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Isolée

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IX

Mme de Nohic avait souvent exhorté sa petite-fille à tenir un « journal ». Elle-même, pendant de longues années, y avait été fidèle. Mme de Nohic assurait qu’on prenait ainsi l’habitude de préciser sa pensée, de regarder en face ses actions, et qu’en même temps on satisfaisait sans danger pour soi-même ce besoin d’expansion qui existe plus ou moins dans les cœurs. Lorsque Sylvaine objectait que sa vie sans événements ne fournissait pas matière à un texte quelconque, sa grand’mère lui répondait :

— Essaye, ma fille, essaye de raconter une de tes journées ; note ce que tu as vu, et tu t’apercevras si tu n’as rien à dire.

Sylvaine avait obéi à ce conseil, non régulièrement, mais d’une façon intermittente ; elle avait constaté avec étonnement combien les pages étaient faciles à remplir et la variété incessante des impressions qui s’offraient à elle. Mme de Nohic avait laissé derrière elle plusieurs cahiers de ses notes personnelles, et Sylvaine y retrouvait sa grand’mère tout entière, avec une intensité vivante qui la remuait profondément. Les menus événements estompés dans le recul des années prenaient une poésie infinie, et Sylvaine percevait à cette lecture que la vie d’une créature pensante est une chose pleine de grandeur. Quand elle se vit seule dans ce milieu nouveau, Sylvaine eut le sentiment qu’en écrivant son journal elle se donnerait un ami toujours présent, qu’elle ne serait plus aussi solitaire ; son âme, qui était elle-même et pourtant en dehors d’elle-même, lui deviendrait une compagnie efficace ; elle eut aussi l’impression qu’elle établirait de cette façon une communication mystérieuse entre sa grand’mère et elle. Elle pourrait dire à quelqu’un qui l’entendrait sans lui répondre toute la tristesse de son jeune cœur.

Extraits du Journal de Sylvaine

26 mai 189… — Aujourd’hui, Mme Delaroute est repartie, et je reste seule ici chez mon oncle et ma tante, que je ne connaissais pas il y a une semaine. Ma pauvre grand’mère m’avait souvent recommandé de tenir un journal de mes impressions quotidiennes, et je veux lui obéir ; et puis, il faut bien que je dise à quelqu’un ce que je pense. Je le dirai à ce petit cahier, qui ne le répétera pas.

Mme Delaroute m’a donné de si bons conseils ! elle a tant de courage et d’énergie ! Elle croit que mon oncle et ma tante sont disposés à beaucoup m’aimer ; il faut que je tâche de les aimer aussi.

J’ai beaucoup de sympathie pour mon oncle : il me parle de ma grand’mère.

Mme Hurstmonceaux, la femme de mon oncle, que — je ne sais pourquoi — j’ai tant de peine à appeler ma tante, est une personne très démonstrative : elle m’a dit qu’elle veut faire de moi sa fille. C’est mal peut-être, mais je n’aime pas l’idée qu’une personne étrangère me considère comme sa fille ; je veux rester ce que je suis, Sylvaine Charmoy. D’abord, je ne suis pas Anglaise, je suis Française : Mme Delaroute m’a dit qu’il n’était pas besoin d’en parler, que tout le monde le savait ; et puis, elle ajoute que les braves gens sont pareils partout, qu’il n’y a pas une bonté anglaise et une bonté française. Mais moi, je me sens tellement étrangère ! Même le ciel, l’air et les nuages me paraissent différents de ce que je connais ; tous les visages m’étonnent. Il est vrai que je n’ai encore vu que des gens dans la rue, et Mme Delaroute m’assure que j’aurais éprouvé cette impression à Lyon ou à Bordeaux ; je ne le crois pas. Enfin, c’est une chose à laquelle je ne veux pas trop penser, car je ne dois pas rester toujours ici : cette idée-là me semble impossible. Je vais m’établir un règlement de vie comme Mme Delaroute me l’a fait promettre.

2 juin. — Je suis touchée du contentement que manifeste mon oncle à m’avoir près de lui ; il est si content quand je descends le matin pour le déjeuner ! Cette pensée me donne du courage à l’heure où j’en ai le moins ; car l’instant du réveil est le plus dur de la journée. Quand j’ouvre les yeux et que je vois Jane avec la tasse de thé, au lieu de ma vieille Pauline ; qu’au dehors j’aperçois le ciel tout bas et la clarté brumeuse du matin même à cette belle saison… Je suis si triste, si triste que j’ai envie de ne pas me lever. Je suis peut-être ingrate, car enfin ma tante fait tout pour m’être agréable ; elle demande plusieurs fois par jour à mon oncle Robert où il faut qu’elle me mène pour m’amuser, car elle paraît penser qu’il faut toujours s’amuser. Elle me conduit au parc dans sa voiture. Hier, nous avons été à Kensington-Garden, et j’ai trouvé l’endroit délicieux. Je l’ai dit à Mme Hurstmonceaux, qui en a été enchantée. Elle me fait lui raconter l’existence que je menais à Auteuil, et il lui paraît que je devais m’ennuyer beaucoup… Elle me promet que les choses seront différentes maintenant. Pauvre tante ! Elle m’offense en disant cela ; mais comme je sais qu’elle n’en a pas l’intention, je lui cache mes sentiments et je la remercie le mieux que je puis. Ma chère grand’mère m’avait confié que Mme Hurstmonceaux était une personne un peu vulgaire ; moi, je la trouve bien commune ; j’ai toujours peur que cela ne m’empêche de m’attacher à elle. Elle met du rouge d’une façon qui m’est tout à fait désagréable ; je déteste qu’elle m’embrasse, et elle m’embrasse tous les matins et tous les soirs. Elle est très bonne ; j’ai honte de ne pas lui rendre mieux l’affection qu’elle me témoigne. Mme Delaroute, à qui j’ai écrit ce que j’éprouvais, m’a répondu que je m’habituerais ; que dans quelques mois je ne remarquerais plus que le beau côté de Mme Hurstmonceaux. Oh ! je l’espère ! je vois bien que mon oncle Robert est un peu inquiet de mon impression, et quand sa femme parle il la regarde quelquefois avec une dureté qui m’étonne… Cependant il doit l’aimer, puisqu’il l’a épousée quand ils n’étaient plus jeunes ni l’un ni l’autre.

Juin 189… — La vie de ma tante est très agitée. A partir de onze heures du matin, elle est en grande toilette, et toujours en mouvement. Le matin, elle sort dans son coupé ou sa victoria, selon le temps, et voudrait toujours m’emmener avec elle ; j’y ai été deux fois, mais ces courses dans les magasins me sont très antipathiques. D’abord, Mme Hurstmonceaux, qui partout où elle va, est entourée avec le plus grand empressement, raconte à tout le monde que je suis sa nièce ; j’ai horreur d’être ainsi le point de mire, et je suis très intimidée au milieu de ces demoiselles avec leurs grandes queues et ces jeunes gens en redingote qui lui font des saluts à n’en plus finir ; et puis elle veut tout le temps que je choisisse quelque chose ; elle presse qu’on me montre ce qui pourrait me tenter. Hier, chez Marshall et Snelgrove, cette insistance a été si pénible que j’ai eu beaucoup de peine à ne pas pleurer. Elle a vu que j’étais contrariée et m’a demandé pourquoi… Je lui ai avoué que certaines choses m’attristaient plus que les autres et je l’ai suppliée de ne pas me conduire dans les magasins pendant quelque temps… Elle a été très étonnée…, mais elle ne veut rien m’imposer. Mon oncle Robert m’a offert ce matin d’aller faire un tour avec lui dans Regent’s-Park, qui est tout proche et très tranquille. J’ai dit oui avec plaisir. Nous y avons été vers onze heures, et cette promenade m’a charmée ; le parc est si vert, si paisible, avec une belle pièce d’eau. Il y avait quantité d’enfants qui jouaient. Le silence était tellement profond qu’on se serait cru bien loin d’une grande ville ; des personnes âgées ou malades étaient traînées par les allées dans des fauteuils roulants : j’ai pensé que ma grand’mère eût aimé cela… Je suis toujours un peu étonnée quand je songe que c’est dans ce pays-ci que ma grand’mère a vécu son enfance, et moi je m’y ennuie tant !… C’est plus fort que moi, je m’ennuie…

Juin. — Aujourd’hui, j’ai eu une bonne journée : une lettre d’Albéric, pas bien longue — il m’assure que cela lui est impossible — mais si affectueuse ! Il m’a semblé qu’il parlait, qu’il me faisait rire par ses bêtises comme lorsqu’il arrivait chez grand’mère. Il me promet qu’il pense à moi tous les jours, tous les jours, et me défend surtout de l’oublier comme aussi de devenir trop magnifique ; il me dit avoir appris que je vivais dans un palais et qu’un jeune nègre, muni d’une ombrelle, était spécialement attaché à ma personne. Cette lettre m’a fait comprendre que, sauf ma bien-aimée grand’mère que je ne puis retrouver, les autres circonstances de ma vie ne sont pas changées, seulement modifiées pour un temps. Cette idée m’a consolée. Je suis toujours moi, Sylvaine Charmoy, et personne ne peut rien à ce fait ; Albéric est toujours mon cousin ; Albéric, mon grand frère, et moi sa petite colombe. Mon bon oncle Jules n’est pas changé ; s’il m’a laissée partir, c’est par affection et pour ce qu’il croit mon bien. Ma vieille Pauline parle de moi avec Mme Barrey ; Auteuil est toujours à sa place… Mme Delaroute mène sa vie accoutumée, et je la retrouverai aussi dévouée, aussi affectueuse que je l’ai laissée… Depuis quelques jours, tout me paraissait évanoui ; j’avais la sensation d’être absorbée par ces gens et ce pays étrangers… Je ne veux plus jamais me laisser envahir par ces idées.

Juin. — Ma tante désire maintenant que je me mêle à sa vie. Jusqu’ici, j’avais obtenu de ne voir personne, et quand il y a eu du monde à dîner, on m’a servie de bonne heure, et j’ai passé la soirée tranquillement dans ma chambre ; mais je m’aperçois que cette manière d’agir vexe ma tante, et mon oncle Robert m’a priée affectueusement de ne plus me cacher comme une petite sauvage, et puisque je suis ici je sens bien que c’est impossible.

Il est venu au lunch, tantôt, une amie de mon oncle et de ma tante, lady Longarey. Elle n’est plus très jeune, car ses petits-enfants sont déjà grands, il paraît ; mais elle est bien jolie encore, si douce, si distinguée dans ses façons… Elle a été charmante pour moi ; sa conversation est très intéressante. Elle connaît parfaitement la France et a paru trouver tout naturel que je sois bien fâchée d’en être partie… Elle a déclaré qu’elle me conduirait voir les galeries de tableaux, parce qu’elle s’apercevait que personne n’y avait pensé ; que Mme Hurstmonceaux me montrait les magasins de Bond-Street, et mon oncle les parcs. Elle lui a dit qu’il devrait me faire monter à cheval ; elle monte tous les jours elle-même. Je crois, je l’avoue, qu’il me plairait beaucoup de monter à cheval ; les matins dans le Square je vois de tous côtés partir des amazones… L’idée a paru plaire aussi à mon oncle Robert, et ma tante s’est écriée qu’elle me donnerait volontiers un cheval si j’en avais envie.

Ils sont vraiment très bons… Je veux m’efforcer de les aimer.

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