parents âgés, qu’elle avait laissés se débrouiller comme ils le pourraient sur leurs vieux jours, ne la troublait pas une minute ; elle avait son ouvrage, elle ne leur demandait rien ; elle estimait son devoir filial rempli ; toute sentimentalité lui paraissait antihygiénique. Sylvaine l’écoutait avec étonnement ; elles se réunissaient généralement une heure le soir après dîner ; Sylvaine jouait du piano, puis miss Rice chantait en s’accompagnant ; elle chantait de préférence des cantiques avec une voix juste et bien menée, sans le moindre sentiment. Elles causaient un peu ensuite et, si le temps était très beau, faisaient un tour au jardin : c’était la récréation nécessaire à miss Rice ; elle la prenait consciencieusement, non sans manquer de regarder l’heure de temps en temps. Sylvaine, silencieuse, levait les yeux vers le firmament et, à contempler la jeune lune se lever, ou frémir l’étoile du soir, sentait fondre son cœur… Sa grand’mère, Albéric, les joindre, être aimée d’eux… A quoi, sans leur tendresse, pouvait servir la vie ? Néanmoins, elle subissait l’ascendant de miss Holt et se prenait à considérer qu’en effet le présent était un don précieux.

Sa première course à Londres avait été féconde en réflexions ; elle avait vu avec un étonnement curieux l’intérieur de célibataire de la jeune journaliste : le petit appartement coquet, quoique meublé assez sommairement, qu’elle occupait dans un bel immeuble, véritable ruche féminine où toutes les difficultés de la vie étaient résolues pour des femmes seules. Miss Holt, en lui faisant les honneurs de son logis, lui avait dit :

— Vous admettrez que je ne suis pas à plaindre ; j’ai une sonnette qui communique avec le portier, une femme de ménage idéale dont je ne suis pas même responsable, c’est l’affaire de la housekeeper ; je déjeune et je dîne sans m’être occupée de rien, et ma dépense est réglée. Je puis rentrer à l’heure qui me plaît, recevoir qui je veux. Ne croyez-vous pas que cela est préférable à trimer dans une suburban villa avec une mauvaise servante, en attendant le retour d’un mari fatigué et de mauvaise humeur ?

Sylvaine osa suggérer que tous les maris n’étaient pas invariablement de mauvaise humeur.

— Si, affirma Nelly, ils le sont dès que la question d’argent entre en jeu ; mais, même avec beaucoup d’argent, un maître me déplairait.

— Mais, enfin, si votre cœur parlait ?

— Il ne parlera pas, n’ayez aucune crainte ; j’ai beaucoup trop à faire. Et elle avait expliqué à Sylvaine toutes les enquêtes dont elle était chargée, et à la nature de plusieurs d’entre elles Sylvaine fut saisie de surprise.

— Je vous étonne, je le vois bien, dit Nelly gaiement ; mais je suis décidée à vous débarrasser des bandelettes de votre maillot ; d’une façon ou d’une autre, il faut que vous preniez votre parti : ou conquérir votre indépendance ou l’aliéner, mais au moins que ce soit d’une façon qui ait le sens commun.

Après avoir offert à Sylvaine un excellent lunch dans un restaurant à la mode de Piccadilly, Nelly Holt avait proposé comme distraction la visite d’une des écoles dont elle s’occupait.

— Je veux vous montrer un quartier pauvre, car vous me paraissez avoir vécu dans un milieu absolument factice. Quand vous aurez vu ce que je vois tous les jours, vous réaliserez que la vertu à l’usage des douairières riches est un article de luxe.

Sylvaine n’avait pas osé refuser, mais elle eût préféré autre chose. Elles allèrent donc s’engouffrer dans l’underground et ressortirent à la lumière à l’une des stations voisines des plus bas quartiers du East-End. Elles traversèrent la place du marché de Spitafields, et, au milieu des voitures dételées des maraîchers, Sylvaine, le cœur serré, aperçut une enfant vêtue de haillons clairs, qui avec avidité ramassait à terre des débris de légumes. Longue et mince, avec des cheveux du plus beau blond tombant autour de ses joues, elle empilait les misérables détritus dans son tablier blanc souillé et déchiré. Elle se baissait avec le mouvement cauteleux d’une petite sauvage. Nelly la fit remarquer à Sylvaine.

— Croyez-vous que celle-là, si un jour elle tourne ce qu’on appelle mal, sera coupable ? Et tenez, regardez, la voilà dans quelques années d’ici.

Elles arrivaient à l’angle d’une rue sordide ; la porte battante d’un public house venait de s’ouvrir grande, et dans la belle lumière de ce jour de septembre une fille toute jeune, seize ans à peine, se détachait, appuyée au mur, un verre de bière à la main. Le visage était naïf et joli, les cheveux roux coiffés d’un canotier noir. Tout proche d’elle, un charretier, jeune aussi, penchait vers la pauvre créature un visage allumé par le désir et l’ivresse.

— Et c’est là cette chose qu’on appelle l’amour ! dit Nelly en secouant les épaules avec dégoût. Je préfère ne la jamais connaître… Voyez-vous, si vous n’étiez pas avec moi, j’attendrais dehors cette pauvre fille, je lui parlerais et je tâcherais de la sauver.

— Vous devriez être une religieuse, dit Sylvaine émue.

— Moi, du tout ; mais j’essaye d’être une créature humaine ; c’est déjà très difficile.

La visite à l’école avait un peu ranimé Sylvaine ; mais elle avoua à Nelly qu’elle ne se sentirait pas le courage d’approcher souvent les pires réalités de la vie.

— Non, je vois que vous ne l’auriez pas ; j’ai voulu m’en rendre compte. J’avais cru un instant que peut-être, en vivant comme moi, vous pourriez être heureuse ; et comme votre place ne paraît pas très fixée nulle part, je vous aurais offert de demeurer ensemble… mais, n’ayez pas peur, je ne le ferai pas. Vous êtes de l’école de Mme Gascoyne ; elle trouve horriblement immoral que je m’occupe des filles tombées… Mais, Sylvaine, imaginez-vous l’héroïsme qu’il faut pour rester pure dans certains milieux et ce que représente l’existence de misérables créatures dans des intérieurs où tout le monde grouille ensemble, honteusement ! Savez-vous ce que m’a répondu un enfant auquel j’expliquais l’instinct animal qui porte les parents à aimer leurs petits ? « Sûr, mon père ne m’aime pas comme les animaux aiment leurs jeunes. »

— Tout cela est affreux, dit Sylvaine.

— Oui, mais il faut vivre cependant, et vivre heureux si l’on peut : c’est un devoir. Si j’étais mélancolique, à quoi serais-je bonne ? Ne tournez pas à la mélancolie ; rien n’est si inutile ; c’est pourquoi je trouve inadmissible que vous restiez enfermée à la campagne pour assister au ramollissement cérébral du colonel Hurstmonceaux.

Mais Sylvaine ne voyait aucun moyen de s’y soustraire et s’efforçait d’accepter le sort qui lui était échu, en évitant de se plaindre.

Vers la fin du mois, Nelly Holt arriva un après-midi sans s’être annoncée et à la stupéfaction de Sylvaine, elle lui dit :

— Je pars pour Paris, je m’y suis fait envoyer. Avez-vous cinq cents francs disponibles ?

Sylvaine, qui crut que Nelly en avait besoin, se hâta de répondre affirmativement, ajoutant qu’ils lui étaient inutiles.

— Parfait. Alors vous venez avec moi.

— Moi ! C’est impossible.

— Et pourquoi, je vous prie ? Vous n’éprouvez, je pense, aucune objection personnelle à aller en France ?

— Assurément, dit Sylvaine, moitié pleurant, moitié riant.

— Mais il vous faut une permission, n’est-ce pas ? Nous allons sans peine obtenir celle du colonel Hurstmonceaux, et elle doit suffire à votre conscience. Je vais en causer avec nurse Rice.

L’entretien eut lieu sur l’heure et fut éminemment satisfaisant. Le colonel, ahuri, mais dominé entièrement par son impérieuse nurse, parut comprendre et approuver l’idée d’un petit changement pour Sylvaine. Miss Holt, admise en sa présence, le remercia avec beaucoup de bonne grâce, et lui répéta à plusieurs reprises qu’au bout de huit jours elle lui ramènerait Sylvaine. Nurse Rice réitéra l’engagement pris, et, en fin de compte, Sylvaine, tout étourdie, très effrayée de ce qu’elle faisait, hâta ses simples préparatifs de départ. Le lendemain matin, elle prenait la route de Newhaven et le soir, pouvant à peine en croire ses yeux, débarquait à la gare de l’Ouest où, à la descente du train, Albéric les attendait.

Miss Holt se mit à rire triomphalement à la surprise de Sylvaine.

— C’est moi qui lui ai télégraphié, il va m’être très utile.

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