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Isolée

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XXXVII

Le colonel Blunt absent, Sylvaine, soutenue par Mmes Caulfield et Gascoyne, secondées par Percy Rakewood et miss Neville, s’habituait à l’idée de l’avenir, et arrivait à y penser avec confiance, sinon avec joie. Miss Neville, incapable de ruse ou de dissimulation, servait admirablement par sa sincérité même les intérêts de son frère.

Sylvaine trouvait une grande douceur à l’affection de cette nouvelle amie qui se montrait à la fois une sœur et une mère dans sa tendresse protectrice ; l’idée d’avoir à aimer cette charmante créature dilatait le cœur de l’aimable vieille fille ; persuadée que le colonel Blunt serait un mari exemplaire, elle en donnait la conviction à Sylvaine, lui répétant avec quel respect il parlait d’elle. Cette cour par procuration avait sa séduction, et Mme Caulfield se faisait garante de toutes les assertions de miss Neville.

Dans la réalité de la vie, les chagrins intimes se manifestent rarement au dehors et la plupart des êtres humains suivent leur route en portant silencieusement leur fardeau si lourd qu’il soit. Sylvaine ne faisait pas exception ; aussi Rakewood, sans entretenir de grande illusion sur le bonheur que Sylvaine pouvait ressentir, se félicitait de l’avoir aidée à prendre une décision et à fixer sa destinée. Pour l’acquit de sa conscience et parce qu’il l’aimait paternellement, il avait essayé de l’amener à lui parler avec abandon, mais pas plus que Kathleen il n’avait réussi à obtenir d’elle l’aveu de la raison qui l’avait empêchée d’aller à Escalquens. Kathleen, pour le moment, était embarquée sur le yacht où se trouvait le colonel Blunt et de chaque escale écrivait des récits pathétiques de l’angoisse du pauvre colonel, suppliant Sylvaine de la faire cesser et de décider le jour où le retour serait permis.

Sylvaine n’avait pas encore trouvé en elle le courage de le fixer et elle sentait qu’il faudrait demander à Mme Caulfield d’en prendre à son insu l’initiative.

Mme Caulfield et miss Neville, également sentimentales, aimaient avec Sylvaine à revenir en arrière sur les épisodes tendres de leur vie, la blessant cruellement sans s’en douter. Miss Neville n’en avait eu qu’un seul : elle avait été fiancée, et, cinq jours avant le mariage, le futur époux avait disparu. Il avait annoncé une courte absence pour faire visite à sa mère, chez qui il n’était jamais arrivé… Six semaines plus tard, après les plus folles suppositions, on avait retrouvé son corps dans la rivière, et il avait pu être prouvé qu’il s’était noyé accidentellement. Miss Neville avait failli mourir elle-même et, pliant sa robe de noces, s’était juré de ne la mettre jamais… Elle avait été fidèle à son serment.

Sylvaine l’écoutait, secrètement jalouse, un peu farouche, se disant que son lourd secret à elle, personne ne l’entendrait jamais, personne ne pourrait la plaindre. Nelly ? Sans cesse ce nom lui revenait à l’esprit. Elle lisait dans le Satchel, le journal dont miss Holt était l’assidue collaboratrice, les lettres brillantes que celle-ci expédiait des Etats-Unis. Comment était-il possible qu’elle pût écrire ainsi, avec une telle liberté d’esprit ? Elle était maintenant à San-Francisco dont elle se montrait enthousiasmée. Mme Caulfield et Mme Gascoyne la lisaient avec grand intérêt, et son nom revenait souvent dans leur entretien. Mme Gascoyne regardait alors Sylvaine dont l’attitude la confirmait dans ses suppositions. Elle avait elle-même écrit à Nelly, et attendait avec quelque impatience sa réponse, mais il fallait le temps, et puisque Sylvaine se mariait, la chose perdait son importance.

Un soir, en rentrant à l’hôtel, par une de ces fins de journée du Midi dont le charme est si subtil, Sylvaine marchant seule sur le joli chemin solitaire ressentit tout à coup un désespoir violent. Elle regarda le couchant, les montagnes violettes ; au loin, elle respira les aromes délicieux que le vent apportait, et son cœur se gonfla à éclater. Elle pleura, non à sanglots, mais des larmes chaudes qui lui brûlaient les joues, et elle eut d’elle-même une pitié infinie. La terreur de sa décision l’étreignait ; mais que faire ? Quel choix lui était laissé ? Au moins, elle serait aimée, protégée ; au moins, elle occuperait la première place dans un cœur. Miss Neville, Mme Caulfield s’étaient consolées de déceptions cuisantes et goûtaient la vie ; elle ferait de même. Ce qui lui était mauvais, c’était cette indécision ; elle y mettrait un terme ; elle l’annoncerait ce jour même à Mme Caulfield. Elle essuya ses larmes, cueillit à une haie une branche de romarin et, triste, mais résolue, d’un pas ferme, continua sa route.

Mme Caulfield, qui rentrait toujours de bonne heure, était étendue dans sa chambre. Il y régnait une odeur pénétrante de roses et de violettes ; un joli feu de bois clair brûlait gaiement, et par les fenêtres sans rideaux on voyait le ciel pourpre, pâlissant devant la nuit qui approchait. A l’apparition de Sylvaine, Mme Caulfield s’écria :

— Oh ! Sylvaine, j’ai une nouvelle bien surprenante ; du reste, il y a aussi une lettre pour vous. C’est Nelly, Nelly qui se marie. Imaginez-vous un événement aussi extraordinaire ? Que va dire Gladys ?… Mais… mais… qu’est-ce que vous avez, Sylvaine ?

Et, vivement, Mme Caulfield se leva de sa chaise longue pour soutenir Sylvaine, qui s’était laissée tomber sur un fauteuil et paraissait défaillir. Très effrayée, Mme Caulfield courut ouvrir la porte et appeler sa femme de chambre, logée de l’autre côté du couloir :

— Jones, venez vite, venez tout de suite.

Jones, une personne modèle, répondit instantanément à l’appel ; mais déjà Sylvaine se surmontait et essayait d’expliquer son malaise.

— J’ai marché très vite, j’ai eu un étourdissement, je crois.

Mais Jones ayant été dérangée, il fallut passer par le cérémonial qui accompagnait invariablement les faiblesses de Mme Caulfield : boire du sel volatil, respirer du vinaigre aromatique, défaire son corsage. Sylvaine se soumit ; Mme Caulfield la regardait anxieuse, pleine de sympathie ; mais Jones assura que miss Charmoy se remettait parfaitement et qu’elle avait dû recevoir un coup de soleil ; le soleil de mars est terrible dans le Midi.

Sylvaine accepta aussitôt cette explication, et crut se rappeler avoir négligé d’ouvrir son ombrelle.

— Miss Charmoy fera bien de se reposer un peu sur son lit, suggéra Jones. Et Sylvaine, qui ne désirait que la solitude, s’y montra disposée.

Mme Caulfield, rassurée, s’était rétablie sur sa chaise longue et dit à Sylvaine :

— Votre lettre est là, chère, si vous avez envie de la lire.

— Certainement. Et Sylvaine la prit en silence.

Dès que la porte se fût refermée sur Jones, qui l’avait conduite dans sa chambre, tenant à s’assurer que son conseil était suivi, Sylvaine sauta de son lit, donna un tour de clef, et, s’approchant de la fenêtre, aux dernières lueurs du couchant, lut la lettre de Nelly.

« J’ai eu souvent des remords de la révélation que je vous ai faite, et je crois qu’il eût été préférable de vous laisser tout ignorer… J’ai peur d’avoir pesé sur votre avenir ; mais aujourd’hui je viens vous rendre votre liberté… J’ai rencontré ici un homme qui m’aime et, n’ignorant rien de ma vie, veut m’épouser… Quand vous lirez cette lettre, je serai mariée, et l’enfant à naître aura un père… J’ai bien réfléchi et je pardonne… car j’ai été aussi coupable, plus même, que lui… Vous pouvez lui dire la vérité, si vous le voulez, ou la taire : je vous laisse maîtresse de juger. Mais si vous l’aimez, comme je le crois, épousez-le. La solitude est mauvaise ; je l’ai compris, et il est si facile de se tromper.

« Adieu, chère petite Sylvaine ; nos chemins ne se rencontreront plus. Soyez heureuse, comme je suis sûre que je puis l’être.

« Votre

« Nelly. »

L’émotion et l’étonnement de Sylvaine lui laissaient à peine la faculté de comprendre. Trois fois elle relut cette lettre dont les caractères dansaient devant ses yeux, et puis, appréhendant enfin toute sa signification, elle tomba à genoux, les bras étendus sur son lit, la tête cachée dans les couvertures, et pleura des larmes de joie… Dans la confusion actuelle de son esprit, rien ne se précisait ; mais un immense bien-être, un sentiment d’inexprimable délivrance l’envahissaient, et il lui semblait, comme il arrive en rêve, voler dans une atmosphère limpide. Elle demeura longtemps immobile, perdue dans des rêveries pleines de douceur…

La voix de Mme Caulfield la rappela au présent :

— Sylvaine, comment êtes-vous ?

En une seconde elle fut sur pied, la lettre dans sa poche, et ouvrit la porte.

Mme Caulfield, de son allure fatiguée, entra.

— Descendez-vous dîner, chère ?

— Oh ! oui, je suis tout à fait remise.

— Alors, dépêchez-vous, il est tard, je vous laisse… Avez-vous lu la lettre de Nelly ?

— Oui.

— Nous en causerons à dîner.

— C’est ça.

Quand elles furent à table, Mme Caulfield raconta à Rakewood la petite indisposition de Sylvaine. Il l’observa alors attentivement, et, frappé de l’espèce d’excitation de son regard, dit :

— Elle a l’air d’être encore un peu agitée.

— Je vais très bien, protesta Sylvaine, très bien.

Elle avait réfléchi qu’il ne fallait pas donner à d’autres le soupçon que le mariage de Nelly pût l’influencer. Rakewood avait pensé que l’idée du retour du colonel Blunt suffisait pour expliquer l’énervement de Sylvaine. Cette idée le troublait, lui aussi… elle était si jeune, si innocente… il ne se sentait plus si certain qu’un pareil mariage ne fût pas une profanation… il avait de Blunt une jalousie secrète qu’il n’aurait pas éprouvée pour un homme jeune… Pendant tout le dîner il fut distrait, et écouta à peine les considérations de Mme Caulfield sur le mariage de Nelly, dont elle ne revenait pas, répétant à satiété :

— Mais c’est Kathleen qui sera surprise.

Après une nuit sans sommeil, mais durant laquelle Sylvaine n’aurait pas voulu perdre un instant le sentiment, tant la vie lui semblait bonne, elle se décida à agir sans retard… il ne fallait pas tromper plus longtemps le colonel Blunt… Déjà il lui semblait étrange et impossible qu’elle eût pu imaginer jamais être sa femme… A peine pensait-elle à Nelly maintenant ; Nelly paraissait appartenir à un monde autre : aucun lien ne pouvait la rattacher à Albéric.

Souvent, surtout depuis le départ de Kathleen, Rakewood, le matin, faisait demander à Sylvaine de sortir avec lui avant le déjeuner et ce jour-là, dès neuf heures, il lui en fit transmettre la proposition, aussitôt acceptée.

Ils s’acheminèrent, ainsi que Rakewood le préférait, du côté de la campagne tout embaumée et rayonnante par cette matinée de printemps. Sylvaine, dans un costume de laine grise, était comme un printemps vivant ; ses yeux de pervenche brillaient comme une pierre précieuse. Rakewood lui dit :

— Comme vous êtes jeune, Sylvaine !

Il y avait quelque chose de si ému dans sa voix qu’elle répondit aussitôt :

— Vous jugez, n’est-ce pas, que je suis encore libre ?

Etonné, il dit avec décision :

— Absolument. Une femme est libre jusqu’au pied de l’autel. Si vous avez peur, Sylvaine, n’allez pas plus loin. Tenez, venez vous asseoir là avec moi, et causons.

Ils prirent place sur un banc de bois et Sylvaine, tournant son tendre visage vers Rakewood :

— Je ne puis pas, dit-elle, je ne puis épouser le colonel Blunt.

— C’est une résolution subite, Sylvaine ?

— Oui.

— Soyez franche avec moi : traitez-moi comme votre père. J’ai eu le sentiment à plusieurs reprises que vous nous cachez quelque chose.

Une lutte violente se livra dans l’âme de Sylvaine. Rakewood était sûr : ce n’était pas trahir que d’expliquer sa propre conduite ; il fallait se justifier elle-même, il lui fallait un appui… Lentement elle tira la lettre de Nelly de sa poche, et la mit dans la main de son vieil ami. Il lut, puis d’une étreinte paternelle et joyeuse serra Sylvaine contre sa poitrine :

— Pauvre petite fille ! Pauvre petite fille !… mais tout se réparera… Albéric ?

— Oui.

— Laissez-moi faire, j’arrangerai tout. Vous serez heureuse enfin, chère fille de votre mère.

— Il m’aime, je suis sûre qu’il m’aime…

— Et moi aussi, j’en suis sûr.

Sylvaine sourit dans un épanouissement délicieux ; puis baissant ses belles paupières :

— Et le pauvre colonel Blunt ? dit-elle avec hésitation.

— Nous lui ferons épouser Kathleen ; il sera très heureux aussi.

— Oh ! que c’est bon d’être heureuse !

Et pour le prouver, Sylvaine se mit à pleurer.

PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
Rue Garancière, 8

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