Isolée
X
Mme Hurstmonceaux exhibait sa nièce avec ivresse. Sylvaine, trop intimidée pour se défendre, la suivait avec une sorte de résignation passive. Puisque sa vie était là maintenant, il fallait l’accepter et en tirer le meilleur parti possible ; et Mme Delaroute, dans ses lettres hebdomadaires toutes pleines de bon sens, l’y exhortait vivement.
Mme Hurstmonceaux avait conscience de l’espèce de considération et de sympathie nouvelles qu’on lui marquait de toutes parts ; elle se rendait compte que Sylvaine en était la cause, et lui en savait gré en proportion, s’évertuant à lui être agréable, lui demandant sans cesse avec bonne humeur et franchise de lui dire ses désirs.
— Ma beauté — c’était le nom d’affection qu’elle avait adopté — je veux que vous soyez très heureuse.
Sylvaine souriait, puis essayait de remercier. Tant de choses, à chaque instant, la heurtaient dans l’attitude de sa tante, qu’il lui fallait un véritable effort pour le dissimuler ; cependant, elle était trop jeune, trop privée de tendresse pour demeurer entièrement rebelle et insensible à celle évidemment sincère que lui témoignait la grosse femme vulgaire, dont les yeux noirs brillants s’arrêtaient sur elle avec une si indubitable complaisance.
Une des sensations les plus douloureuses de Sylvaine était l’oubli profond, total, dans lequel tous ceux qu’elle approchait, et sa tante la première, avaient enseveli son cher passé : tous semblaient croire que son existence avait commencé le jour où elle était arrivée chez Mme Hurstmonceaux. Jamais il n’était fait mention de sa vie en France ; comme si on l’eût plainte rétrospectivement, on évitait, ainsi que le rappel d’une chose humiliante, la moindre allusion à la nationalité. Avec son oncle seul elle maintenait le lien qui l’unissait aux jours évanouis ; mais il parlait peu, et le manque de familiarité établie et ancienne rendait difficiles les entretiens de ces deux êtres, qui cherchaient cependant de toute leur force à se rapprocher l’un de l’autre.
Chaque soir, Sylvaine prenait la résolution d’oser ; elle se disait : « Demain, je parlerai à mon oncle de telle ou telle chose ; je lui demanderai conseil ». Puis, le matin venu, en se retrouvant tête à tête avec le colonel dans l’imposante salle à manger, elle demeurait comme écrasée par le décor extérieur et même par la vue du visage en face d’elle. Les longues habitudes d’intempérance avaient laissé leur trace chez le colonel Hurstmonceaux ; sa figure rouge brique, ses yeux injectés de veines sanguinolentes, avaient parfois une expression d’abrutissement et de fatigue ; il lui arrivait quelquefois de parler difficilement sans que Sylvaine s’en imaginât jamais la raison ! A soixante-quinze ans, ses idées se faisaient plus rares, et sauf dans un instant d’émotion, ou dans un milieu familier comme son club, il ne trouvait guère à dire. Il éprouvait un extrême plaisir à voir sa petite-nièce, à entendre sa voix ; il aimait sa présence ; et quand, après leur déjeuner, Sylvaine lui lisait les journaux, puis rangeait ses papiers sur sa table, il était pénétré d’une sensation de bonheur réel, telle qu’il n’en avait pas connu depuis des années et des années, et ses yeux atones suivaient tous les mouvements de Sylvaine. S’il rompait le silence, c’était pour évoquer le souvenir de sa sœur Mary et des jours de leur enfance ; heureux d’être écouté, il y revenait avec persistance. Mais dès que Sylvaine, croyant l’intéresser, voulait lui raconter le présent et ce que sa tante et elle avaient fait le jour précédent, un nuage d’humeur couvrait le front du colonel. C’est qu’à mesure qu’il s’attachait à sa nièce et que le passé intact et pur se précisait dans sa mémoire, il éprouvait un étrange malaise ; lui et sa femme lui paraissaient si parfaitement indignes de veiller sur cette créature innocente ! Il y avait des instants où, dans ses tristes méditations, il imaginait de trouver un prétexte pour renvoyer Sylvaine en France ; puis il sentait que ce n’était pas possible. D’abord, il ne pourrait plus s’en passer ; l’idée de sa disparition le glaçait, et l’honneur aussi voulait qu’on tînt vis-à-vis d’elle les engagements moralement contractés. Il fallait au moins que, pour compenser le reste, Sylvaine fût riche un jour. Lui-même ne pouvait que très peu. En se mariant, il n’avait stipulé que des avantages personnels sa vie durant, ceux-là irrévocables ; mais pour la disposition définitive de sa fortune, Mme Hurstmonceaux restait maîtresse absolue. Jusqu’à la venue de Sylvaine, le colonel avait été profondément indifférent aux agissements de sa femme ; maintenant, il l’observait, devenu soudain méfiant. Il lui était donc à la fois pénible et agréable de constater l’enchantement où elle était de leur nièce. Comme Mme Hurstmonceaux était demeurée agressivement coquette et se croyait encore séduisante, la présence à son côté d’une aussi jolie personne aurait pu lui porter ombrage ; elle n’y pensa pas, dominée par un sentiment plus fort, qui était l’orgueil d’avoir la charge d’une jeune fille : cette sanction lui paraissait définitive en lui donnant le rang auquel elle avait toujours aspiré.
Dès les premières semaines de l’arrivée de Sylvaine, elle avait tenu à s’en faire les honneurs aux yeux de la famille du colonel, et dans cette intention avait conduit Sylvaine à la grand’messe à la chapelle des Jésuites dans Farm Street, où toute la vieille aristocratie catholique, dont la famille Hurstmonceaux faisait partie, se donnait rendez-vous. Ce fut une satisfaction extrême pour Mme Hurstmonceaux que de pénétrer dans ce cénacle choisi, suivie de Sylvaine. Elle ne douta pas un instant qu’elle n’attirât l’attention de la hautaine Mme Gascoyne (née Hurstmonceaux), propre cousine germaine du colonel, et dont la place dans la chapelle de Farm Street était toute proche de la sienne. Elle eut, en effet, à l’Evangile le plaisir de s’apercevoir qu’elle en était regardée, que Mme Gascoyne était évidemment occupée de Sylvaine. Aussi, à la quête, dans sa satisfaction, lorsqu’un gentleman des plus élégants lui présenta le plat aux offrandes, elle y mit un souverain et en glissa un autre à Sylvaine pour l’imiter. A la sortie, deux ou trois hommes qu’elle connaissait, et invitait assidûment, sans que la plupart du temps ils se donnassent la peine de lui répondre, la saluèrent avec une politesse empressée, suivant des yeux avec curiosité la jolie personne qui marchait à ses côtés et dont l’histoire, transformée d’une façon plus ou moins romanesque, circulait déjà de proche en proche.
Lentement, d’une manière insensible, Sylvaine se faisait à sa nouvelle ambiance ; sa parfaite candeur, son ignorance du monde facilitaient son assimilation. Elle avait certes été un peu étonnée de l’allure plutôt bruyante de quelques amis de sa tante ; mais la correction extérieure parfaite de femmes comme lady Longarey et Mme Duran ne laissait place dans son esprit à aucun mauvais soupçon ; du reste, la nature même de certains soupçons lui était étrangère. Il lui semblait déplaisant que Mme Hurstmonceaux fût aussi familière avec les hommes, mais elle ne voyait là qu’une preuve de la vulgarité qu’elle avait été d’avance préparée et résignée à accepter. D’instinct, elle outrait sa réserve, comme pour témoigner qu’il n’y avait rien de commun entre elle et sa tante ; mais la réaction contre le chagrin est inévitable chez un être jeune et sain, et Sylvaine, tout en songeant continuellement à celle qui l’avait quittée, ne rencontrant jamais dans ce milieu nouveau de rappels aigus à sa douleur, involontairement et à son insu subissait quelque chose de l’atmosphère qui régnait autour d’elle.
Mme Hurstmonceaux débordait d’une sorte de gaieté physique, produit de sa parfaite santé et de sa pleine prospérité ; elle avait passé sa vie à s’amuser et ne comprenait l’existence que comme une partie de plaisir continuelle. Le matin, elle était occupée aux manipulations diverses de sa personne ; puis, de onze heures à une heure et demie, elle sortait, souvent pour des séances de beauté qu’elle ne pouvait obtenir à domicile, ou bien elle recevait ses amis plus intimes dans le salon mauresque. Mais, à partir du lunch, elle s’emparait de Sylvaine. Elles avaient d’étranges tête-à-tête dans le grand salon magnifique, orné de tableaux anciens, de meubles d’art et de bibelots choisis ; rempli de plantes rares, orchidées délicates, azalées roses et blanches, lis odorants. Mme Hurstmonceaux aimait les parfums violents et les répandait à profusion sur sa personne. Elle parlait toujours d’elle-même, de tout ce qui lui appartenait, et prenait une satisfaction infinie à faire les honneurs de toutes ces belles choses à Sylvaine. Elle lui racontait aussi très volontiers ses anciennes conquêtes et combien elle avait été courtisée et admirée ; elle évoquait le beau soleil de l’Espagne et les voyages aventureux dans un pays où il y avait encore des aventures ; à l’entendre, elle avait failli plusieurs fois être enlevée.
— Ah ! ma beauté, c’était vivre, cela ! Et quand je suis venue dans ce pays-ci, je l’ai d’abord trouvé bien ennuyeux ; mais on s’y habitue : maintenant je m’y plais. Vous serez comme moi, surtout l’année prochaine, quand vous pourrez sortir. Je veux donner des bals en votre honneur. Ah ! on vous admirera ; déjà au Parc tout le monde vous regarde.
Ces promenades au Parc avaient d’abord paru une corvée pénible à Sylvaine : il lui avait été souverainement désagréable de prendre place en évidence dans une voiture ouverte auprès de Mme Hurstmonceaux rendue ridicule par ses toilettes juvéniles et éclatantes et son visage fardé ; mais inconsciemment elle s’y accoutumait. Elle voyait dehors d’autres femmes aussi grotesquement attifées, aussi manifestement peintes. C’était un point auquel Mme Delaroute l’avait suppliée de ne pas attacher d’importance.
— Nous observons cela avec nos yeux de Françaises ; ici, c’est différent. — Car Mme Delaroute au bout de cinq jours possédait sur l’Angleterre et la vie anglaise des axiomes dont elle s’était hâtée d’enrichir l’éducation de Sylvaine.
— Votre tante est bonne pour sa famille, charitable aux pauvres, ma petite ; cela vaut mieux que de savoir s’habiller avec goût, et quant à mettre du rouge, sachez qu’autrefois c’était l’étiquette.
Et Sylvaine s’était dit que peut-être Mme Delaroute avait raison. L’ennui profond, qui d’abord lui avait fait croire qu’elle ne pourrait jamais s’acclimater, se dissipait. Il ne lui était plus si horriblement déplaisant de passer, chaque fois qu’elle sortait, devant les trois rois fainéants, poudrés à frimas, culottés de panne bleue, chaussés de soie, qui demeuraient, cariatides vivantes, tout le long du jour dans le hall de la maison. Pour Mme Hurstmonceaux, la vue de ces beaux géants revêtus d’une livrée qui n’était pas de fantaisie, mais celle d’une des plus anciennes maisons d’Angleterre, était une source sans cesse renouvelée d’orgueilleux contentement. Elle ne se lassait pas du plaisir de monter en voiture : le tapis rouge déployé sur le trottoir, le valet de pied en faction, celui qui l’escortait, le maître d’hôtel présidant la cérémonie du haut des marches, toute cette pompe la ravissait. Elle savait que sa voiture était une des plus impeccables de Londres ; et maintenant qu’elle y promenait une nièce distinguée et merveilleuse, rien ne manquait pour faire d’elle une femme à la mode ; les sous-entendus de lady Longarey à ce sujet lui avaient ouvert des horizons illimités. Elle se voyait déjà « présentée » à la reine, ce qui était sa folle ambition, et « présentant » à son tour sa nièce ! Lady Longarey, qui avait beaucoup de sage prévoyance lorsqu’il s’agissait des autres, s’était dit que Sylvaine, pourvue par Mme Hurstmonceaux d’un solide « settlement », serait précisément la femme qu’il faudrait à son neveu Johnny Burney, dont les fredaines désolaient sa mère lady Louisa Burney, sœur de lady Longarey. Les Burney ne possédaient pas un centime, selon l’expression courante, et ne parvenaient à se soutenir que par des prodiges d’équilibre dans le vide rendus plus difficiles tous les jours, et Johnny n’avait aucun sot préjugé qui l’empêchât d’épouser une catholique. Lady Longarey était douée de trop de tact pour rien presser, mais elle s’occupait particulièrement de Sylvaine, et apparemment de la façon la plus aimable et la plus désintéressée. Le colonel Hurstmonceaux avait suivi le conseil que lady Longarey avait donné, et Sylvaine, plusieurs fois la semaine, allait au manège prendre des leçons particulières. Le colonel avait été un cavalier émérite, mais il ne montait plus depuis sa dernière attaque de goutte qui lui avait presque paralysé les mains ; néanmoins, il espérait être en état de recommencer pour accompagner Sylvaine. Hardie, adroite, gracieuse, elle promettait de devenir une amazone remarquable. Le colonel, ravi, sortait de sa torpeur ; il lui disait tout triomphant :
— Vous montez comme une Anglaise.
« Comme une Anglaise » était naïvement dans sa bouche l’éloge suprême.
Mme Hurstmonceaux venait dans la tribune du manège et poussait des exclamations admiratives. Mais ce qui causait à Sylvaine un vrai plaisir, c’était l’apparition à cheval de lady Longarey. Encore extraordinairement mince et souple, dans la plus irréprochable des tenues, sous son voile serré, elle faisait illusion et paraissait une jeune femme. Elle allait se ranger aux côtés de Sylvaine, lui prodiguait les conseils pratiques et les expliquait par l’exemple. Sylvaine se plaisait à sentir la main ferme et douce de lady Longarey se poser sur la sienne pour en rectifier la position, et la voix basse et harmonieuse avec laquelle elle lui parlait reposait de l’organe criard de Mme Hurstmonceaux. Sylvaine trouvait lady Longarey délicieuse et se sentait entraînée par une sympathie très vive vers cette femme qui la traitait en amie et pourtant maternellement. Lady Longarey se croyait toujours sincère, même quand elle ne l’était pas, et elle acceptait comme son dû les expressions de reconnaissance de Sylvaine. D’ailleurs, si dans le cas particulier son amabilité cachait quelque arrière-pensée, il était certain aussi que son inclination la portait à aimer les jolis visages, pourvu, bien entendu, que Jim n’y fît pas attention ; or, M. Mar avait manifesté une terreur tout insulaire de la « demoiselle française » et se contentait, lorsqu’il la voyait, de la saluer d’un air embarrassé ; dans ces conditions, lady Longarey était libre de se laisser aller à son penchant et de prendre Sylvaine affectueusement sous sa protection toute particulière.