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Isolée

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XXXIV

Albéric arrivait le cœur en joie ; il avait causé avec son père, et tous deux étaient demeurés d’accord qu’il fallait ramener Sylvaine à Escalquens : après, on verrait… Mme Delaroute avait saisi l’occasion de la visite de M. Gardonne pour le chapitrer au sujet de sa nièce. — A quoi pensait-il ? Etait-il décent que Sylvaine vînt seule à Paris avec une journaliste anglaise ? Mme Hurstmonceaux, à son avis, se montrait parfaitement incapable d’avoir la garde d’une jeune fille ; et, ce bon colonel mort, il fallait sérieusement songer à caser Sylvaine. Mme Delaroute sans ambages ajouta :

— Ah çà ! cher monsieur, pourquoi ne la mariez-vous pas avec son cousin ? J’ai idée que ces deux enfants en seraient très contents.

M. Gardonne, répétant les objections de sa femme, avait plaidé « les modèles ».

— Bêtises que tout cela ! Et en fin de compte qu’est-ce que ça prouve ? Tout simplement que votre fils a des goûts d’intérieur. Non, monsieur, ce sont de mauvaises raisons, voilà Sylvaine presque riche, c’est le parti qui convient à M. Albéric.

Albéric avait paru être de cette opinion, les épisodes particuliers des derniers mois n’altérant en rien sa sécurité. De quoi se serait-il préoccupé ? Si Nelly Holt avait eu des bontés pour lui, sans doute elle l’avait bien voulu ; une fille d’esprit et lui s’étaient rencontrés, s’étaient plu, s’étaient aimés une heure dans la liberté réciproque de leurs vies ; quelle importance cela pouvait-il avoir ? Albéric eût préféré que Sylvaine ne fût pas amie de Nelly Holt ; mais, en pareil cas, l’ignorance équivaut à une négative ; d’ailleurs, miss Holt, qui avait beaucoup de tact, ne lui avait jamais écrit et ne songerait sans doute guère à évoquer d’inutiles souvenirs. Albéric éprouvait une lassitude réelle de ses aventures amoureuses, et malgré son intérim avec miss Holt, épisode fugitif et sans lendemain, l’image de Sylvaine, depuis leur dernière rencontre, ne l’avait guère quitté ; il s’attendrissait en pensant à elle ; un grand désir de la tenir dans ses bras, de l’avoir toute à lui, grandissait dans son cœur. La mort du colonel Hurstmonceaux lui parut arriver à point pour résoudre toutes les difficultés. En outre, Mme Duran l’avait abondamment édifié sur la valeur morale de Mme Hurstmonceaux, et il souffrait maintenant de sentir Sylvaine en pareille compagnie. Il n’en disait rien à son père, afin de ne pas le gêner dans ses rapports avec Mme Hurstmonceaux dont M. Gardonne, suggestionné par sa femme, était très occupé ; il ne cessait d’en parler et estimait qu’on aurait à agir avec beaucoup de diplomatie afin de ne pas heurter les sentiments d’une tante aussi précieuse.

Les deux hommes furent reçus à leur arrivée à Londres par le colonel Blunt et, quelque défense qu’ils en fissent, durent accepter son hospitalité. M. Gardonne était pressé d’aller saluer Mme Hurstmonceaux ; il apprit avec un véritable regret qu’elle était trop malade pour voir personne.

Le colonel Blunt expliqua qu’on avait jugé salutaire un changement d’habitation pour Mlle Charmoy et qu’elle se trouvait momentanément chez leur parente Mme Caulfield, où elle les attendait. M. Gardonne, emmené d’office dans Charles Street, ne put se défendre, malgré sa simplicité bonne enfant, d’être impressionné par le luxe qui régnait chez le colonel Blunt. Dès le premier repas il apprécia la fine cuisine, les vins parfaits qu’on lui servit, savoura l’excellent cigare et les liqueurs de choix qui suivirent et, en s’allant coucher, dit à Albéric :

— Ah çà ! ils sont donc tous riches dans ce pays ? Si la maison de ton oncle est sur le pied de celle-ci, qu’est-ce que Sylvaine va dire aujourd’hui d’Escalquens ?

— Sylvaine ne se soucie pas de ces choses, affirma Albéric ; ce n’est pas là qu’elle met son bonheur.

— Je veux bien, moi ; mais, enfin, il faudra y regarder à deux fois avant de lui faire manquer son héritage.

Après l’enterrement, qui eut lieu sans apparat, selon la volonté du colonel Hurstmonceaux, et l’avoir conduit presque solitaire à son dernier repos et à l’oubli définitif, les deux messieurs Gardonne se rendirent chez Mme Caulfield. Elle les accueillit avec une cordialité pleine de mesure et de bon goût, sincèrement heureuse de leur venue, car Sylvaine la préoccupait et elle ne voyait d’issue à sa situation pénible que par un prompt mariage avec Albéric.

Elle en avait causé avec Kathleen, qui approuvait d’avance cette solution. Rien n’avait pu être dit à Sylvaine, car, à peine arrivée chez Mme Caulfield, elle avait sollicité la permission de garder la chambre, avouant ne pas se sentir bien. Mme Caulfield, avec beaucoup de discrétion, lui avait laissé une entière liberté, s’abstenant de lui adresser une seule question ; sa propre sensibilité, infiniment aiguisée, lui faisait ressentir très vivement l’outrage que Sylvaine avait souffert. Aussi ne s’étonna-t-elle ni de l’altération des traits de la jeune fille ni de l’accablement qu’elle montrait.

Sylvaine, comme écrasée par la révélation de Nelly Holt, demeurait tremblante et brisée, épouvantée d’un avenir auquel elle ne comprenait plus rien. L’obligation de se taire augmentait son angoisse ; un pareil secret était trop pesant pour son jeune cœur : une ombre profonde était tombée sur la route ; elle ne voyait plus clair.

Cependant, quand elle se sentit serrée dans les bras de l’oncle Jules, embrassée par lui comme on ne l’embrassait plus, il se fit une détente de tout son être ; il lui parut un instant que le passé des derniers mois était aboli, que sa grand’mère était dans la chambre à côté ; puis la voix d’Albéric, tout en la remuant profondément, lui rendit le sentiment de la réalité.

— Et moi, cousine ?

A son tour il l’embrassa, mais d’un mouvement insensible elle éloigna sa joue ; il pensa que la présence de Mme Caulfield et de Kathleen la gênait, et il n’insista pas. Pour le quart d’heure, la politesse requérait un air lugubre ; plus tard il prendrait sa revanche.

Mme Caulfield se mit en frais pour M. Gardonne ; elle redoutait un entretien confidentiel. Il était fort difficile de ne parler qu’incidemment de Mme Hurstmonceaux ; cependant elle y parvint, donnant cours à une curiosité inquiète des mouvements et des impressions de M. Gardonne, le questionnant sur ce qu’il pensait de Londres, l’interrogeant sur Escalquens, montrant une loquacité qui flattait infiniment son interlocuteur. Mais enfin il y eut une pause, et M. Gardonne, revenant à son idée dominante, se tourna vers Sylvaine qui écoutait en silence laissant Albéric causer bas avec Kathleen, et lui demanda :

— Tu dois être bien tourmentée, Sylvaine, de cette excellente Mme Hurstmonceaux ?

Sylvaine rougit, mais ne broncha pas.

M. Gardonne ouvrit des yeux étonnés, attendant la réponse. Mme Caulfield intervint avec quelque embarras :

— Mme Hurstmonceaux n’a pas bien agi vis-à-vis de Sylvaine.

— Qu’est-ce que vous m’apprenez là ? cria l’impétueux M. Gardonne, bondissant sur sa chaise.

— Kathleen, emmenez Sylvaine et votre cousin ; je souhaite dire un mot en particulier à M. Gardonne.

Kathleen se leva en donnant un regard d’avertissement à sa mère ; puis les jeunes gens sortirent, et, à la surprise d’Albéric, Sylvaine, au lieu de descendre comme il s’y attendait, tourna l’escalier et monta à l’étage supérieur. Il l’appela, mais elle ne parut pas y faire attention.

— Laissez, elle est fatiguée, dit Kathleen ; elle nous rejoindra tout à l’heure.

M. Gardonne, demeuré seul avec Mme Caulfield, écouta avec stupéfaction ce qu’elle avait à lui apprendre. De parti pris, cependant, elle avait atténué les choses, parlant seulement d’une manifestation de jalousie du dernier mauvais goût de la part de Mme Hurstmonceaux. A l’instigation de Kathleen elle avait supprimé totalement l’épisode particulier concernant Archie Elliot.

— Albéric Gardonne voudrait sans doute se battre avec lui, avait observé Kathleen, et à quoi cela servirait-il, si ce n’est à créer du scandale ?

Mme Caulfield était d’avis qu’on devait à tout prix l’éviter, et en conséquence elle laissa beaucoup d’imprécision dans son récit, s’efforçant de calmer M. Gardonne qui parlait de se rendre sans retard chez Mme Hurstmonceaux et de lui dire son fait. Mme Caulfield le supplia d’attendre pour agir d’avoir causé avec Mme Gascoyne. L’agitation de l’excellent homme était telle qu’elle se réjouit sincèrement qu’il ne sût pas un mot d’anglais.

En bas, Kathleen ne passait guère mieux son temps avec Albéric ; honnêtement il lui avait exprimé sa surprise de la froideur inattendue de Sylvaine.

— Que se passe-t-il ? Que révèle donc votre mère à mon père ? Pourquoi Sylvaine a-t-elle disparu ?

— Je vais vous l’envoyer, si vous le souhaitez, répondit Kathleen ; vous vous expliquerez avec elle.

— Je vous en supplie.

Elle le laissa seul et monta.

— Sylvaine, votre cousin qui est en bas voudrait vous parler ; je pense que vous feriez bien de descendre.

Kathleen parlait d’un ton naturel et ferme.

Aussi, instinctivement, Sylvaine obéit à son appel ; et puis elle comprenait qu’elle ne pouvait échapper à un entretien avec Albéric ; alors, autant l’avoir tout de suite et que ce fût fini.

Albéric se leva quand elle entra ; elle lui parut soudain si changée, si autre, si loin de lui… et tout aussitôt il souhaita avec passion revoir le doux regard confiant qu’il avait toujours rencontré. Il s’avança presque timidement, hésitant pour la première fois de sa vie, et, de sa voix chaude et tendre, tout en prenant la main de Sylvaine, il demanda :

— Tu as donc du chagrin, Sylvaine ? Qu’est-il arrivé ?

— N’importe ; j’aime mieux n’en pas parler.

— Comment ! Pas avec moi ? Tu as des secrets pour moi, maintenant ?

Il se penchait, baissant la tête, essayant de lire sous les paupières baissées de Sylvaine. Jamais il n’avait laissé transpercer une aussi visible tendresse. Elle frémissait, tout éperdue, la gorge serrée, retenant à peine ses larmes.

— Sylvaine, qu’y a-t-il ?

Puis, d’une voix amoureuse, il ajouta :

— Tu n’as donc plus envie d’être heureuse… de revenir en France ?

— J’y retournerai.

— Ah ! voilà une bonne parole. Père veut que tu reviennes avec nous.

— Je causerai avec mon tuteur.

— Ton tuteur ! Voyons, qu’as-tu contre moi, Sylvaine ? Parle, gronde-moi. Quelqu’un m’a nui dans ton esprit. Qu’est-ce qu’on t’a dit contre moi ? Ce sont des jaloux qui ont menti, tu peux être sûre.

Il était si évidemment de bonne foi que Sylvaine le regarda avec une sorte d’effarement. Il en eut conscience et ajouta :

— On ta raconté des histoires de femmes. N’écoute pas ces histoires, Sylvaine… Je n’aime vraiment qu’une femme… et c’est toi, c’est toi, ma colombe !

Il lui tendait les bras, persuadé qu’elle allait y tomber. Elle demeura immobile, puis dit avec une certaine dureté :

— Albéric, nous sommes cousins, nous ne serons jamais que cousins.

— J’ai deviné. On t’a rendu jalouse, ma petite Sylvaine, mais je te prouverai bien… Va, je n’ai pas peur, j’arriverai à te persuader. C’est Mme Duran peut-être ; mais si tu savais ce que je m’en moque de Mme Duran et, du reste, de toutes les femmes, sauf de toi. Ne me fais pas de chagrin, souris-moi. Je ne vaux pas cher, je le sais ; mais si tu veux mettre ta chère petite main dans la mienne, je ne la lâcherai jamais. Tu feras de moi un autre homme, un homme meilleur. Je crois que tu m’aimes, Sylvaine, et même que tu m’as aimé quand je ne le méritais guère ; mais je te payerai les arriérés… nous serons les gens les plus heureux du monde, si tu veux.

La résistance de Sylvaine, qu’il sentait sincère, excitait son ardeur.

— Cela ne se peut pas, dit-elle.

— Tu en aimes un autre, avoue-le.

Il était devenu tout blême, tant maintenant l’idée lui en paraissait monstrueuse.

— Non.

Il fallut qu’elle protestât.

— Alors, alors, Sylvaine ?

— Mais… je ne t’aime pas, Albéric, comme tu crois… Nous n’avons pas les mêmes idées. C’est inutile, laisse-moi, ne me tourmente pas… J’ai besoin d’être seule.

Elle avait essayé de se lever ; il l’obligea à demeurer ; l’obstacle entre elle et lui lui paraissait insupportable. Depuis longtemps d’instinct il sentait la volonté de Sylvaine toute sienne ; il se rappela ce dimanche matin en hansom, lorsqu’ils étaient revenus ensemble de la messe ; combien il l’avait devinée à lui, soumise de toute son âme à ses moindres désirs ; et maintenant il réalisait avec la même certitude qu’elle s’était reprise, qu’une volonté hostile la raidissait et qu’il n’en aurait pas facilement raison. Il pressentit une influence étrangère, non pas vague, anonyme, mais précise : quelqu’un, un homme ou une femme, un homme, sans doute, pesait sur la volonté de Sylvaine. L’être ardent et sensuel qu’était Albéric s’exaspérait à cette imagination. Il chercha, et brusquement dans sa pensée vint se placer l’image d’Archie Elliot.

— Sylvaine, avoue que tu aimes quelqu’un ? Tu aimes Archie Elliot.

— Moi !

Elle eut, à ce nom, un recul si spontané qu’il ne put douter.

Joyeusement il dit :

— Ce n’est pas, ce n’est pas ; pardonne-moi seulement de l’avoir nommé. Sois franche, ne me torture pas. Quand tu m’as écrit il y a quatre jours — j’ai relu ta lettre tout à l’heure en t’attendant — tu n’étais pas dans cet état d’esprit, Sylvaine ?

— Non.

Ses yeux, devenus voilés et sévères, se détournèrent.

Il pâlit. Nelly aurait parlé ? Mais pourquoi ? dans quel but ? Elle ne pouvait se faire la moindre illusion sur lui… jamais il n’avait rien promis… Cependant, l’attitude extraordinaire de Sylvaine ? Et il ne pouvait l’interroger, il ne pouvait trahir l’autre… mais il la verrait, il saurait, il lui ferait avouer la vérité… Maintenant il valait mieux ne pas insister. Câlinement il continua :

— Tu veux me punir de quelque faute ; eh bien, je ferai pénitence… j’aurai beaucoup de patience et tu deviendras moins méchante.

— Je ne pourrai pas changer.

— N’affirme rien ; va, on change. Quand tu auras été quelques mois à Escalquens…

— Je ne désire pas aller à Escalquens pour le moment, je le dirai à mon oncle aujourd’hui.

Et incapable de se maîtriser plus longtemps, Sylvaine laissa couler ses larmes.

Sans hésiter, Albéric se pencha vers elle et voulut l’enlacer ; il fut étonné de la violence avec laquelle elle le repoussa. Hâtivement elle s’était levée et, sans plus le regarder, était sortie.

Quelques minutes plus tard, Kathleen avait reparu et annonçait à Albéric que son père l’attendait.

— Vous excuserez maman si elle ne vous prie pas de remonter, mais elle est très fatiguée aujourd’hui.

Et les messieurs Gardonne étaient partis, l’un aussi sombre que l’autre.

A la fin de cette laborieuse journée, encore toute secouée de l’effort que lui avait imposé la visite de M. Gardonne, Mme Caulfield causa avec Kathleen de ce qui s’était passé. L’attitude de Sylvaine l’avait surprise au dernier point ; elle n’en pouvait revenir.

— Je m’imaginais qu’elle souhaitait épouser son cousin ; vous-même me l’aviez dit.

— Je le croyais, mais je me trompais ; elle m’a confié tout à l’heure en pleurant qu’elle désirerait pour le moment aller vivre à la campagne avec la vieille servante de sa grand’mère.

Mme Caulfield se récria épouvantée.

— Oh ! non, non, il ne faut pas. Après ce qui s’est passé, cette horrible Mme Hurstmonceaux parlera sûrement ; il ne faut pas que Sylvaine disparaisse.

— Oh ! mère ! dit Kathleen avec reproche.

— Oui, Kathleen, oui, le monde soupçonne toujours le mal. La calomnie est une chose effroyable, et on doit quand même en avoir peur. Et cette pauvre enfant est sans protection… Que va penser M. Gardonne ? Il comptait tellement l’emmener avec lui, et je l’y avais encouragé… Vous ne croyez pas possible, Kathleen, qu’elle ait quelque sentiment pour Archie Elliot ?…

— Je suis sûre que non.

— Pourtant, qu’était-il venu faire ici le jour de la mort du pauvre Robert ? Je n’ai jamais compris les motifs de cette visite.

— Puisqu’il n’est pas revenu, ne cherchez pas.

— Si vraiment Sylvaine n’aime pas son cousin, pourquoi alors n’épouserait-elle pas le colonel Blunt ? Il le désire, vous savez.

— C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus sensé, quoiqu’elle ne paraisse guère disposée au mariage en ce moment. En tout cas, invitez-la à rester ici ; elle irait à Cannes plus tard avec nous. Elle vous aime beaucoup.

— Et moi, aussi, assurément. Oui, Kathleen, vous avez raison, et si vous le désirez je serai très heureuse de l’emmener avec nous… et même si elle avait le malheur d’être amoureuse d’Archie Elliot, ce ne serait pas sa faute… Pauvre enfant ! On ne peut commander à son cœur.

Et Mme Caulfield soupira douloureusement, faisant un retour sur elle-même.

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