Isolée
XXIII
Le respect de l’argent pour l’argent est un sentiment dont il est difficile d’exagérer la puissance. Mme Gascoyne l’éprouvait au plus haut point, précisément parce qu’elle était une femme réfléchie et toujours conséquente avec elle-même.
Depuis qu’elle avait pénétré dans la maison de Portman-Square ; depuis que la fortune de Mme Hurstmonceaux était devenue pour elle une réalité tangible, ses sentiments à l’égard de la femme de son cousin (absolument à son insu) s’étaient tout à fait modifiés. Le fait de posséder tant d’argent, de le dépenser avec générosité, de détenir un véritable pouvoir, revêtait, malgré tout, Mme Hurstmonceaux d’un certain caractère respectable ; elle ne pouvait pas être une quantité négligeable.
Mme Gascoyne, très inconsciemment, tenait sa propre sœur en estime médiocre. Mme Caulfield, il est vrai, en était réduite à une pauvre petite position de vingt mille francs par an ; avec un pareil revenu, on ne peut occuper une place dans le monde ; on peut inspirer de l’estime, de l’affection, et assurément Mme Caulfield en inspirait, mais on ne peut prétendre au respect, à ce respect spécial qui ne s’adresse qu’aux gens riches et que, seuls, les gens riches se rendent aussi parfaitement.
L’argent, chose singulière, a beaucoup plus de prestige pour ceux qui en ont que pour ceux qui n’en ont pas.
Mme Gascoyne était dépourvue de tout snobisme, et cependant, à ses yeux, la possession de la fortune conférait automatiquement une sorte de supériorité à l’influence de laquelle elle ne pouvait tout à fait se soustraire.
Sylvaine l’avait beaucoup intéressée pour elle-même, pour son abandon, pour son charme personnel ; mais à mesure que Sylvaine s’identifiait de plus en plus avec la possession de la fortune de Mme Hurstmonceaux, elle se haussait dans la considération de sa parente. Mme Gascoyne se fût récriée d’indignation si quelqu’un eût pris la liberté de lui révéler ses propres sentiments, et en principe une pareille faiblesse, dont elle se jugeait incapable, lui eût inspiré du mépris. Rakewood avait très habilement démêlé et cultivé les obscures dispositions de Mme Gascoyne, les estimant excellentes pour Sylvaine ; il avait si bien réussi que Mme Gascoyne put, sans pousser des cris d’horreur, entendre sa sœur lui annoncer sa résolution d’aller avec Kathleen faire une visite à Mme Hurstmonceaux.
— Ce sera beaucoup plus commode de la connaître, et permettra à Kathleen de voir souvent Sylvaine. Rakewood dit que c’est une très brave femme ; nous ferons plaisir aussi au pauvre Robert, et je ne vois pas à qui cela pourra nuire… pas à moi… pas à Kathleen ?
Mme Gascoyne fit plusieurs « hem » qui n’étaient ni hostiles, ni acquiesçants ; elle réfléchissait. Peut-être, en effet, dans sa position, Edith avait-elle raison ?… Mme Hurstmonceaux n’avait pas d’enfants… Il n’était pas absolument nécessaire que toute sa fortune allât à Sylvaine… Le résultat de ces méditations se formula :
— Certainement, Edith, vous ferez une action très charitable.
Mme Caulfield se tint pour contente de n’avoir pas rencontré d’opposition chez sa sœur, avec qui la discussion était toujours difficile. Kathleen, en cette circonstance, avait été l’inspiratrice de sa mère. La jeune fille ne reconnaissait pas le joug de sa tante ; elle était bien convaincue que celle-ci ne nourrissait aucune idée de faire d’elle son héritière, et rendrait aux Gascoyne la fortune venue d’eux. Cette certitude ne l’empêchait pas, au contraire, d’aimer beaucoup Mme Gascoyne à qui Mme Caulfield eût été portée à toujours céder. Dominée par la situation de sa sœur, elle disait quelquefois à Kathleen :
— Ma chère, vous devriez céder à votre tante.
— Pourquoi ? demandait Kathleen. Parce qu’elle est riche ?
Et Mme Caulfield était forcée de s’avouer que c’était, en effet, la raison péremptoire à la soumission qu’elle préconisait.
L’attitude de Kathleen rendait par le fait le plus grand service aux deux sœurs, et maintenait leurs relations sur un pied d’égalité qu’elles n’eussent pas conservé sans elle.
En conséquence, Mme Hurstmonceaux, peu de jours avant son départ pour Marienbad, eut l’ineffable satisfaction de recevoir la carte de Mme Caulfield, accompagnée de la requête : « Recevait-elle ? »
L’affirmative ravie fut donnée immédiatement.
— Je crois bien, je crois bien. Boddle, dans le grand salon ; je viens, je viens à l’instant. Qu’on prévienne miss Charmoy, et qu’on lui demande de venir me rejoindre. Miss Charmoy est chez le colonel.
Mme Caulfield et Kathleen attendaient paisiblement dans l’élégante victoria, qu’un jour par semaine une des amies de Mme Caulfield mettait à sa disposition, lui donnant ainsi l’occasion de faire ses visites dans les conditions les plus agréables. Sans en avoir l’air, les deux femmes avaient inspecté d’un coup d’œil la façade fleurie de la maison, les stores neufs et irréprochables, l’air de netteté et de solidité des grilles encadrant le sous-sol, l’étincelante blancheur des marches d’approche, le personnel imposant groupé en arrière de la porte laissée ouverte pendant qu’on allait s’enquérir, tout avait le meilleur air, et lorsque le valet de pied, ayant reçu la réponse, revint rapidement vers la voiture et la transmit affirmative, Mme Caulfield et Kathleen descendirent enchantées d’avance de leur visite.
Mme Hurstmonceaux ne les fit pas languir ; le temps de s’aviver un peu les pommettes, d’ajouter quelques bijoux supplémentaires à ceux qui ornaient déjà sa personne, et elle parut, suivie de Sylvaine.
Mme Hurstmonceaux se montra pleine d’aisance. Comment aurait-elle pu ne pas l’être dans un pareil cadre ?
— Si contente de vous voir, madame Caulfield, dit-elle ; et le colonel sera très heureux de votre visite. Et votre jolie fille ? tendant les deux mains à Kathleen.
Mme Caulfield répondit tout comme si on avait coutume de se voir :
— Comment va ce cher Robert, aujourd’hui ?
— Médiocrement, très médiocrement, je suis fâchée de le dire. Et vous-même, chère madame Caulfield ? ma nièce m’avait appris que vous étiez souffrante.
— Merci, je suis un peu mieux, c’est pourquoi j’ai pu venir. Je désire que Sylvaine et Kathleen se voient beaucoup, si vous le permettez.
— Ce sera charmant, tout à fait charmant, répondit Mme Hurstmonceaux débordant de satisfaction. Un vieux ménage comme nous n’a pas eu beaucoup de jeunesse à offrir à cette chère enfant. J’adore la jeunesse ; j’aime à la voir s’amuser, se distraire. Sylvaine est trop sérieuse, trop grave.
— Ce sont les circonstances, dit doucement Mme Caulfield.
— Oui, oui, vous avez raison, ce sont les circonstances ; aussi j’ai été charmée du voyage d’Albéric ; il est si gai ! Vous avez trouvé mon neveu aimable, j’en suis sûre.
Mme Caulfield fut d’accord sur les agréments d’Albéric, et l’entretien des deux femmes se continua cordialement. Kathleen et Sylvaine, de leur côté, causaient ensemble à demi-voix ; Kathleen interrogeait sa jeune cousine sur le prochain séjour à Reigate.
— Oh ! miss Caulfield, s’écria Mme Hurstmonceaux qui l’entendait, vous devriez aller faire une visite à Sylvaine quand ils seront installés. Moi, je trouve cet arrangement très triste pour elle ; mais c’est elle qui l’a choisi, n’est-ce pas, Beauté ? Je voulais vous emmener à Marienbad avec moi, et ensuite à Lucerne. Nous avons une nurse si capable que nous aurions pu nous absenter en toute tranquillité ; Sylvaine s’est mis en tête de rester avec son oncle, et je ne veux pas la contrarier ; elle fait tout ce qu’elle veut, je vous assure. Elle m’a dit qu’elle vous aimait beaucoup, miss Caulfield, et cela ne m’étonne pas ; aussi je suis certaine que votre visite lui ferait grand plaisir. Sylvaine, invitez votre cousine à passer quinze jours à Reigate, si cela lui est agréable.
Sylvaine remercia, et Kathleen accepta sans hésitation.
— Je profiterai de votre permission, et assurément j’irai faire une visite à Sylvaine.
— Eh bien ! voilà qui me tranquillise, car j’étais inquiète.
Et se tournant, cordiale, vers Mme Caulfield :
— Voulez-vous me permettre de vous recommander Sylvaine ?
Et baissant la voix :
— Elle fait tant de peine, pauvre enfant ; j’ai été si heureuse de la prendre, et, comme ma nièce, j’espère qu’elle n’aura pas à se plaindre.
Mme Caulfield trouvait Mme Hurstmonceaux une excellente personne très calomniée, et se félicitait de sa démarche. Au bout de vingt minutes, elle demanda aimablement à être menée au colonel Hurstmonceaux.
— Je vais vous conduire moi-même, s’empressa de dire Mme Hurstmonceaux. Les jeunes filles feront peut-être mieux de nous attendre ici ; je crains que de voir tant de personnes à la fois ne soit au-dessus des forces de mon mari.
Et Mme Hurstmonceaux, parlant plus haut que jamais, précéda Mme Caulfield dans l’escalier. En ouvrant la porte du colonel, elle annonça d’un accent triomphant :
— Votre cousine, Mme Caulfield, mon cher colonel ; nous avons laissé les jeunes filles en haut.
Le visage terne s’était éclairé. Mme Caulfield, gracieuse et douce, s’était avancée vers le fauteuil articulé que Mme Hurstmonceaux manipulait d’un geste autoritaire, et, se penchant, elle avait baisé le malade au front.
Tout tremblant, il avait dit :
— Est-ce vous, Edith ?
— Oui, mon cher Robert, et Kathleen est en haut avec cette chère Sylvaine. Quand vous allez être à Reigate, nous irons vous voir très souvent.
— J’ai invité miss Caulfield à faire une visite à Sylvaine, ajouta Mme Hurstmonceaux.
— C’est si amical de la part de votre femme, dit gracieusement Mme Caulfield. Vous savez, Robert, que si je ne suis pas venue plus tôt, c’est que j’ai été malade.
— Oui, Gladys me l’a dit. Comment allez-vous ?
Il parlait très lentement, avec difficulté.
— Bien. Gladys reviendra vous voir ; moi, je suis encore un peu fatiguée, je ne resterai pas longtemps aujourd’hui.
Mme Caulfield et sa fille parties, Mme Hurstmonceaux s’empressa de retourner auprès du colonel pour lui chanter les louanges de sa famille.
— Mme Caulfield est délicieuse ; sa fille est très bien, mais pas aussi jolie que Sylvaine. Mme Caulfield m’a fait tant de compliments sur Sylvaine ; et puis, j’ai vu qu’elle appréciait beaucoup ma conduite à l’égard de votre nièce. Certainement, c’est un bonheur pour elle d’être avec nous ; elle eût eu une bien pauvre destinée en France. Votre sœur serait bien heureuse, j’en suis sûre, si elle pouvait savoir…
— Sylvaine mérite tout, dit son oncle.
— Certainement, c’est une très bonne enfant ; si elle avait un peu de la gaieté de son cousin…
Mais le colonel ne l’écoutait plus, perdu dans les méditations taciturnes où son cerveau fatigué s’abîmait constamment. Mme Hurstmonceaux s’en aperçut, n’insista pas, et le remit officiellement aux mains de nurse Rice.
— La visite de nos cousines l’a un peu fatigué, je crains.
— Il faut du calme au colonel, énonça sévèrement nurse Rice.
— Vous avez raison, tout à fait raison ; je m’en vais. Il sera très bien à la campagne, très bien. Je crois qu’il conviendrait de partir la semaine prochaine.