Isolée
II
Elle se sentait bien perdue dans le vaste univers, la pauvre Sylvaine. Pour la troisième fois en sa courte existence, son horizon allait changer, et elle en éprouvait une étrange lassitude : l’inconnu la glaçait. Il lui semblait, par moments, qu’elle possédait plusieurs personnalités et que la Sylvaine qui avait vécu enfant auprès de sa mère, et celle qui, depuis les sept dernières années, était restée aux côtés de sa grand’mère, n’étaient pas la même créature. Les deux femmes, qui tour à tour avaient influencé sa jeune vie et façonné son esprit, différaient si fort entre elles, malgré le lien maternel et filial qui les unissait, qu’il en était résulté pour l’enfant la vague impression d’avoir deux âmes distinctes l’une de l’autre, et tantôt l’une, tantôt l’autre semblaient s’éveiller.
La mère de Sylvaine, Mme Charmoy, avait pris son parti de son veuvage et du changement considérable de situation qui en avait été la conséquence, de la façon dont il était en elle d’accepter tout événement, avec une sorte de vaillance joyeuse qui n’était pas insensibilité de cœur, mais simplement délice de vivre dans quelque condition que ce fût. Mme Charmoy apportait partout où elle se trouvait la joie et le plaisir. Sa vie cosmopolite et sa résidence successivement à Venise et à Naples, dans une atmosphère sans morgue, lui avaient permis de se développer à l’aise dans le sens de sa nature ; romanesque, désintéressée et imprudente, sa propre personnalité exubérante primait tout, et dans les arrangements de son existence il ne lui venait jamais à l’idée de sacrifier quoi que ce soit à l’intérêt de son unique enfant. Néanmoins cette mère frivole, mais invariablement douce et bonne, avait inspiré une sorte d’idolâtrerie à la petite fille sérieuse qui, semblable à une fleur délicate, se tournait vers elle comme vers la lumière et la chaleur ; la disparition de sa mère tomba comme une nuit subite sur l’enfant, désormais absorbée par des pensées secrètes qu’elle ne disait pas et dont personne du reste ne s’informait.
La transition qui suivit la mort de Mme Charmoy fut brusque et complète ; en quelques jours, pour l’enfant impressionnable, la face du monde fut modifiée radicalement. Du coquet appartement de la rue de la Boëtie, au centre du mouvement, plein de rumeurs, de voix d’amis, toujours rempli par la seule présence de Mme Charmoy, de son visage lumineux, de son verbe éclatant, Sylvaine passa au logis presque claustral de sa grand’mère qui, à Auteuil, dans une rue paisible, bordée de jardins où s’entendaient le son des cloches et le chant des oiseaux, finissait sa vie dans une retraite qui n’était pas sans douceur.
Mme de Nohic, à l’époque où lui incomba la charge d’élever sa petite-fille, était déjà arrivée à un âge où les habitudes sont souverainement tyranniques ; elle n’avait changé aucune des siennes et n’imagina pas une seconde que Sylvaine pût être opprimée par l’existence régulière et monotone qui lui était offerte, ni que l’ombre de son couchant pût obscurcir cette jeune vie. Mme de Nohic, quoiqu’elle sentît vivement, manquait absolument d’expansion : on l’avait écrasée en elle dès l’enfance, et elle pensait que cela était bon. Aussi, loin de s’en alarmer, elle se réjouit de la gravité précoce de Sylvaine, et une des premières leçons qu’elle lui inculqua fut la nécessité de se dominer toujours et de garder jalousement, comme une réserve suprême, le secret de ses émotions. La petite âme contristée de Sylvaine accepta facilement cet enseignement, qui s’accordait avec son orgueil, car elle en avait beaucoup ; sa grand’mère le devinait et s’en félicita. Mme de Nohic trouvait une consolation douloureuse à se dire qu’elle était sans nul doute plus compétente que sa défunte fille à diriger une éducation, et que c’était un bienfait pour Sylvaine d’être tombée entre ses mains.
Cependant, malgré les apparences, elle se trompait, car Mme Charmoy, sous sa légèreté de surface, avait possédé un sens très réel et très juste de la vie, et si elle ne l’avait pas toujours fait servir à son usage personnel, il avait existé et, au moment voulu pour Sylvaine, elle l’eût assurément mis à profit ; tandis que Mme de Nohic enlizée dans les sables du passé, implacablement fidèle à l’idéal de sa jeunesse, était destinée à remplir la tête de sa petite-fille de notions toutes nobles et élevées, mais fort dangereuses à la pratique. L’éducation qu’elle donna eût été parfaite, si Sylvaine au cours de sa vie, n’avait dû fréquenter que des personnes imbues des mêmes idées ; tout au contraire Mme Charmoy, connaissant son incapacité de s’astreindre à aucune surveillance régulière, avait de bonne heure envoyé Sylvaine comme externe au couvent, et d’ailleurs, dans son sentiment, à toute enfant solitaire il fallait des compagnes ; Sylvaine avait aimé les siennes ainsi que les Sœurs qui lui servaient de maîtresses, et leur dire adieu fut un nouveau déchirement ; mais Mme de Nohic, pour qui sa propre fille avait été un sujet de craintes et de sollicitudes continuelles, jugeait que sa petite-fille devait grandir rigoureusement sous ses yeux, à l’abri de toute mauvaise influence possible. Ce fut donc dans une atmosphère infiniment pure et saine, mais singulièrement factice, que l’enfant se mua en jeune fille ; elle s’épanouit, presque aussi paisible que sa grand’mère, accomplissant ses tâches journalières dans une sérénité profonde.
Ce logis d’Auteuil semblait situé loin du monde ; la vie y était aussi fermée, aussi défendue que dans le plus calme coin de province. Rarement on allait à Paris ; parfois, des mois s’écoulaient sans qu’on y songeât. Mme de Nohic, étrangère par sa naissance, et ayant, par suite de la carrière de son mari, passé ses plus belles années hors de France, avait peu de relations et n’en souhaitait ni n’en cherchait. La mort de sa dernière fille — l’aînée avait succombé en couches vingt-trois ans auparavant — avait accentué en elle le goût de retraite et de silence. Elle passait ses journées sans ennui, en occupations futiles et douces ; ouvrant et rangeant des tiroirs, des cartons ; respirant le parfum des choses anciennes ; retrouvant la sensation de sa jeunesse dans un ruban ou une écharpe de gaze. La vie paraissait maintenant pour elle comme un élixir précieux qu’elle distillait goutte à goutte. Cette vie n’était point morne, mais animée dans sa régularité méthodique par tous les menus événements quotidiens : l’arrivée d’une lettre, le journal du soir, avaient leur importance et procuraient des sensations nouvelles ; l’inobservance fait la monotonie, elle n’existe jamais pour qui sait voir. Sylvaine évoluait dans l’orbite de sa grand’mère, à qui sa venue avait apporté un intérêt profond et permanent, sans pourtant que la surface unie des choses en fût changée. L’enfant était élevée docilement à accepter, rien ne lui était jamais expliqué. Quand elle eut quinze ans, sa vieille grand’mère la traita comme une amie, l’employa à lui dire les offices, et aussi les poètes qu’elle aimait. Mme de Nohic n’avait jamais été effleurée par le doute ; elle communiqua à sa petite-fille la foi qui s’ignore, la plus forte de toutes.
Souvent, à la belle saison, elles se promenaient dans les tranquilles avenues d’Auteuil à l’ombre frissonnante des acacias et des hauts platanes. L’observation joyeuse de la floraison des arbres, la perception de chaque parfum nouveau qui flottait dans l’air selon la saison ou l’heure du jour, étaient les joies sans cesse renouvelées de la femme vieillissante ; la vie de Mme de Nohic acquérait à cette communion intime avec tous les phénomènes de la nature un charme auguste ; il n’y avait désormais place en son âme que pour des sensations délicates et fines, presque éthérées. Elle observait avec une aimante attention le jour qui s’allongeait, un ciel pur ou voilé, l’apparition de la première étoile ; le chant d’un oiseau la ravissait, et elle disait à Sylvaine : « Ecoute, ma fille, écoute. » L’âme de Sylvaine prenait ainsi une sorte d’affinement presque excessif et se détachait des réalités de la vie qui lui paraissaient lointaines et étrangères.
Plusieurs fenêtres du calme logis de Mme de Nohic plongeaient sur un jardin vaste et touffu appartenant à une communauté. Les soirs d’été, la grand’mère et la petite-fille s’asseyaient à une fenêtre pour voir tomber mystérieusement la nuit et suivaient des yeux les religieuses à voiles blancs et à voiles noirs se mouvant à travers le jardin ; tantôt se promenant, tantôt occupées au potager ou assises en groupes serrés, elles déroulaient aux jeunes regards de Sylvaine une vie irréelle, faite d’évolutions rythmiques dans une paix inaltérable, et l’impression qu’elle en recevait était forte. Parfois, le soir, des Sœurs agenouillées autour d’une statue de la Vierge, toute blanche dans l’ombre au milieu des fleurs, chantaient des cantiques, et leurs voix douces et légères, venaient jusqu’aux deux femmes, leur donnant l’impression d’un vol de duvet qui les aurait furtivement caressées. Sylvaine en frissonnait, remuée jusqu’au fond du cœur, et Mme de Nohic y trouvait une joie secrète, un plaisir délicieux, l’âme déjà presque libérée, et les yeux humides levés avec confiance vers l’empyrée qui lui cachait l’au-delà et sa musique éternelle.
De cette façon, les années avaient passé, et Sylvaine était devenue belle et grande ; sa beauté était un des bonheurs de Mme de Nohic qui, en ayant eu beaucoup elle-même, en appréciait le don et le trouvait précieux pour une femme. Sylvaine avait appris à aimer tout ce que sa grand’mère aimait ; à son école, elle avait pris goût aux détails de la vie, aux raffinements inaperçus de tous ; elle s’était attachée fortement aux choses, et sa petite chambre, remplie de vieux meubles qui avaient appartenu à sa mère, lui était un royaume. Le moindre objet, chez Mme de Nohic, semblait avoir une existence personnelle : les vies évanouies flottaient partout et, à force d’être évoquées, devenaient presque tangibles.
Cependant, de temps en temps, le logis assoupi s’éveillait par l’invasion d’une présence jeune et ardente. La sonnette de la porte d’entrée tintait bruyamment ; le pas traînant de la vieille Pauline y répondait en se hâtant avec empressement ; un éclat de voix mâle et gaie résonnait dans l’antichambre ; puis la porte de la chambre de Mme de Nohic s’ouvrait à demi, et à travers le battant serré surgissait une tête brune faisant quelque grimace affectueuse et demandant le droit d’entrer. Mme de Nohic, de sa voix douce, invitait tendrement son petit-fils à venir l’embrasser, et d’un bond de clown il se jetait généralement sur les deux femmes, renversant quelque objet sur son passage, car il personnifiait le désordre de leurs vies si bien rangées.
C’était au physique un joli Méridional au teint blanc, aux cheveux noir de jais, avec une moustache fine et soyeuse sur une bouche large et fraîche aux dents étincelantes ; il avait les mouvements d’un jeune chat, et chez sa grand’mère était tantôt assis à terre, tantôt à califourchon sur le dos d’un fauteuil.
Indépendant par le petit héritage de sa mère, le jeune Gardonne se destinait à la littérature ou aux arts ; il ne savait pas encore précisément à quoi, ni où était sa voie, et en attendant il étudiait, c’est-à-dire menait une vie libre, selon son exubérante fantaisie. Mme de Nohic, quoique douée d’une cécité spéciale assez répandue, suspectait néanmoins un peu le sérieux des mœurs de son petit-fils, mais elle aimait à se flatter que malgré sa légèreté Albéric ne faisait réellement « rien de mal », ainsi qu’elle se l’exprimait à elle-même. Si on l’avait avertie qu’il changeait de maîtresse avec la plus surprenante inconstance, elle en eût été épouvantée ; et peut-être bien, à cause de Sylvaine, elle lui eût défendu de venir aussi souvent. Heureusement qu’il existait une conspiration tacite pour la laisser dans son ignorance, et, à chacun de ses brefs passages à Paris, M. Gardonne, le père d’Albéric, interrogé par la grand’mère, se faisait garant de l’innocence de son fils.
Mme de Nohic eût souhaité un frère à Sylvaine ; dans ses idées anciennes elle considérait comme indispensable pour une femme une protection masculine : l’appui fraternel lui paraissait presque le meilleur de tous, et puisque Sylvaine n’avait pas de frère, c’était une compensation que d’être sûre de l’affection d’Albéric. La grand’mère, quand par hasard ils étaient seuls, elle et lui, s’entretenait avec le jeune homme de l’avenir de Sylvaine : rien n’est plus cruel pour les vies à leur déclin que de se sentir nécessaires, et c’est une miséricorde suprême que l’affranchissement de toute responsabilité qui accompagne généralement la vieillesse. Si Mme de Nohic n’avait eu qu’à s’occuper d’elle-même, la pensée de la mort et le poids des années ne l’eussent pas oppressée. La présence de Sylvaine et la distance du temps qui la séparait de sa petite-fille en rendaient l’évocation profondément douloureuse. Albéric la rassurait et lui faisait admettre comme une quasi-certitude la perspective de voir avant de mourir Sylvaine bien mariée.
— Heureusement, elle ne ressemble pas à sa pauvre mère, murmurait alors Mme de Nohic. Sylvaine est sérieuse.
— Il ne faut pas qu’elle soit trop sérieuse, bonne-maman, disait le jeune homme.
Et, mettant son principe à exécution dès que sa cousine reparaissait, il s’efforçait de la faire rire tout en chantant de sa voix de basse, à la grande joie de Pauline qui sortait de sa cuisine pour l’écouter.
Souvent, le dimanche, Mme de Nohic invitait à dîner Mme Delaroute, l’institutrice qui venait depuis plusieurs années faire travailler Sylvaine. En pareil cas, sitôt la nappe enlevée, Albéric suppliait l’excellente personne de se mettre au piano, roulait la table dans un coin, s’emparait comme d’une proie de Sylvaine et, à l’effarement de Mme de Nohic, la faisait danser. Sylvaine n’allant jamais dans le monde, ces heures de valse avec Albéric étaient les seules qu’elle connût ; elle s’étonnait elle-même de l’incroyable plaisir qu’elle y trouvait, et lorsque les yeux rieurs et ardents de son cousin plongeaient dans les siens elle éprouvait une plénitude de vie qui faisait monter le rose à ses joues ; lui, en plaisantant, soufflait sur ses cheveux légers pour les faire lever au-dessus de son front, et ne la lâchait que lorsqu’elle plaidait l’étourdissement total. Mme Delaroute s’arrêtait alors et louait Albéric de distraire un peu Sylvaine, tandis que Mme de Nohic demeurait demi-inquiète, ayant toujours peur d’éveiller en Sylvaine l’âme agitée de sa mère. Ce n’est pas qu’elle voulût cacher à Sylvaine le rôle de l’amour dans la vie ; au contraire, quand elle estima l’heure venue, avec beaucoup de dignité, mais non pas sans attendrissement, elle en parla à sa petite-fille et elle eut alors avec elle des entretiens qui ressemblaient à des contes bleus, pétrissant cette cervelle impressionnable d’aspirations inaccessibles. Quelquefois, en écoutant parler sa grand’mère, il revenait à la mémoire de Sylvaine le souvenir des maximes dures et pratiques qu’elle avait entendu énoncer par sa propre mère qui, à certains jours, disait à l’enfant surprise : « Tu sais, ma fille, la vie est ceci et cela : il faut se défendre. » Cette nécessité n’apparaissait jamais dans les discours de Mme de Nohic qui avait fermé portes et fenêtres sur toutes les bassesses et faiblesses de l’existence et qui, avec une confiance enfantine dans les événements, semblait persuadée que la vertu est toujours récompensée et que toutes les filles belles et sages devaient, au moment voulu, voir surgir un amoureux parfait pour les emmener vers le bonheur. Mme de Nohic ne s’arrêtait jamais à se demander par où arriverait celui qu’elle attendait pour Sylvaine. En son lieu et place, le devançant, ce fut la mort, la mort ennemie de toutes les tendresses, qui entra dans la maison.